Fraçoise Cachin, un portrait

Le monde des musées et des conservateurs français comme des grandes institutions américaines et européennes, est en deuil. Une Grande Dame des musées, ainsi que ses pairs et la presse française, unanimes, l’ont saluée, disparait au moment où l’avenir de ces dépositaires du patrimoine universel, humbles ou magnifiques concentrés du génie humain, Grands Éducateurs à la beauté des choses, est en balance.

Jamais ils n’ont été si nombreux et si fréquentés. Jamais leur fonctionnement et leur finalité n’ont été autant remis en jeu. Habitée par une certaine idée du Service Public et l’amour du Patrimoine, Françoise Cachin se sera dépensée, ici même pour la dernière fois, avec l’intransigeance et la foi qui la caractérisaient, contre la rentabilisation des Musées, leur transformation en entreprises culturelles sommées de s’autofinancer par des expositions-phares au détriment de leurs fonctions patrimoniales et autres. Dans le même esprit, elle aura dit ici aussi tout le mal qu’il faut penser de la marchandisation en marche des collections publiques françaises dans les échanges avec les musées du monde entier. On ne prête plus, on loue, telle est devenue, ici et là, la pratique par défaut, qui pourrait bien, nécessité faisant loi avec la baisse des fonds publics, devenir la tentation dominante et la norme.

Les musées ne sont pas des entreprises, ils ne sont pas à vendre, leurs collections ne sont pas à louer, tel était le credo de cette gardienne des Temples de l’Art. Qui le paya de son excommunication ex abrupto des plus hautes instances culturelles françaises.

Autorité morale « engagée », Françoise Cachin, grande spécialiste et historienne de l’Impressionnisme, fut, tout autant,  un conservateur hors pair, du Musée d’Art Moderne au Musée d’Orsay, et des millions d’amoureux de la Peinture lui doivent, en outre, d’inoubliables souvenirs de félicité, pour, entre autres activités, avoir organisé quelques-unes des plus grandes expositions internationales, Manet, Gauguin, Seurat, Cézanne, Signac, des trente dernières années. À ce titre, lui sera dédiée la prochaine exposition Manet dans son cher Musée d’Orsay, qui lui doit tant, à commencer par ses plus belles acquisitions.

En petite-fille admirative de Paul Signac, maître du néo-Impressionnisme, Françoise Cachin aura été, toute sa vie, la mémoire vivante de ce Stendhal en peinture, esprit scientifique fou de couleurs et de lumière, ami des paysages et des hommes, marin aux trente deux bateaux à voile et bourgeois de Paris, ivre du bonheur de « japoniser », peindre et aquareller, de Saint-Tropez, « une de ces charmantes et simples filles de la mer, poussées dans l’eau comme un coquillage, nourries de poissons et d’air marin et qui produisent des matelots », un éden encore vierge qu’il découvrit en 1892 (allez le voir sur place, au musée de l ‘Annonciade) aux petits ports de pêche de Bretagne, via Venise et Constantinople et les quais de la Seine, que Françoise voyait de son appartement de l’île Saint-Louis, où elle s’est éteinte à l’ombre de ses plus belles toiles.

Qu’on me permette une note personnelle. Nous avions, Françoise Cachin et moi, le même aïeul, Marcel Cachin. Je me souviendrai de ces après-midi de peinture chez la petite fille d’un révolutionnaire, ami de Lénine et fondateur du parti communiste français, et d’un des plus grands peintres de l’Impressionisme français. Je me souviendrai de ses yeux en amandes qui avaient vu et analysé les plus beaux tableaux de l’Art moderne, de sa voix souriante qui les commentait. Je me souviendrai de ces déjeuners sous le Musée d’Art moderne, alors quai de Tokyo, au sortir de ses premières expositions, sur Klee et sur le Futurisme. Je revivrai nos longs échanges d’été sur le Monde d’hier à la terrasse de la Hune, la villa de Signac en vigie au-dessus de Saint-Tropez, tout en humant l’odeur des lavandes, comme sur sa terrasse de Loguivy, au bord de la mer bretonne, face à l’île de Bréhat.

