Yann Moix à Brasilia (Troisième entretien)
Yann Moix partage actuellement son temps entre Paris, Berlin et Brasilia. L’écrivain a accordé à nos confrères de la revue brésilienne Nova Antropofagia une série de cinquante entretiens que La Règle du Jeu commence dès ce jour à publier intégralement. Lire le deuxième entretien de la série.
Limite ultime, délai ultime, point gris… Tout cela semble donc décrire la même chose. Un point de basculement.
Oui. Le point de basculement du passé vers le présent, du présent vers le futur, de l’ancien vers le neuf. Un nouveau monde nous ouvre ses portes, une « nouvelle partie », dit Klee dans une conférence intitulée « De l’art moderne », « révèle d’autres dimensions, propose une tout autre direction menant dans une région écartée où le souvenir pâlissant des dimensions déjà parcourues risque de faire défaut ». On note, dans ses propos, l’utilisation de l’adjectif « pâlissant », qui rappelle précisément ce que nous disions sur l’aube. L’aube s’insinue, advient, quand la nuit devient pâlissante, lorsqu’elle s’efface graduellement pour faire place à quelque monde lavé, nouveau, et on devrait dire : inédit. Le point gris, zone de la nuit pâlissante, fait basculer vers un monde de dimensions non déjà parcourues, vierge de toute mémoire, propice à toute proposition d’aventure encore non vécues par personne. Il y a là l’idée, assez extrême, d’une mémoire qui doit aussi savoir faire le vide pour que l’aventure humaine sache, et puisse, se renouveler. L’idée n’est pas, bien sûr, de faire table rase du passé, ce qui relèverait de la barbarie, mais de savoir, consciemment, désapprendre, dé-connaître avec la même science que nous mettons parfois à apprendre et connaître. C’est un problème qui passionne Klee… Dans un petit texte, « Approches de l’art moderne », parlant de Delaunay, il pose l’hypothèse d’une « destruction par amour de la construction ». Une des raisons pour lesquelles Boulez est fasciné par Klee, dont il s’est si souvent inspiré pour consolider (ou déconsolider !) son univers musical, réside d’ailleurs là. Le dimanche 12 novembre 1972, Boulez est l’invité de l’émission Le musée imaginaire. Je vais vous la montrer. Vous allez voir, ce qu’il dit nous intéresse de près.
[Yann Moix enclenche une cassette VHS dans un magnétoscope des années 90. L’émission commence. Derrière Boulez, une toile agrandie de Paul Klee. Impression que Boulez est installé dans une sorte de vaisseau spatial visitant le monde de ses œuvres préférées.]
Pierre Boulez : « Je ne trouve pas que la mémoire joue un rôle très important, chez moi en tout cas. Ma mémoire fonctionne avec une irrégularité très bonne, chez moi en tout cas car elle me préserve d’accumuler. On accumule de nos jours beaucoup trop de connaissances et de mémoire. Et à mon avis, c’est le signe des civilisations qui meurent. On a parlé beaucoup de gardes rouges, il y a quatre ou cinq ans. On a trouvé très sacrilège qu’ils brisent des statues – d’une valeur inestimable. Et je trouve que les civilisations autrefois, qui étaient très sanguines, n’avaient pas peur de s’extraire un peu de sang quand il y en avait de trop. Et je trouve que de nos jours, il y a un problème, qui est le problème de la mémoire. Il y a beaucoup trop de mémoire. Il y a beaucoup trop de mémoire présente partout. Et tout le monde tient à se situer parmi toutes les composantes de l’univers possibles et imaginables. On se situe à la fois dans l’Histoire, dans l’espace par une référence à toutes les cultures et finalement, ça devient intimidant. »
[Yann Moix appuie sur pause ; Boulez se fige sur son fauteuil design blanc.]
