Nous avons arrêté de tuer le cochon il y a dix ans.
Jean, qui les élevait et les abattait, Léonce et André, un ancien charcutier, qui les tuait chez les paysans, tous trois sont décédés, ainsi que leurs épouses. Les grands-parents de mon épouse sont morts. Et le dernier des trois couples d’agriculteurs de mon village de la Charente limousine, avec lesquels nous procédions, tous ensemble, chaque année en février, à ce sacrifice immémorial, aux préparations et aux festins qui s’ensuivaient pendant trois jours de rang, est aujourd’hui octogénaire.
Tous nous avaient gardé un cochon de l’année, « bienvenu » entre cent cinquante et deux cents kilos, qu’ils avaient engraissé seize mois durant de patates, rutabagas, navets, choux et de farine de maïs cuits au chaudron, dans un parc (prononcez « par »), une petite pièce au toit bas, pour mieux conserver la chaleur animale l’hiver.
Ce matin de février, on faisait donc sortir notre cochon du parc. Nous étions cinq, avec des cordes pour l’attacher. Surpris dès l’aube de voir autant de monde autour de lui, l’animal comprenait sur le champ quel sort l’attendait. Il s’arc-boutait, grouinait à pleins poumons. Nous le maîtrisions à quatre. Jean, ancien boucher, assommait la bête au merlin à pointe avant de l’égorger. Je m’obligeais à assister au sacrifice, le cœur chaviré. On couchait le cochon inconscient sur une échelle en bois à même le sol, les pattes liées car le corps continuait de sursauter et de donner de furieuses ruades les cinq à dix minutes pendant lesquelles il se vidait de son sang, précieux liquide que l’on recueillait dans une bassine disposée sous l’échelle.
Le cochon exsangue, on l’ébouillantait pour libérer la couenne des poils de la peau ou, mieux, on lui mettait de la paille sur tout le corps qu’on brûlait et qui donnerait un petit goût fumé à la couenne. On le lavait ensuite à l’eau froide, puis on le grattait, la main tenant une boîte de sardine ovale percée de clous, avant de le laver une deuxième fois.
On dressait l’échelle verticalement. Jean éventrait le cochon par le milieu et l’éviscérait. On gardait dans un grand récipient le cœur, le « poumon blanc », le foie, la rate et les rognons. On tirait soigneusement les boyaux, que les femmes allaient laver à la rivière voisine, la Son-Sonnette. On laissait alors refroidir le corps de la bête tout le jour et la nuit suivante, dans le froid de février.
On versait vingt litres d’eau dans une grande marmite avec des rutabagas, des navets, des carottes et des poireaux, des oignons piqués de clous de girofle. C’était la fameuse « soupe de boudins », un bouillon qui servirait à cuire les boudins (faits d’un mélange de sang, de gras et de viande de cochon), et qu’on enrichissait d’une partie de la tête, du cou et du museau, ces bas morceaux incomestibles.
La soupe enfin cuite, on passait ces viandes à la moulinette, avec de nouveau des oignons, deux têtes d’ail, de la ciboulette et du persil. On mélangeait ensuite avec les sept à huit litres de sang, préalablement brassés pour éviter la coagulation, et on y rajoutait de la noix de muscade râpée et du poivre. On laissait refroidir et nous goûtions tous avec le doigt pour voir si c’était assez épicé et salé. On prenait alors un entonnoir, on emboîtait un boyau de trois mètres dessus et on y versait l’épais liquide. Et on ficelait puis re-ficelait le boyau tous les quinze centimètres. Les trente à quarante mètres d’intestin du cochon donneraient donc environ deux cents boudins et saucisses. Pour l’andouille et l’andouillette, on prendrait les plus grands boyaux. On remettait les boudins à cuire à feu doux dans la marmite d’origine où l’on avait laissé une vingtaine de litres de soupe de boudins ; sans bouillir, cette fois, pour ne pas faire éclater les boudins, sauf deux d’entre eux qu’on laissait éclater à dessein pour donner un surcroît de goût.
Le premier plat, le lendemain, du grand repas collectif à douze serait, on l’imagine, la dégustation de la soupe de boudins. Après cette ouverture formidablement odorante, commençait le véritable festin, qu’on appelait « le vif du sujet » : les boudins eux-mêmes et les viandes ! On coupait avec une salade de tomates aux œufs, puis on faisait griller la viande dans la cheminée, un plat d’échine, un autre de côtes, qu’on faisait cuire à la braise et qui étaient servis avec des haricots blancs. On terminait par le café et une petite goutte d’eau-de-vie blanche de Léonce, qui était viticulteur. C’était comme un repas totémique où tous les membres de la fratrie se partagent un même trophée, de chasse ou autre.
Après ce premier festin, on retournait, gaieté au cœur, préparer pâtés, grillons, saucisses. On découennait la peau du cochon en vue du pâté de couenne, couenne (la peau du cochon, sous laquelle il y a le lard, et dessous la viande proprement dite) dans laquelle cuiraient les haricots et les lentilles de nos repas à venir pour mieux les parfumer.
On coupait de tous petits carrés de viande et de gras, qu’on faisait cuire dans une grande marmite en fonte. La graisse en fondant allait cuire les dés de viande (on rajoutait pour plus de goût encore des os d’omoplate, des cotillons et des travers de porc), on salait, on épiçait avec Les quatre Épices, on brassait le tout et on goûtait dans la marmite bouillante. Puis on en ressortait les gros grillons, c’est-à-dire ces viandes accrochées à tous ces os, pour qu’on les sente bien relevés à chaud.