Grande ambassadrice des Impressionnistes, filiale dépositaire de leurs vies et de leurs oeuvres, Grande Dame des Musées français, gardienne du Temple, Françoise Cachin, qui a bien mérité de l’Art et de ses lieux en majesté, peut compter, admise à l’unanimité au paradis des peintres (un Eden qu’en bons libertaires, ils ont brossé eux-mêmes), sur l’accueil fraternel de tous ceux, hommes de l’art et amis des artistes, qu’elle a tant aimés et si bien servis.

Gilles Hertzog
ENTRETIEN AVEC FRANCOISE CACHIN
Gilles Hertzog : Directeur des Musées de France jusqu’en 2001, vous jouissez toujours d’un pouvoir moral de fait, dont témoigne en filigrane le Livre blanc des Conservateurs sur l’état des musées en France.

Françoise Cachin : Je ne sais pas si ce cri d’alarme, dont j’ai eu vent, me doit quelque chose, ou alors de très loin. Mais, pour ce que j’en sais, il met en lumière la dérive des musées de France, dont quelques-uns d’entre nous se sont faits l’écho ces dernières années, tant, petits ou grands, tous ces lieux d’exception, dépositaires du patrimoine français, et tous ceux qui les font vivre, sont conviés désormais à adopter une logique entrepreneuriale, pour ne pas dire mercantile, et non plus de service public. Ou alors voués peu à peu à disparaître, faute de moyens. Cet état des lieux est un événement dans le monde de l’Art, car ce sont les mille conservateurs français qui signent collectivement ce Livre noir, plutôt que blanc, à l’attention des pouvoirs publics mais surtout de l’opinion.

G.H. : Commençons par le début. Vous étiez, presque, de naissance, prédestinée à devenir un jour une Grande Dame des musées, comme vous ont baptisé vos homologues et amis…

F.C. : Le moi est haïssable, disait Boileau. Ma vie ou plutôt ma carrière, si elle présente le moindre intérêt pour autrui, c’est uniquement d’avoir été au service d’une conception de l’Art et du patrimoine comme appartenant à tous. Un principe aujourd’hui battu en brèche.

Rétrospectivement,  les choses semblent avoir eu cette logique que vous dites. Comme le commun des mortels, je suis, peu ou prou, le produit de mes origines. Ma grand-mère était peintre, ses ancêtres étaient miniaturistes, ma mère était peintre. Et son père, mon grand-père, était Paul Signac. J’ai vécu mon enfance dans l’odeur de la térébenthine. Les murs étaient couverts de tableaux. C’était comme si les post-impressionnistes et d’abord Signac, mort un an avant ma naissance, étaient encore là.  Sa bibliothèque était là, tout Stendhal, tout Balzac. C’était un bourgeois libertaire, anarchiste, comme son maître Pissarro, et toute sa bande d’amis peintres, Luce, Steinlen, Cross, Van Rysselberghe. Il avait connu Van Gogh, qu’il était allé voir à l’asile de Saint Rémy. Il avait dirigé le Salon des Indépendants jusqu’à sa mort en 1935. Il avait été le mentor de Matisse, qui peignit son célèbre Luxe, calme et volupté après un séjour dans sa maison-vigie de la Hune, au-dessus de Saint-Tropez, ce « charmant petit port » comme le décrivit Signac qui, à bord de son voilier l’Olympia, l’avait, le premier, découvert un jour de 1896. Tout enfant, j’ai eu de la sympathie pour ce grand-père invisible et si présent, puis de l’admiration pour ce virtuose, après Seurat, du pointillisme –les « ripi-points », dont se moquait Gauguin- et du divisionnisme. Une toile de Signac, ce sont des milliers et des milliers de touches minuscules, toutes chromatiques. Un travail à n’en plus finir, complètement fou. On comprend qu’il soit devenu plus tard, pour se reposer et se détendre, et parce qu’il était marin lui-même, cet aquarelliste de génie des ports français et des derniers grands voiliers au long cours, que présente en ce moment même, après celui du Havre, le musée de Roubaix.

