Elles sont trois. Elles appartiennent à la meilleure bourgeoisie copte et musulmane. Elles ont toujours détesté le régime de Moubarak. Année après année, elles se sont employées contre vents et marées à mener à bien des programmes de base au profit des oubliés de Dieu et de l’État égyptien. Ce ne sont pas des dames patronnesses, pas des sœurs de charité, pas même des humanitaires. Elles sont d’abord des citoyennes révoltées, hier encore en rupture de ban avec l’Égypte officielle, qui, tout en désespérant de leur pays sous la botte, victimes de l’immobilisme, de la corruption et de la bureaucratie, n’avaient pas baissé les bras et qui résistaient, projet en main, à la démission et à la résignation générales, se substituaient jusqu’au tréfonds de la Haute Égypte ou dans les quartiers miséreux de la banlieue du Caire, aux fonctionnaires incompétents, absents ou corrompus, aux administrations aux ordres d’un État qui traitait les pauvres et les déshérités par le mépris et le bâton, s’était constitué pour lui-même en caste prédatrice, gigantesque corps parasite gangrené par le népotisme, le clientélisme et monnayant tous ses services, jusqu’aux plus quotidiens, aux Égyptiens quels qu’ils soient.
En 2005, lors de la campagne présidentielle, le candidat Moubarak avait lancé, après 25 ans passés à ne rien faire en ce sens à la tête de l’État égyptien : « Une école pour 13.000 villages d’Égypte ». Magy Mahvous n’avait pas attendu Moubarak et ses promesses répétitives pour lancer seule un programme de classes primaires dans des villages de Haute Égypte où il n’y avait nulle école et où l’illettrisme faisait des ravages, à commencer chez les filles. Une classe coûte 15.000 euros. Elle a trouvé l’argent auprès de Fondations étrangères, a dû vaincre la méfiance des autorités locales (de l’argent étranger ? Enquête ! Deux ans de paperasserie avant d’obtenir la moindre autorisation, pour s’être refusée à backchicher), vaincre l’opposition des autorités villageoises et des imams de village, face à cette intrusion « étrangère » (Quel est votre intérêt caché ? Une école pour filles, à quoi bon ?). Résultat : des dizaines de classes, dans des villages isolés.
Aujourd’hui, la question se pose pour elle, comme pour toute la nouvelle génération de la place Tahrir : faut-il investir, pour le réformer de l’intérieur autant que pour pouvoir agir en grand, un État et une administration hier encore ennemis publics n°1 des Égyptiens et hostiles aux projets citoyens qui dévoilaient au grand jour son impéritie ? Faut-il, par exemple, investir le ministère de l’Éducation nationale, bousculer son administration poussiéreuse, et lancer sans attendre une campagne nationale « Mille écoles pour l’Égypte », en dégageant les moyens sur les fonds du ministère ? Tout le monde est bien conscient qu’il faut profiter de la fenêtre d’opportunité qu’a créée la révolution de janvier, pour s’emparer de quelques leviers indispensables à la transformation démocratique de la société égyptienne et lancer quelques grands programmes de base, dans l’Éducation, la Santé publique, le Droit des associations. Car, dans quelques mois, tout risque de se refermer. La formidable pesanteur de la bureaucratie égyptienne risque de reprendre peu à peu le dessus, digérer les réformes et les dissoudre dans les mille et uns canaux administratifs de toujours où finissent la plupart des projets qui remettent en cause la routine, l’inertie paresseuse du fonctionnaire égyptien.
Je cite à Magy Mahvous le précédent français du CNR en 1945, le programme du Conseil National de la Résistance. La Libération venue, ce programme, qui avait été conçu durant la Résistance, et qui allait des gaullistes aux communistes, lança en quelques mois la Sécurité sociale, les nationalisations et quelques autres réformes qui forment encore aujourd’hui le socle des acquis sociaux des Français. Un an plus tard, c’était fini. L’administration française, la même qui avait si bien servi Pétain et Vichy, et s’était faite discrète à la Libération, avait, un an plus tard, repris son pouvoir silencieux et le contrôle de ses territoires de toujours. Fin des réformes. Alors mettre un pied « dedans », dans le système hier honni, tout en gardant sa liberté d’agir avec un pied « dehors », tel est le dilemme de cette jeune Égypte en mouvement, qui doit s’inventer chaque jour dans l’urgence et n’a confiance qu’en elle-même, mais doit aussi, qu’elle le veuille ou non, s’approprier l’appareil d’État et le rénover pour ne pas se voir confisquer par le système les espaces de liberté et d’action qu’elle vient d’ouvrir. Reste, elle le sait, à transformer l’essai.