Ca va assez loin…
N’est-ce pas ? (Rires) Ce que décrit ici Boulez, sans le savoir, c’est le point gris. Et vous voyez à quel point ces propos peuvent paraître extrêmes, loin de tout politiquement, culturellement correct, puisque Boulez ne s’émeut pas de la destruction de statues anciennes… Mais je voudrais apporter une précision qui me semble d’une extrême importance. Ce qu’il appelle mémoire, en vérité, est improprement nommé. Ce n’est pas de la mémoire, qu’il parle, mais du patrimoine. Ce n’est pas la mémoire, qu’il condamne, c’est le patrimoine. Car en effet, la mémoire est tout le contraire de ce à quoi Boulez s’en prend. La mémoire, précisément, est ce qui permet à l’humanité de se délester du passé. Pas de s’en débarrasser, de s’en délester : de s’alléger. La mémoire est ce qui permet au passé de continuer à vivre dans le présent, au présent, sous forme de présent. Entendons-nous bien : la mémoire n’est pas une forme simplifiée du passé, elle n’en est ni une caricature, ni un schéma, ni une forme éthérée. La mémoire est la forme que prend le passé dans le présent pour que le passé ne soit pas confondu avec le dépassé. La mémoire est, disons-le ainsi, la forme vivante du passé. Le contraire de la mémoire, c’est la commémoration. Et, d’une certaine manière, le contraire de la mémoire, c’est l’Histoire. L’Histoire, c’est la manière de fixer dans le passé, comme on pique des papillons sur le liège, des événements qui ont eu lieu. L’Histoire est donc là pour ranger dans un tiroir du temps, à son emplacement, un événement qui ne reviendra plus. Je ne dis pas que l’Histoire est quelque chose de mort, qui n’interroge pas le présent, mais simplement elle est là pour comprendre ce qui n’est plus, ce qui ne sera jamais plus. L’Histoire est une actualisation perpétuelle de notre connaissance du passé. Mais elle ne fait pas vivre le passé, elle ne le fait pas continuer. L’Histoire reconnaît que le passé est sa matière première : et cette matière première, qui n’a peut-être pas livré tous ses secrets (ce qui fait que l’Histoire est bien vivante) est révolue. L’Histoire admet que le passé ne bouge plus, qu’il est inscrit sur une ou des dates. Les dates sont fixes, et ce qui bouge, ce qui est mobile, c’est notre travail sur ces dates. L’Histoire se meut autour de dates et d’événements fixes, parfaitement immobiles. L’historien est en orbite autour de ces dates qu’il étudie. Suivant l’altitude à laquelle il se place, selon que son orbite est très proche de la date ou très lointaine au contraire, son instrument peut varier, il peut changer de focale. L’Histoire se meut autour d’une date, d’un événement fixe. Et lorsqu’elle étudie les conséquences de cet événement, elle ne modifie pas la date de cet événement : elle veut comprendre sa manière d’irradier, de se propager. Il en va différemment de la mémoire. La mémoire, elle, est ce qui permet au passé de changer perpétuellement de coordonnées sur l’abscisse du temps. La mémoire consiste à se placer dans les conditions exactes, notamment par la prière, qui est transmission, qui prévalaient il y a deux mille ans. Kippour, par exemple, n’est pas une célébration historique. On n’étudie pas la chute du Temple, chez les juifs, mais on prie de la même manière que ceux qui prièrent du temps que le Temple existait encore, était encore debout. On a fait glisser l’existence du Temple dans le temps, de telle sorte que, en dehors de toute considération historique, de manière totalement inverse et contraire à l’Histoire, le Temple puisse arriver intact jusqu’à nous : ce qui permet ce miracle, c’est cela que j’appelle la mémoire. Et vous voyez que c’est, précisément, par un allégement total, ou quasi total, de l’événementialité historique (avec son bagage de références et de dates) que le passé parvient, intact, jusqu’à nous. Il a diffusé. Il s’est insinué jusqu’à nous sans perdre ni sa texture, ni son grain, ni sa personnalité, ni sa teneur, ni son parfum. Il n’a pas été abîmé : il arrive frais. La mémoire a permis la diffusion de ce passé par transmission, et le rôle de la transmission n’est pas d’alourdir, mais d’alléger. Toute date à retenir serait un handicap. Les juifs savent que la mémoire humaine a des limites (et là, il s’agit de comprendre le mot mémoire sous son aspect strictement cognitif) : ils n’ont rien simplifié, ils n’ont rien trahi de leur passé, de leur originellité, ni de leur originalité du coup. À aucun moment la mémoire, ici, n’a été un processus de vulgarisation. Mais le passé, la chute du Temple par exemple, ou ce qui s’y déroulait avant sa chute, a été, tout simplement ramassé, densifié sous une forme rituelle via la symbolisation (qui peut se manifester aussi par la légende, par l’art). Une manière de faire passer le passé dans le présent si j’ose dire, de le faire parvenir et surtout advenir jusqu’à nous, peut passer par le symbole. Car le symbole n’est pas une simplification : le symbole est une densification. Le symbole est là, justement, pour faire en sorte que rien ne se perde en chemin. Le symbole n’est pas une simplification : le symbole est une condensation. Alors que l’Histoire a comme principe de se mouvoir autour de quelque chose de fixe, d’immobile, de mort, la mémoire a comme principe, au contraire, de se fixer sur quelque chose qu’elle fait se mouvoir, qu’elle rend mobile, et donc vivant. L’Histoire bouge autour d’un passé mort, la mémoire s’immobilise sur un passé vivant.