Ma mère me faisait poser, et cela m’ennuyait à mourir. Pour m’échapper, si je puis dire, je me suis, adolescente, intéressée à la peinture dans sa relation à la littérature, et j’ai fait ma thèse, alors élève d’André Chastel, le grand historien d’art de la Renaissance, sur le critique et théoricien de la couleur Félix Fénéon et l’impressionnisme. Après, cela a continué…

G.H. : …Et n’a plus cessé. Vous avez passé, la première, le concours extérieur des conservateurs, et êtes entrée dans le monde des musées. Ni Orsay ni Beaubourg ni le Grand Louvre ni le musée des Arts premiers quai Branly n’existaient alors…

F.C. : On a peine, en effet, à le croire. Le musée d’Art moderne, où j’ai débuté avec une exposition sur le Futurisme puis sur Klee, après des stages à l’Orangerie, au Louvre, à la Malmaison, et à Ajaccio où j’apprenais le métier – les réserves, les accrochages, les restaurations, les attributions – était encore quai de Tokyo. Les musées n’étaient pas du tout ces lieux-stars qu’ils sont devenus sous François Mitterrand et Jack Lang, et qu’ils sont plus encore aujourd’hui. Avec Jean Leymarie, je vais procéder à des acquisitions d’œuvres et à l’installation des collections du Musée d’Art moderne à Beaubourg. Mais tout va véritablement commencer avec l’exposition Manet, que j’organise au Grand Palais en 1983, qui connaît une affluence record. Puis c’est l’ouverture d’Orsay en 1986, dont on me confie les rênes. Accrocher des tableaux dans le décor de Gae Aulenti et ses murs monumentaux n’était pas évident, pas plus que faire cohabiter l’Impressionnisme et ses ennemis jurés, les grands peintres pompiers du XIXème siècle (ils dormaient au purgatoire, dans les réserves du Louvre), le tout dans une gare de chemin de fer. Les Impressionnistes, jusque-là, logeaient au Jeu de Paume, aux Tuileries, totalement à l’étroit. La plupart des Degas étaient dans des réserves ! Quant aux sculpteurs, on ne montrait pratiquement rien. Là, « on déballe », si je puis dire. Cela a été une redécouverte. Et cela, polémiques à l’appui sur la présence, iconoclaste ou pas, des peintres académiques, a marché au-delà de toute espérance. En parallèle, je vais pouvoir monter au Grand Palais les expositions monographiques Gauguin en 1988, Seurat en 1991, Cézanne en 1995 et, pour finir, Signac en 2001, ainsi qu’à Orsay la Collection Barnes, en 1993, jamais sortie de Philadelphie et qui était jusque là restée invisible au grand public. Toutes les grandes expositions sont des coproductions avec l’étranger. La décision se prend à la réunion des Musées nationaux, qui réunit à intervalles réguliers tous les conservateurs, la Direction des Musées de France tranche, et la RNM sera l’organisateur et le bras financier. On se met d’accord avec les grands musées prêteurs, pour les échanges et la tournée internationale de l’exposition. Le jour venu, les conservateurs du monde entier arrivent avec les tableaux sous le bras ou presque, assistent à l’accrochage, font leurs commentaires. Le moment est grave, parfois magique, toujours enrichissant. Organiser ces expositions en majesté est un travail de chef d’orchestre jouant une œuvre majeure du répertoire avec une Philarmonique au grand complet. Travail scientifique, écriture des catalogues, monographies, achats d’œuvres ou donations – Berthe Morisot par Manet, l’autoportrait au Christ jaune de Gauguin, L’origine du monde de Courbet –, collaboration et échanges avec les grands musées étrangers, américains en tête, cela aura été une période bénie pour la conservatrice amoureuse de l’Impressionnisme que je suis.

G.H. : Pour le public aussi, qui vient en masse. Suite à ces expositions-phare, vous êtes nommée Directeur des Musées de France en 1994. Fin de la période bénie ?

