Une jeune femme nommée Marie Lebey a écrit un petit chef d’œuvre, léger et grave. Cela s’appelle Oublier Modiano. Le titre est une belle trouvaille. Il semble parler tout seul. Et il ressemble tellement à du Modiano.
Marie Lebey vient des beaux quartiers de Paris, chers à Aragon, fille et petite fille de haute bourgeoisie, grand-père banquier, qui cachait son origine juive. Elle a passé son enfance entre un appartement interminable, square du Roule, près de la salle Pleyel, et un ancien monastère pour femmes d’une abbaye romane en Picardie, assez sublime, dans le village de Morienval.
Son père s’est tué dans un accident d’avion quand elle avait douze ans ; sa sœur Clara est morte à dix-sept ans, brûlée vive sous un camion. Le jeune Sarkozy en était amoureux. Marie fut mise en pension un an chez les bonnes sœurs, puis devint gardienne de nuit dans un parking, à la Madeleine. Chaque week-end, elle confiait les lieux à une amie discrète, et partait rejoindre dans un palais clandestin de Téhéran le Shah d’Iran à la veille de sa chute. Elle avait dix-sept ans, il lui tint office de père.
1986, coupe du monde de football au Mexique. La France, grâce à Rocheteau, dit l’Ange bleu, bat le Brésil en huitième de finale. Un match d’anthologie. Clouée devant son écran de télévision, Marie Lebey tombe amoureuse de l’Ange bleu, écrit un livre, Ballon de toi, pour le séduire à son retour du Mexique. De fait, ils auront trois enfants, dont un s’appelle Roméo.
Plus tard, elle passait ses vacances à Cabourg, il pleuvait, elle relut tout Modiano, découvrit que son frère à lui était mort quand il avait dix ans, que Modiano, à l’âge adulte, avait volontairement perdu de vue son père à jamais, un homme au passé trouble sous l’Occupation et qui, entre deux pensionnats, lui donnait rendez-vous uniquement dans les cafés (comme Georges Bataille avec sa fille). Elle comprit que l’écrivain non plus ne s’était jamais remis de tout cela et qu’elle pourrait peut-être faire enfin son deuil à elle en exhumant les deux siens, jamais achevés, jamais derrière lui, deuils dont l’accumulation de ses livres, uniformes à leurs variations près, ne saurait venir à bout.
La machine (faire de la littérature avec de l’existence enfuie, du miel avec du brut, et là, du vrai avec du vraisemblable, voire du Même avec de l’Autre) se mit en branle. Appareil photographique en bandoulière et tous les opus de Modiano en main, notre limier littéraire retrouva au Père Lachaise la tombe de Rudy, le frère emporté par une leucémie foudroyante l’hiver 1957, rencontra au-dessus d’Annecy le vieil abbé qui enseigna le français à Modiano, appliquant à celui-ci le traitement auquel lui-même aura continûment soumis ses personnages, les pistant d’adresses vagues en adresses inconnues, d’hôtels de passage en lieux de transit, depuis La Place de l‘Etoile, paru il y a quarante ans, jusqu’à aujourd’hui : arpenter leurs brumes, explorer leur passé mystérieux, déchiffrer une histoire floue, ancienne, Atlantide urbaine qui se dérobe dans le temps, laisse des indices incertains et avive pour longtemps les blessures de la mémoire.
Bref, l’auteure, dans ce petit livre innocent, un brin retors et parodique, modianise Modiano. L’intéressé – la discrétion, l’effacement faits homme – le prit très mal. Lettre de son avocat à l’éditeur de Marie Lebey, arguant d’atteinte à la vie privée. On ne saurait prendre parti. Procédé romanesque, appropriation, vampirisation, substitution, mimétisme, calcul freudien ?
Modiano, se mettant au rouet de lui-même, avait déroulé sur le mode neutre du Curriculum Vitae et du procès-verbal le fil de son enfance volée d’enfant résigné, perdant son frère, délaissé par un père aux activités troubles et une mère comédienne abonnée aux rôles médiocres, dans un livre froid et triste, Pedigree, paru il y a cinq ans.