Boulez confond donc ici Histoire et mémoire…
Oui. Il confond héritage patrimonial et héritage mémorial. Héritage historique et héritage a-historique. Écoutez bien ce qu’il dit : « Il y a beaucoup trop de mémoire présente partout. Et tout le monde tient à se situer parmi toutes les composantes de l’univers possibles et imaginables. » Il dit : « se situer ». C’est donc, implicitement, « se référer », et se référer à quoi ? Aux dates fixes, aux événements immobiles que je viens d’évoquer et qui sont de nature historique, non mémoriale. Il y a dans l’Histoire un mouvement en arrière, et dans la mémoire un mouvement en avant. Dans le cas de l’Histoire, il s’agit de se « référer », de se « situer », et par conséquent de partir de nos connaissances présentes pour visiter le passé ; dans le cas de la mémoire, il s’agit de partir de nos connaissances passées pour visiter le présent. L’Histoire éclaire le passé avec l’intelligence du présent ; la mémoire éclaire le présent avec l’intelligence du passé. De toute façon, on voit bien que Boulez confond mémoire et Histoire, ou du moins qu’il les intitule l’une et l’autre indifféremment. Écoutez-le encore : « On se situe à la fois dans l’Histoire, dans l’espace par une référence à toutes les cultures. Et finalement, ça devient intimidant. » La mémoire, voyez notamment la mémoire juive, ne se situe absolument pas dans l’Histoire et absolument pas dans l’espace : c’est une mémoire qui s’est construite en-dehors de l’Histoire et, surtout, en remplacement de l’espace que le peuple juif n’a pu avoir, n’a pu posséder. Le Talmud est mémoire – c’est une sortie de l’Histoire et un acte d’annexion du seul pays qui fût longtemps accessible aux juifs : le temps. Que le patrimoine intimide, cela est normal : il est encombrant et nous regarde de haut. C’est le coup des pyramides et de Napoléon : « Soldats, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ». La mémoire, évidemment, agit une fois encore à l’inverse : avec elle, ce ne sont pas les Patriarches qui vous contemplent, mais c’est vous qui contemplez les Patriarches. Et c’est pourquoi Paul Klee, à mon avis, est le peintre absolu de la mémoire. Dans cette conférence que je citais tout à l’heure, consacrée à l’art moderne, il dit : « À chaque dimension qui s’efface dans le temps, nous devrions dire : ‘‘Tu es en train de devenir le passé, mais il se peut que nous nous retrouvions en un point critique, et peut-être propice, de la nouvelle dimension qui te rendra au présent.’’ » Voici pour moi la plus belle des définitions, sans conteste (et l’on retrouve notre « point gris », ici nommé « point critique »), de ce qu’est la mémoire, et de ce que n’est pas, ne peut être l’Histoire. Notez bien : « en un point critique, et peut-être propice. » Nous y reviendrons. Car c’est ce point critique dont parlait mal, mais parlait bien, Boulez.
Propos recueillis par Nelson de Oliveira.
MONSIEUR MOIX……..JE SUIS FRANCAIS ET HABITE RIO DE JANEIRO….VOUS NE FAITES JAMAIS DE CONFERENCE EN DEHORS DE BRASILIA?