F.C. : J’étais plutôt, par nature, un électron libre. Cette nomination à un poste de gestionnaire m’a paru une bizarrerie. A la guerre comme à la guerre :  je l’ai prise comme un défi. La vogue des musées bat alors son plein. Outre Paris, avec le Grand Louvre, il s’en ouvre partout. Ce sont, plus que jamais, des instruments de prestige. Les villes de province les rénovent à tout va. Les grands musées nationaux, le Louvre, Orsay, Versailles, conquérant, quoi que j’en ai et que je fasse, leur autonomie –d’où aujourd’hui, d’emblée prévisibles, ces dérives- et se détachant de la Réunion des Musées Nationaux qui les coiffait pour fonctionner comme des entreprises culturelles, c’est aux musées de province, en priorité, que je vais m’attacher, y faire multiplier les œuvres en dépôts du Louvre et d’ailleurs. Tout en faisant voter au Parlement la même loi d’inaliénabilité des œuvres et des collections, à l’encontre des municipalités tentées ici ou là, comme, par exemple, à Rennes, de combler leur déficit budgétaire en vendant – elles en avaient le droit jusque-là ! – tel chef d’œuvre… Dans le même esprit de mise en valeur du patrimoine français où qu’il soit, avec l’épouse de l’ambassadeur américain à Paris, nous  montons une structure d’échange, FRAME, entre ces musées de province français, qui regorgent de trésors mal connus, et leurs homologues américains. Quelques expositions retentissantes aux Etats-Unis sont les choses dont je suis la plus fière.

G.H. : Vous avez dû, beaucoup moins drôle, régler la question des œuvres spoliées durant l’Occupation par les Nazis, et, faute de provenance connue, en garde dans les collections publiques.

F.C. : J’ai fait organiser, en collaboration avec de grandes institutions juives américaines et les pouvoirs publics français, des recherches, des expositions, des colloques, et les restitutions, en parallèle avec la commission Mattéoli sur l’indemnisation des biens juifs spoliés durant la guerre, furent menées à bien. Lors de l’ouverture du Musée des Arts premiers, cher à Jacques Chirac qui le voulait au Louvre tel une revanche des Arts Primitifs sur les Arts occidentaux, et que je persuadai de leur consacrer un musée en propre, des pièces pillées au Nigéria avaient été acquises. « Pas d’œuvre volée dans les Musées », déclarais-je alors, et elles retournèrent toutes au Nigéria. Autres affaires pénibles : Van Gogh, qui, avec Léonard de Vinci et sa Joconde et Vermeer, est l’artiste qui agite le plus les faiseurs d’énigme. Toute une campagne se développe un beau jour sur le thème toujours payant : les musées sont pleins de faux Van Gogh. J’ai fait passer au laboratoire toutes les toiles d’Orsay. La polémique s’est éteinte comme elle était née. Toujours Van Gogh, mais, cette fois, un tableau classé, donc interdit de vente à l’étranger, pour lequel son propriétaire fit condamner l’Etat français à lui verser 150 Millions de francs de dommages et intérêts. Une bataille perdue. J’en rage encore.

G.H. : Venons à de toutes autres batailles, après votre départ de la Direction des Musées de France…

F.C. : Elles aussi perdues.

G.H. : Pour toujours ?

F.C. : J’en ai peur. Avec d’autres, à commencer par Jean Clair, premier conservateur du musée Picasso à l’Hôtel Salé et aujourd’hui académicien, avec Michel Laclotte, ex-directeur du Louvre,  Roland Recht, du Collège de France, Didier Rykner de La Tribune de l’Art et quelques autres, nous avons joué en vain les gardiens du Temple.

G.H. : Ce fut l’affaire du Louvre d’Abou Dhabi, en 2007.