Sans cesser de brasser la marmite, on en retirait les autres grillons à l’écumoire, on laissait égoutter la graisse, et on mettait petits et gros grillons dans des pots au congélateur, ou qu’on stérilisait une fois froids deux heures durant à quatre-vingt-dix degrés dans un stérilisateur ad hoc. On obtenait entre cinquante et soixante bocaux de cinq cents grammes. C’était moi le chef des grillons. Je m’isolais dans l’ancienne écurie, monté sur un tabouret, et, durant huit heures, je confectionnais mes grillons. Pendant ce temps, et sur le même principe, les femmes s’occupaient, elles, des pâtés et de la chair à saucisse (à laquelle elles ajoutaient du vin blanc et du cognac), dans deux marmites distinctes. Elles tiraient le pâté de sa marmite avec une écumoire et le moulinaient très fin, avant de le mettre dans des bocaux de trois cents grammes.
Pendant ce temps, deux autres femmes, la grand-mère de mon épouse et mon épouse elle-même préparaient « la sauce de pire », qu’on appelait tout aussi rituellement la pire des sauces.
Cette sauce se faisait avec le cœur du cochon, « le foie blanc », c’est-à-dire le poumon, le foie noir et la langue, et on y ajoutait un peu de maigre de viande, le tout coupé, là aussi, en petits dés. Les deux femmes rajoutaient des oignons, une tête d’ail, faisaient revenir le tout dans un « câlin », marmite en fonte où l’on câlinait la viande, y ajoutaient une cuillerée de farine, trois verres de vin blanc et deux verres d’eau, jusqu’à ce que tout soit bien roussi et même doré. La viande baignait, elles ajoutaient une pincée de poivre, le quatre-épices, du thym, du laurier, du persil, et elles laissaient cuire à feu doux vingt-quatre heures sur la cuisinière à bois, sans jamais porter à ébullition, en tournant de temps à autre.
Le lendemain, deuxième festin. L’on servirait la sauce de pire. C’était évidemment délicieux. Les douze (le même nombre que les Apôtres) commençaient par le reliquat de la soupe de boudins. Suivaient les grillons (avec des cotillons de porc), puis les pâtés, et on continuait par la sauce de pire, incontournable. Pour finir, je grillais une énorme entrecôte dans la cheminée, que je servais moi-même à toute l’assemblée, moi l’homme de la ville, habillé pour l’occasion en velours côtelé de campagne, en souvenir de mes origines paysannes et en hommage aux présents.
Ce n’était pas fini. Il fallait encore faire le pâté de couenne (avec les oreilles) et les andouillettes. On avait découpé les côtes, les jarrets, les rôtis, les pieds, l’échine. Et il restait encore les jambons. C’étaient toujours les deux jambons des pattes arrière du cochon, bien plus épais que ceux des pattes de devant.
On avait dès le début, en découpant le porc, mis les jambons de côté, suspendus au frais dans l’écurie et protégés par un linge. Le troisième jour, on les massait une demi-heure vigoureusement en pesant de tout notre poids pour les ramollir et vider l’artère fémorale des dernières gouttes de sang qui auraient gâté leur conservation. On piquait la couenne du jambon au couteau, puis on l’aspergeait au vinaigre d’alcool et au cognac, et on la frottait à main nue. Mon épouse préparait ensuite la saumure, sept kilos de sel gris, que je ramenais de l’île de Ré. Dans une bassine, elle ajoutait au sel quatre têtes d’ail écrasé, du laurier, du thym, de l’épice rouge, du poivre et un litre de vinaigre, et j’en frictionnais la couenne des jambons, préalablement piquée. La viande devenue molle, je disposais sur une toile de tissu (un vieux drap de ferme bien propre) un papier sulfurisé. Je mettais une couche de deux centimètres de saumure, je posais le jambon, lardais le dessus et les côtés de saumure, fermais le tout, je l’emmaillotais puis le ficelais jusqu’au manchon afin de « serrer » le sel sur lui. On laissait à plat ce linceul autant de jours que le jambon pesait de livres. Un cochon de cent cinquante kilos donne environ deux jambons de quinze kilos chacun. On laissait donc chaque jambon « cuire » dans sa saumure trente jours, pendant lesquels on le tournait chaque semaine d’une face sur l’autre. Au bout d’un mois, on sortait le jambon de sa gangue de sel, on le lavait, on le séchait au chiffon, on le mettait dans une poche ajourée et on le suspendait deux à trois mois. Ne restait plus alors qu’a le manger, en calculant notre consommation de l’année pile jusqu’au prochain cochon de février de l’année suivante.
Tout cela n’est plus depuis dix ans. Je ne mange plus de boudin ni de pâtés. Je trouve encore parfois les grillons dont la saveur me rappelle ce temps heureux. Quant au jambon, je me suis rabattu sur le Pata Negra.
Léonce, Jean avaient fait la Résistance. Le grand-père de mon épouse avait combattu lors de la Grande Guerre et, vingt ans plus tard, avait fait passer la ligne de démarcation à tous ceux qui fuyaient la zone occupée, puis avait servi la Résistance. Leur humanité à tous, leur modestie me manquent. J’ai conservé cette vieille maison de la grand-mère de mon épouse, où nous tuions et faisions le cochon. Quand nous allons là-bas, nous n’allons pas en Charente limousine, mais chez elle.
Peut-être un jour, dans le futur, quelqu’un trouvera-t-il ce texte dans des archives oubliées de la Charente limousine, et rêvera, qui sait, de passer à son tour trois jours de dur bonheur à fabriquer pour toute l’année à venir les plus beaux mets du monde…
Bonjour,
» Qui sont ces nouveaux antisémites
Qui reprochent à Moïse d’avoir traversé le désert
Sans jamais mettre le pied ‘en Terre Promise’
Jusques à lui reprocher de n’avoir mis
Pas le pied dans la tombe le temps de sa vie…, « .
JPWK