Mon cher Yann,

J’ai assisté à la projection du film de Rossellini sur Saint François d’Assise où tu avais convié les lecteurs de la Règle du Jeu et de Transfuge, et j’ai écouté ton intervention qui a suivi, avec admiration pour ton savoir et ton empathie sur le sujet et ton brio bien connu, mais aussi avec un grand scepticisme et une pointe d’agacement quant au contenu et aux thèses sous-jacentes que tu semblais faire tiennes, à la suite du Saint.

Je précise tout de suite, qu’athée et anti-clérical, je tiens le fait religieux pour une splendide fiction, Dieu pour une invention des hommes et les dogmes pour une représentation délirante (au regard de la psychanalyse) du monde, lui donnerait-elle sens. Les religions sont, quant à leur contenu, des représentations et des explications du monde totalement imaginaires.

Reste que j’admire absolument les dites-religions sans exception qui, pour régner sur les hommes par la magnificence du paraître et leur donner à voir et à adorer le supposé divin, ont produit Louqsor, les cathédrales, les pyramides aztèques, les temples hindous, les mosquées de Kairouan ou d’Ispahan et des monuments de pensée et de mots tels que le Talmud ou le Cantique des Cantiques : la seule « excuse » des religions est leur prolongement et leur sublimation dans l’Art. Les religions se sont faites Art. Elles furent sublimement artistes. L’art est entièrement d’origine religieuse. Et nous devons à ces systèmes imaginaires les plus belles merveilles du monde (de Lascaux jusqu’à la Renaissance italienne, où l’art sort du religieux).

En ce qui concerne le christianisme, je suis totalement reconnaissant à l’Eglise, par-delà le système religieux que je tiens donc pour intellectuellement délirant, d’avoir produit Chartres, le Vatican, la Sixtine, Raphaël, etc.. Quant aux dogmes et leur rigidité doctrinale, ils sont d’autant plus indispensables pour soutenir la foi qu’ils emprisonnent ses fondements narratifs parfaitement imaginaires et ses manifestations « délirantes » dans un corset « rationnel » et éminemment politique qui leur permet de fonctionner et de tenir debout. Que la religion soit une police des récits et une police de l’esprit est une nécessité absolue de son bon fonctionnement et de sa perpétuation. Sans un clergé et sans les dogmes, tout s’écroule. La fiction religieuse ne tient que d’être faite Église.

Bref, oui au Vatican, à ses pompes et à ses ors, oui aux Papes, aux chefs, aux ordres, aux maîtres religieux de toutes religions, puisqu’ils ont fait de celles-ci des producteurs, des initiateurs, des inspirateurs de créations grandioses, admirables, et qu’ils ont réglé, humanisé de force le genre humain jusqu’à ce qu’il fut en mesure, contre eux et grâce à eux, de s’inventer peu à peu lui-même ses propres lois.

Et non, par conséquent, cent fois non à François d’Assise.

Qu’est-ce que c’est que ce démagogue à l’envers qui, à l’encontre de toutes les aspirations médiévales, à l’encontre des bâtisseurs de cathédrales, des aventuriers mystiques des Croisades, des premiers Florentins, des marchands vénitiens, qui, tous, inventent le monde moderne, prône l’ascétisme, la pauvreté ? La pauvreté est-elle un idéal ? Le paupérisme, une fin ? L’humanité n’a-t-elle pas  voulu, dès l’origine, sortir du règne de la nécessité ? « Croissez et multipliez » me  semble un très bon message. Quant à l’humilité, voir Nietzsche. Comment peut-on faire modèle d’un homme qui se couche dans la boue, se roule dans la fange, construit des masures comme si c’étaient des palais ? Qu’apporte-il à l’humanité, sinon tout ce à quoi, la pauvreté, l’indigence, l’effacement de soi, la culpabilité, le refus du beau, il convient d’échapper, pour accéder à la réalisation d’une humanité se libérant de la géhenne ? Et quand ses disciples tournant sur eux choisissent chacun une direction propre pour  partir prêcher, là où tu sembles voir une parabole de liberté, j’y vois, moi, une déréliction bordélique, un chacun pour soi qui met l’unité de la foi (et, à terme, le dogme et l’institution) en péril, une posture faussement individualiste qui débouche sur la division interne, voire la guerre de tous contre tous, autrement dit grosse d’une future guerre au sein de la religion en question. Ce qui n’a pas manqué d’arriver trois siècles plus tard. Les religions, « Dieu merci », ne sont pas des self-services.

Et sans le garde-fou de l’institution, ces constructions théorico-pratiques délirantes se mettent, belle et bien, à délirer : voire les fondamentalistes, les fous de Dieu, en rupture d’église et de toute institution. François d’Asisse n’a certes pas fait dissidence du giron de l’Eglise, mais, dans les faits, il  n’était pas loin de cette marge-là.

Méfions-nous du Christ, petit Père des pauvres et préférons-lui le Christ en gloire, le Christ-Roi à la tête de ses armées d’anges, Juge suprême, archange de justice, main d’un Dieu vengeur, qui ne parie nullement sur la bonté des hommes, leur innocence introuvable, mais sur la Loi pour contenir leurs passions et leurs folies meurtrières. Faire de la terre un jardin d’Eden, un paradis terrestre, serait-il perdu, une maison de Dieu fut un beau rêve, plus grand, plus élevé que d’en faire une silve écologique fruste et « enchantée », pleine de pureté et d’innocence. François d’Assise qui parle aux oiseaux et aux loups,  est cet animalier, cet animaliste qui met la Nature à la place de l’Art.