Nommée d’office en 2005 par Moubarak en tant que femme et copte, Syada Greiss était députée au Parlement (aujourd’hui dissous, en l’attente de nouvelles élections, libres, cette fois). Elle s’occupe des fameux – si l’on peut dire – « zabbalines », ces chiffonniers du Caire chers jadis à sœur Emmanuelle, pauvres entre les pauvres, qui vivent dans l’énorme bidonville d’un million d’« habitants », le Mokatam, où ils trient les ordures de toute la mégapole cairote. Chrétiens coptes, ils élèvent avec les résidus urbains des milliers de cochons, que le gouvernement Moubarak voulait, il y a peu, faire abattre sous prétexte de fièvre aphteuse, afin de complaire aux islamistes. L’ex-députée y développe des programmes de dispensaires pour la protection maternelle et infantile. Mais son objectif majeur, tout en préservant la source de revenus des zabbalines de Mokatam, est de sensibiliser les habitants du Caire, sale, poussiéreux, pollué au point que l’air y est irrespirable et pique en permanence les yeux, où les poubelles débordent et où la mortalité par affection pulmonaire fait des ravages, à la propreté de l’espace commun, d’appeler les Cairotes à ne pas jeter leurs déchets, leurs papiers sales et leurs poubelles directement dans la rue, et, pour commencer, à balayer la ruelle devant chez eux, alors que le sentiment de n’être en rien co-propriétaire et co-responsable de l’espace collectif, serait-ce immédiatement devant sa porte, est absolument dominant dans toute l’Égypte. La révolution a redonné à Syada Greiss l’espoir de pouvoir lier concrètement au changement politique cette réappropriation des Égyptiens d’eux-mêmes comme citoyens « en paroles et désormais en actes », et, en premier lieu, l’incontournable réappropriation du Caire par ses habitants eux-mêmes. Qu’au lendemain de la place Tahrir, ses occupants, avant de l’évacuer, l’aient nettoyée et aient repeint les barrières, est, pour cette femme de conviction, un acte fondateur.
Nous nous rendons à l’université al-Azhar, la plus prestigieuse institution religieuse du monde arabe, qui forme les docteurs de la foi les plus éminents et produit sur tous les sujets de la pratique religieuse et de la vie quotidienne des croyants des fatwas juridiques et morales qui disent le droit et l’éthique en conformité avec le Coran. Ces exégètes, unanimement respectés, ont produit à plusieurs reprises durant la révolution des recommandations fermes aux autorités de ne pas recourir à la force contre les manifestants de la place Tahrir, où plusieurs imams d’al-Azhar se sont rendus en délégation, vêtus des attributs vestimentaires et des signes distinctifs de leur fonction. Le grand imam n’est pas au Caire, et nous a fait recevoir, BHL, nos amis égyptiens Ayyam Sureau et Aalam Wassef, le photographe Alexis Duclos et moi-même, par un éminent professeur en langues sémitiques de l’INALCO à Paris, autrement dit les fameuses « Langues O » (l’Institut des Langues Orientales), qui parle, entre autres langues savantes, l’araméen, l’hébreu, le grec ancien, outre, bien entendu, un français parfait.
Il nous redit l’engagement ferme et le soutien d’al-Azhar à la révolution démocratique et à la jeunesse égyptienne. Mais sans transition, le professeur nous confie une blessure qui est, nous dit-t-il, celle de tous les Égyptiens : le sort fait aux Palestiniens par Israël, et part dans une violente diatribe contre l’Amérique d’Obama, toujours assoiffée du pétrole arabe, exportatrice rouée, aujourd’hui, de démocratie après avoir soutenu tous les tyrans locaux des décennies durant, ce même Obama qui, il y a quelques mois, tendait ici au Caire la main au monde musulman et à l’islam. Nous l’assurons à notre tour du sort parfaitement injuste fait aux Palestiniens et proposons, dans le même esprit, d’attirer sa solidarité sur le sort tragique fait au moment même où nous parlons par Khadafi aux Libyens et par le président soudanais au Darfour, de plus belle martyrisé. Le professeur s’indigne. Que des Arabes tuent d’autres Arabes, que des musulmans tuent d’autres musulmans, que les morts musulmanes, en Égypte, en Libye, au Darfour se comptent en quelques semaines bien plus qu’en plusieurs années de conflit israélo-palestinien ne semble guère l’émouvoir. Seule la comparaison lui paraît indigne. Qu’un mort en vaille un autre n’entre pas dans l’équation. Une seule victime palestinienne compte X fois plus que cent citoyens libyens massacrés au canon. Et bientôt, alors qu’il incriminait jusque-là l’Amérique et la promotion de pure circonstance de la Démocratie par des thuriféraires bassement intéressés, le professeur s’adresse à nous en passant au « vous ». Il n’est plus question d’Amérique mais de « vous », comme si nous étions peu ou prou son produit, ses représentants, comme si nous étions, à notre infime échelle, responsables nous aussi des maux, majoritairement extérieurs à ses yeux, qui affligent le monde arabe. Que les problèmes de ce monde arabe et musulman, dictatures, mal-gouvernance, détournement des richesses, ainsi que le proclament en ce moment même les Égyptiens haut et fort, soient d’abord dus aux Pouvoirs nationaux qui oppriment les peuples sous leur férule, semble peu entrer en ligne de compte. Regardant l’Histoire nouvelle en train de se faire sous ses yeux avec des lunettes anciennes, le professeur, malgré son adhésion aux évènements en cours, n’a toujours pas compris la révolution démocratique qui secoue l’Égypte et interpelle des centaines de millions de musulmans, de l’Atlantique au Golfe persique. Israël, l’Amérique ne sont plus responsables et le bouc émissaire de tout, l’Occident n’est plus la question. La question en terre arabo-musulmane est : dictature ou démocratie. Elle appartient aux masses concernées, ainsi qu’à tous ceux, en Occident et ailleurs, qui espèrent à leurs côtés. De fait, la sympathie pour le monde arabe n’a jamais été aussi grande en Occident. C’est même un 11 septembre à l‘envers. Le professeur et ses diatribes ont quelque temps de retard.