F.C. : Nous l‘avons appelé Le Louvre des sables, voire le Las Vegas. Mais revenons quelques années plus tôt. Il y a déjà un musée, le Guggenheim, pour ne pas le nommer, musée privé (comme tous les musées américains sauf, la National Gallery de Washington) qui, depuis toujours, loue ses œuvres, alors que pour toutes les autres institutions, l’échange est la règle. Sauf que le coût des expositions de prestige explosant, puisque l’on passe de 80 œuvres en moyenne à 200 pour en mettre à chaque fois un peu plus « plein les yeux » et attirer un public toujours plus nombreux, les musées se mettent peu à peu à facturer l’emballage, tel frais d’expédition, puis d’exposition, d’autant que les frais d’assurance explosent à leur tour, avec la multiplication par deux voire trois, du nombre d’œuvres et l’explosion de leur valeur sur le marché de l’art. Du coup, le mécénat devient de plus en plus une nécessité. Au Louvre, on passe en quelques années de trois personnes à dix-huit à la recherche de mécènes. Bref, le cercle vicieux est en marche. Une logique économique et commerciale supplante une logique de service public, et, plus encore, une démarche avant tout de connaissance et de culture. Le succès coûtant de plus en plus cher, il faut qu’il soit toujours plus grand et donc toujours encore plus cher. L’argent devient le nerf de la guerre, dans le monde jusque-là à l’abri du marché et vivant sur fonds publics des Musées français. De prêteurs, certains vont devenir loueurs. A commencer par le Louvre, qui, en 2006, va louer le Et in Arcadia ego de Poussin, le portrait de Castiglione par Raphaël et le Jeune mendiant de Murillo, au musée d’Atlanta pour la modique somme de 13 millions d’Euros. Bref, la recherche de l’argent devient chez maints conservateurs une obsession, d’autant qu’avec la Crise, l’Etat réduit ses budgets à la Culture. Une chose en entraînant une autre, les gestionnaires, énarques et autres, prennent de plus en plus le pas sur les conservateurs. Et le sommet est atteint un beau jour de 2007, quand, sans le moindre préalable et à la stupéfaction générale, le Louvre annonce tout de go qu’il va prêter, contre plusieurs centaines de millions d‘Euros, ses compétences et son savoir-faire ainsi que louer pour trente ans une quantité d’œuvres (lesquelles non précisées) en vue de la création d’un musée, à Abou Dhabi, un émirat financier et balnéaire de 700. 000 habitants dans le golfe Persique, non loin des côtes iraniennes. Où la France, conjointement, crée une base militaire… Comme, en outre, on s’imagine aisément que le nouveau banquier du Louvre n’entend pas pour le prix se faire prêter des œuvres de second rayon, ou sorties des réserves, l’inquiétude est à son comble.

G.H. : Le loup étant dans la bergerie, vous sortez du bois.

F.C. :  Mal nous en a pris. Jean Clair, Roland Recht et moi-même publions dans Le Monde une tribune intitulée Les musées ne sont pas à vendre, qui se conclue sur ces mots : «  Que l’on puisse rêver d’un monde où circuleraient librement les hommes et les biens de consommation est légitime. Mais les objets du patrimoine ne sont pas des biens de consommation, et préserver leur avenir, c’est garantir pour demain leur valeur universelle. » Quelque temps plus tard, sur ordre du Ministre de la Culture d’alors, Michel Laclotte et moi-même sommes exclus de la Commission des Musées Nationaux, qui, sous la houlette de Michel David-Weill, grand donateur et mécène, décide des acquisitions d’œuvres convoitées par tel ou tel musée de France. Quelque temps plus tard, sur injonction du conseiller diplomatique de l’Elysée, ex-ambassadeur à Washington, je serai « virée » de FRAME. Pierre Rosenberg, ex-directeur du Louvre quittera le Commission, par solidarité avec Laclotte.

G.H. : Et nous en revenons à ce Livre blanc des conservateurs de musée français.

F.C. : Son contenu, pour autant que j’en sache, me met du baume au cœur. Il dit plusieurs choses, de pure évidence. D’abord, il décrit la situation tragique de certains musées de province, loin des vitrines que sont le Louvre ou Versailles, et où tout manque, personnel, réserves en péril, surchargées, non préservées, collections en caisse faute de place ou de protection sûre, locaux dégradés, aménagements reportés faute de crédits, etc… En un mot, après une période faste de trente ans, nous sommes entrés dans l’ère de la grande misère des musées français, stars exceptées. Ce manifeste ajoute que tous les musées ne peuvent pas faire du Monet et remplir leurs caisses avec des expositions rentables. Il est illusoire de penser que les musées pourraient s’autofinancer. Si rien n’est fait, prédit ce Livre blanc, les fermetures de musée se multiplieront. Il faut savoir que le Louvre, avec ses dix millions de visiteurs annuels –un « record du monde » qui laisse parfois perplexe sur sa signification- et quelques autres « locomotives » sont les arbres qui cachent la forêt. Enfin, les conservateurs se voient de plus en plus supplantés par des administrateurs-gestionnaires, ainsi à Versailles, Fontainebleau, le Quai Branly, ailleurs encore.

G.H. : La tendance est irréversible, la lutte sans espoir ?

