Fumer avec Proust
Il y a cinq ans maintenant qu’un ami, au détour d’une conversation de table, m’a incité à concevoir une adaptation d’A la recherche du temps perdu au cinéma ; une plaisanterie, en somme, que j’ai prise pour un défi comme souvent les plaisanteries, défi quelque peu diabolique, sûrement, mais si angélique en même temps, qui m’a conduit épisodiquement d’abord, puis continûment, ou presque, à entreprendre une étude devenue à présent un livre.
Je n’ai pas pour autant abandonné l’idée d’en faire un film et ce projet, ce serpent de mer, conditionne encore l’étude ; et déjà le paradoxe que les films les plus proustiens à mon sens — La Règle du jeu de Renoir, Mort à Venise de Visconti, La Chambre verte de Truffaut, La Maman et la Putain d’Eustache… — n’ont apparemment rien à voir avec la Recherche, du moins avec ce qu’on appelle une « adaptation », même s’ils ont impliqué le travail du retour au texte de Proust ; mais un travail tout autre que celui qui consiste à copier et à trancher : « travail de boucher » disait crûment Truffaut, à quoi mieux valait substituer le travail amoureux, quitte à ne plus pouvoir s’en passer.
Travail amoureux manifeste chez Eustache (ne serait-ce que parce qu’il n’hésite pas à recourir à des citations énoncées en tant que telles et qu’il expose clairement que son acteur narrateur est un inlassable lecteur de Proust), mais qui n’est pas moins sensible chez Renoir, sauf que lui ne dévoile pas ses sources. C’est du reste ce qui est exaspérant et navrant, c’est que chaque pays dit la même chose. Les raisons pour lesquelles les associations industrielles de l’Allemagne déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées de revanche, sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d’invasion des Boches, faisait remarquer M. de Charlus. Sur cette terre il y a quelque chose d’effroyable, c’est que chacun a ses raisons ! affirmait Renoir. On est à une époque où tout le monde ment : les prospectus des pharmaciens, les gouvernements, le cinéma, la radio, les journaux. Alors pourquoi veux-tu que nous autres, les simples particuliers, on ne mente pas aussi ? Ce faisant, Renoir n’empruntait pas seulement à Proust des « thèmes », mais l’éducation sentimentale dont dépendrait la conception de son film jusqu’à sa vision, jusqu’à son goût, jusqu’à son parfum en soi. Et fallut-il à Visconti entreprendre un travail plus méticuleux encore, si l’on en juge par l’abondance des scénarios et des carnets de repérages qu’il a laissés, pour aboutir à une tout autre version de la Recherche : Mort à Venise, mais qui ne découle pas moins de la même éducation sentimentale, et maintenant de la même école du cinéma.
Si la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voiture, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s’écarteraient de leur simple donnée seraient un hors d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ? vous demande Proust. Voilà précisément pourquoi il est si difficile de l’« adapter », mais pourquoi aussi il crée au regard sa vocation hallucinatoire et stupéfiante ; vocation à laisser le réel se saisir de soi comme par l’éclair qui heureusement, mais par on sait quel aléa angoissant, rend sa mémoire à l’amnésique. Vocation de traducteur ; la question du support de traduction — littérature, peinture, musique, cinématographie — n’est qu’accessoire. Elle se comprend seulement dans une métaphore.
Remarquez cependant que Proust n’a pas eu de descendance en littérature, au sens strict, où il constitue comme une limite indépassable. De fait, ni Benjamin, ni Levinas, ni Barthes n’ont été des romanciers ; ni Renoir, ni Visconti, ni Truffaut, ni Eustache, etc. Car sa descendance, si périphérique qu’elle soit à son lieu d’élection, n’est pas moins généreuse. Et donne-t-elle en retour un autre sens à la littérature, lieu intangible désormais, comme l’était jadis la Jérusalem céleste. Il ne s’agit plus seulement d’un acte de création, mais d’une question de vie ou de mort, c’est-à-dire plus banalement de lecture et de pitié de soi. Faut-il que j’apprenne, comme un aveugle à lire le braille, à fumer avec Proust.