Quant au mariage mystique au Ciel entre Rudy et Clara, que Marie Lebey, midinette métaphysique, se plait à rêver, qu’aura pensé Modiano de cette idylle fantasmatique, pour le moins osée ?
Venons-en à Oublier Modiano. C’est un libretto drôle, primesautier, profond, tendre, alternant l espiègle, le fragile, l’éphémère et le tragique des choses passées qui ne passent pas, écrit par une éternelle écolière de l’existence, une fille-femme, feu follet un peu braque, comme elle se qualifie elle-même. « Seule la littérature, écrit en conclusion Marie Lebey, peut guérir une histoire d’amour. » C’est du Modiano au féminin, en plus gai, moins gris, plus rapide, sur l’air de « sans importance », avec des pleurs cachés dans un mouchoir.
Mais peut-on « oublier Modiano », en faire ce porteur par procuration de sa propre douleur, le dépositaire des absents qui vous hantent, en faire cet écran, si mince serait-il, entre soi et soi-même ?
Ce livre, alors, serait un acte de foi.
Le surnom de Rocheteau n’est pas l’ange bleu… mais l’ange vert… Il a en effet été l’attaquant emblématique des « verts », joueurs de l’équipe de Saint-Etienne, au temps de leur splendeur…
Cher Herzog,
Nous avons lu ton article. Quelle belle page ! En la lisant, nous n’avons pas perdu espoir qu’il existe une véritable critique littéraire digne de ce nom. En remontant dans notre mémoire, la dernière qui nous séduisait était celle de Jean-Louis Bory. Avec notre amical souvenir. Catherine et Fabrice PS. L’Abbaye demeure un bon repaire pour ceux qui souhaitent écrire et tu y seras toujours le bienvenu.
Écrire, c’est donner à lire. Et lire ne peut se faire sans apprendre à le faire. Or écrire, c’est penser. Et lire, c’est penser la pensée. Donner une pensée à penser, faut-il encore s’assurer qu’il y a penseur là où il y a lecteur. Car Modiano, ça ne se lit pas tout à fait de la même façon que la liste des courses griffonnée sur un rebord de nappe. On a vu souvent des hurlements de haine servir de bolides à l’inexprimable furie d’un cri d’amour. Idem. Un pedigree fut celui d’un homme adossé à nulle face et pas un seul profil, signe que le conducteur de l’auto d’une telle biographie avait fendu la page trop vite pour se laisser identifier. Idem. La diagonale du fou furieux dérape inévitablement vers un univers-charnière, à (ne surtout pas) faire sauter entre deux rives d’une même mer. Idem. To the saleswoman who flowed : «Qui c’est qui veut casser la gueule à Nadine o mouk», on ne colle pas la flicaille au cul, on la prend dans un coin, on cause du dernier disque de NTM, et puis on raconte comment Gainsbarre se conduisait dans la vraie vie, en vrai gentleman, avec les femmes. Idem. Les souffrances ne sont pas identifiables les unes aux autres. Dans la formule «son frère Rudy est mort jeune», bien sûr que «frère», ça compte, ou que ce frère soit, et sien de surcroît, ce n’est pas rien non plus qu’il fût mort, et si tôt, mais dans les six, le terme déterminant est bel et bien «Rudy», et pas n’importe lequel des Rudys, celui qui «est son jeune frère mort». Après… l’identification est un processus passionnant, parfois destructeur, souvent tout le contraire, quand même il reposera toujours sur un malentendu.
Le mot de l’auteur est un baiser de sa bouche. Si les putains n’embrassent pas, de quel type de viol est-il question lorsqu’un lecteur va mal poser sa bouche sur le mot d’un auteur nécessairement absent, et par là, inconscient de ce qui lui est fait? Il est en tout cas imbitable de se rendre compte au réveil que son âme vient de subir les derniers outrages, mais difficile de se plaindre quand on est allé se coucher dans le lit des autres.