F.C. : Non. On a, je l’espère, atteint un point limite. Et cela commence à bouger. L’Hôtel de la Marine, sur la place de la Concorde, qui devait être privatisé, est en passe, sous la pression de personnalités politiques et du monde de la Culture, de rester dans le patrimoine national. C’est un symbole et peut-être un début. Mais il reste tout à faire. En ce moment, le Kunsthaus, le musée d’Art moderne de Zurich, présente une rétrospective des œuvres de Picasso exposées en grande pompe à Zurich en 1932, première exposition internationale de l’artiste. Ce fut un triomphe. Pour l’anniversaire de l’événement, tous les grands musées du monde ont prêté les mêmes œuvres passées en leur possession, qui y figuraient il y a quatre-vingt ans. Tous. Sauf le musée Picasso, à Paris, qui s’y est refusé. Pendant ce temps, ce même musée Picasso, fermé jusqu’en 2014 pour des travaux d’agrandissement, fait circuler ses collections de Madrid à Tokyo contre plusieurs millions d’Euros de location chaque année. L’œuvre d’art, les collections publiques, les musées sont assimilés purement et simplement à des marchandises.

G.H. :  Restent l’art et votre amour des peintres, qui est celui de millions de gens qui doivent aux artistes ainsi qu’à vous et vos homologues de grands moments de félicité tout au long de l’existence. Dernier de ces moments en date, l’exposition Images d’une capitale, les Impressionnistes à Paris, qui vient de se clore à Essen, dont vous êtes le commissaire.

 

F.C. : Je ne voudrais pas employer de grands mots sonores, mais cette exposition est un peu mon testament artistique.  J’y ai réuni la plupart des artistes que j’aime, peintres  français et étrangers autant que photographes, qui nous ont légué l’image d’un Paris dans la deuxième moitié du XIXème siècle, de Baudelaire et Zola jusqu’à la Belle Epoque, en plein bouleversement haussmannien, se modernisant intra-muros et s’industrialisant en banlieue à marches forcées, la Ville-Lumière en proie à un progrès formidable, le Paris, oui, de la Belle Epoque, mais tout cela au prix de destructions, de révolutions sanglantes, dont la Commune, de misères de toutes sortes, que tous ces artistes ont su magnifiquement exprimer et traduire. Il y a là Caillebotte et son Pont de l’Europe, Monet et ses gares, Pissarro et les Grands boulevards, Signac avec Les gazomètres de Clichy,  L’omnibus Panthéon-Courcelles de Bonnard,  le Louvre et le pont du Carrousel la nuit de Luce, une Rue Lafayette de Munch, Le bal du moulin de la Galette de Renoir évidemment, venu de mon cher Orsay, et 120 photographies d’époque de la Tour Eiffel, du Sacré Cœur en construction, venues pour beaucoup du musée Carnavalet. Tout est venu de France, des musées américains et européens, de Russie, de collections privées. Tout a été prêté. Gratuitement.  Un  regret toutefois : non que nul représentant de Paris n’ait daigné honorer de sa présence cette exposition, lors de son inauguration, mais que celle-ci, faute d’intérêt officiel, ne viendra pas sur les bords de la Seine.

Un commentaire

  1. Grande dame, sans aucun doute — mais personne n’est a l’abri d’une erreur d’attribution regrettable : « Le moi est haissable » est de Pascal, et non Boileau (quelle curieuse idee). Heureusement, Mme Cachin avait des connaissances plus sures en peinture qu’en litterature ou en histoire — ici, il faut quand meme rappeler que le metier de « marchand d’art » est fort ancien, qu les tableaux ont longtemps servi de monnaie diplomatique, et que les musees publics sont une invention recente, qui a montre ses limites (je prefere parfois une oeuvre d’art dans un lieu de culte ou un appartement prive, pas vous?). Si les conservateurs ont raison de s’opposer aux projets du genre « Las Vegas des sables », leur manie de l’accumulation dans les musees (i.e., sous leur controle) est parfois maladive. Enfin, il ne faut retenir que les realisations et les combats courageux de Mme Cachin, pour le reste, « Pereant barbari administratioque! » Pardon pour l’absence d’accents, et merci pour la qualite de votre publication, que je lis aux Etats-Unis.