La seule « excuse » de François d’Assise est, toujours dans mon optique de la Religion mère des Arts, d’avoir « produit » Giotto et ses kilomètres de fresques si douces, si merveilleusement humaines en la basilique d’Assise consacrée au Saint. Merci Giotto. Saint Giotto!

Mon cher Yann, je te fais mes amitiés.

3 Commentaires

  1. Bonjour Gilles,

    J’espère que tu vas bien après ces multiples voyages en Libye.

    J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ton article en réponse à Yann Moix à propos de St François d’assise. Je souhaiterai te faire part de mes commentaires qui n’ont que la très légère pertinence d’un photographe bien peu diplômé.
    Je ne partage pas complètement ton analyse et je pense aussi que ce rapport entre l’art et la religion soulève des questions essentielles à propos de la nature humaine.

    Bien évidemment, et tu l’écris de belle manière, la religion a produit des oeuvres extraordinaires: peintures, cathédrales, pyramides et autres architectures magnifiques, même si l’adjectif magnifique reste discutable. Heureusement que tu es quelqu’un « d’athée et d’anticlérical », car qu’est-ce que cela serait si tu ne l’étais pas ?
    Car en effet, Il faut bien reconnaître que « la magnificence du paraître » n’est pas sans dégâts collatéraux… Les religieux, de toutes religions, détenteur du savoir et de la clef des songes ont produit quelques millions de morts depuis tout ce temps. Les sacrifices humains sur les pyramides Aztèques, la folie meurtrière des croisades, l’inquisition, implacable machine à exterminer l’autre, etc etc… Et donc, le pouvoir religieux et notamment la rigidité doctrinal de l’église que tu évoques ne lui permet pas « de fonctionner et de tenir debout ». Aussi, la science et le déterminisme scientifique du XX ème siecle ont balayé la religion, comme la soif de liberté a balayé le communisme. Depuis belle lurette la religion n’est plus le sponsor des artistes, mais fut et est toujours la source de l’obscurantisme, obstacle de la science (et donc de la liberté). C’est au nom de « la magnificence du paraître » que sont apparus d’autres types de « religieux », comme le Ku Klux Klan, les fous politiques (Hitler), et aujourd’hui plus que jamais, les fondamentalistes religieux. Tout cela me semble être dans la même veine. Ces « maîtres religieux de toutes religions, puisqu’ils ont fait de celles-ci « des producteurs, des initiateurs, des inspirateurs de créations grandioses, admirables, et qu’ils ont réglé, humanisé de force le genre humain… » Humanisé de force…? Ces religieux qui veulent « humaniser de force » par les massacres et la torture (Galilée). Aussi, Il me parait bien étrange de mélanger les inventeurs du monde moderne et le pouvoir économique de la religion, obstacle à l’épanouissement de l’homme et au déterminisme scientifique. La Renaissance, justement, une période extraordinaire dans le domaine de l’art religieux certes, (mais il n’y a pas que le religieux, il ne faut pas oublier le pouvoir des Rois qui passent de nombreuses commandes aux artistes). Cette période, grâce à la remise en cause de la crédibilité des règles de l’église, va révéler au monde Copernic, Galilée, Léonard de Vinci,…Descartes… Ces hommes qui vont bien faire avancer les choses…Ce sont ces savants génies les inventeurs du monde moderne, pas les religieux, abrutis par leurs dogmes, mais, c’est vrai, mécènes des artistes de toutes sortes. Et alors ? Quel est le plus important ? L’avoir et l’apparence pour masquer la nuit, ou la recherche d’une spiritualité belle parce que simple à travers le message de Saint François d’Assise ? Ou bien encore d’un aventurier comme Sidharta ?
    Je crois contrairement à toi, que la passion et la folie meurtrière des hommes furent déterminées par ce « Christ en gloire, le Christ-Roi  » dont « les Papes, les chefs, aux ordres, aux maîtres religieux de toutes religions », furent le bras armé. Une de ces « Puretés Dangereuses » dont parle Bernard dans son livre.
    C’est Félix Leclerc qui chantait « Au paradis, paraît-il, mes amis, c’est pas la place pour les souliers vernis. Dépêchez vous de salir vos souliers si vous voulez être pardonnés… » Enfin, le Christ naît sur la paille. C’est son message qui compte, non pas les ors, les pompes et les palais. Enfin, c’est ce que je crois.

    En tous les cas, merci à toi et merci pour tes articles.

    A très bientôt,

    Amitiés.

  2. « La seule « excuse » des religions est leur prolongement et leur sublimation dans l’Art. » Entièrement d’accord avec vous. Mais alors, qu’en est-il du présent et de l’avenir des religions ? Dans la mesure où tous les chefs-d’oeuvre que vous citez ont été créés il y a des siècles, peuvent-ils encore servir d' »excuse » aujourd’hui et demain ? Hormis quelques belles églises contemporaines (Ronchamp, Rio de Janeiro, etc…), je ne sache pas qu’aujourd’hui les religions inspirent nombre de peintres et d’architectes. Religions, cultures humaines forcément passéistes ?

  3. Avoir produit Giotto : cela est suffisant et justifie une vie. Une vie éternelle.