Un, en revanche, qui a très vite compris la nouvelle donne et que les temps ont radicalement changé, est Saad El Hoseiny, l’un des leaders des Frères musulmans, qui nous reçoit devant son ordinateur à sa permanence parlementaire. Grand élégant, une barbe finement taillée, cet homme affable n’a que les mots de liberté, d’égalité, de dignité à la bouche. Dix fois jeté en prison sous Moubarak, et la dernière fois pendant deux jours après le début de la révolution de janvier, il a rejoint la place Tahrir. Cette révolution qui chassait son persécuteur signe en même temps le déclin des Frères musulmans, et ceux-ci l’ont admirablement compris. Seule force d’opposition organisée en Égypte, riche de milliers de militants, résistant depuis des décennies, elle a été, tout comme la dictature, d’emblée mise hors jeu par les forces spontanées de quelques milliers de jeunes, adeptes de Facebook et de l’Occident, ne se réclamant en rien de l’islam mais des principes de la démocratie. La place Tahrir signe la défaite tout aussi historique des Frères musulmans que de l’oligarchie militaro-affairiste depuis trente ans au pouvoir. La société civile s’est affranchie des deux, et le mouvement était en marche depuis des années, même si personne, y compris ses promoteurs, ne le voyait vraiment. « L’islam n’est plus la (seule) solution », comme les Frères musulmans le martelaient hier encore. Ouvrier de la vingt-cinquième heure, Saad El Hoseiny a sauté in extremis, comme tous ses Frères musulmans, dans le train en marche. Et nous passons une heure surréaliste à entendre un bolchevik musulman nous faire l’éloge de la démocratie, du droit des femmes, des autres religions, de l’absence de tout État dans une société régie par les principes de l’islam, où chaque homme et chaque femme seraient maîtres exclusivement d’eux-mêmes, sans nul pouvoir ni coercition religieuse d’aucune sorte au-dessus d’eux, puisque la foi est intérieure. Un peu trop beau, peut-être, pour être vrai. L’imposition de la charia ne reste-il pas votre but ultime ? demande BHL. La réponse ne se fait pas attendre. « Liberté, égalité, dignité, c’est tout ce que nous voulons pour l’Égypte ». Bon.
Nous aussi…
mais bon sang, vous êtes donc obsédés par les islamistes au point de ne rencontrer quasiment qu’eux ? allez plutôt voir la jeunesse populaire, les bloggeurs, les ouvriers en grève !
[…] ce titre, voici un très intéressant article, paru dans La Règle du Jeu, où Bernard-Henri Levy et Gilles Hertzog rencontrent des […]
» La place Tahrir signe la défaite tout aussi historique des Frères musulmans que de l’oligarchie militaro-affairiste depuis trente ans au pouvoir…. »
Allah, Dieu et « Celui que l’on ne nomme pas » vous entende, monsieur Herzog. En ce qui me concerne, je préfère parler de « rémission », plutôt que de guérison. Le Cancer m’a appris à me méfier de lui dix, vingt, trente ans après. Le cancer a compris en Egypte que, momentanément, il n’était pas en puissance de gagner. Intelligent il se terre sous la cendre pour paraitre vieux, fatigué et fragile. Que le vent change et souffle un peu et vous le verrez tenter de revivre de ses cendres. Ce « Plus jamais ça » que nous entendons à longueur de journées concernant des atrocités religieuses, politiques, ethniques… nous ne cessons de les entendre parce que « ça » est toujours vivant.