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Fumer avec Proust


« Sans doute y eut-il à Londres des brouillards depuis des siècles. C’est infiniment probable, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n’en savions rien. Ils n’eurent pas d’existence tant que l’art ne les eut pas inventés », écrivait Wilde[1]. Pourtant, en matière climatique, il se trompait, au moins en partie ; il se trompait comme la science atmosphérique d’alors se trompait ; car c’est à cause de la révolution industrielle et de la pollution qu’elle produisait à Londres que Turner sut si bien voir ce fog dont on ne se doutait pas qu’il était si vicié. Remarquez la coïncidence spatiale et la synchronie entre cette révolution et l’œuvre du peintre de Pluie, Vapeur et Vitesse. Dénoncé comme un problème de santé publique à la fin du XXe siècle, et à peu près éliminé, le phénomène n’est plus visible aujourd’hui sur la Tamise qu’à travers les yeux d’un touriste qui y ressuscite tant bien que mal une carte postale émanée de cette école de la peinture, et de sa poésie dégradée en soi maintenant comme par un effet spécial de cinéma. Y serait-il toujours réellement visible, ce phénomène, que les dangers qu’on y conçoit à présent changeraient inévitablement le regard d’un peintre actuel.

L’extraction massive du charbon, son usage courant dans le chauffage domestique, la mission qu’il créait aux chemins de fer, l’énergie et les gaz qui en résultaient, transformaient les données du climat terrestre comme celles de la conscience. En se propageant dans l’atmosphère ces brouillards bouleversaient inévitablement les lois de la perspective ; d’autant que l’habitude de fumer, habitude répandue dans le monde en même temps que progressait la révolution industrielle, offrait à la machine à vapeur un double synchronique qui permettait à l’homme de se nourrir à son tour de combustible. Cependant, là encore, fumer n’anime pas qu’une symbolique mais change tout aussi profondément la biologie et la psychologie de l’espèce humaine. Fumer tue, fumer peut entraîner une mort lente et douloureuse, fumer nuit gravement à la santé de votre entourage… — ces mentions sur les paquets de cigarettes obéissent à des objectifs écologiques qui, à travers la procédure d’une alerte médicale, anticipent l’annonce sidérante et terrifiante d’une catastrophe à quoi nul ne peut plus échapper, sauf à prendre des mesures universelles, urgentes et drastiques. Elle dote déjà ses prédicateurs d’une autorité considérable, au moins en puissance. Et impose-t-elle au biographe proustien de mettre en jeu les effets d’une toxicomanie assez courante en son temps, néanmoins redoutable, non seulement en l’homme Proust, mais jusqu’au cœur de sa langue. L’aborder implique nécessairement ce risque. Il serait vain de le nier. Céleste Albaret, sa femme de chambre, dut prendre elle-même ce risque (il est vrai que, loin de lui être fatal, il la soutint jusqu’à un âge presque séculaire, son cas n’induit pas pour autant une loi de l’espèce), et elle le dissimule si peu qu’en débutant le récit de sa vie auprès de lui elle sollicite ce titre : Au milieu d’un nuage de fumée, alors que s’ouvrent devant ses pas, à l’automne 1913, les portes de sa chambre.

Si aujourd’hui fumer constitue pour un asthmatique une circonstance aggravant son mal, le savoir clinique alors estimait qu’au contraire cette hygiène créait l’un de ses calmants, voire l’un de ses traitements les plus efficaces. L’industrie pharmaceutique fabriquait plusieurs sortes de cigarettes adaptées à cette fin thérapeutique. La maison Louis Legras, chez qui Proust se fournissait, proposait un autre produit conçu pour le même usage, sous la forme d’une poudre à brûler comme de l’encens, et il l’adopta plutôt que les cigarettes, jugeant que la combustion du papier malsaine, pour préférer, disait-il, la fumée à l’état pur.

Cigarettes et poudres Louis Legras pour le traitement de l’asthme étaient encore vendues en pharmacie en 1992, date à laquelle on les retira du marché pour la raison qu’inhalée ou ingérée à forte dose, leur substance produit un hallucinogène si puissant qu’il peut entraîner la mort, ainsi que des troubles oculaires assez graves — ceux-là mêmes dont Proust souffrit dès sa jeunesse et qui ne cessèrent d’empirer, sans causer toutefois des lésions irréversibles.  « C’était une poudre gris-noir qu’on allumait. Il n’en a jamais changé. On la commandait par plusieurs cartouches à la fois, de dix paquets chacune », rapporte Céleste avec une telle minutie que je gage qu’à découvrir à ce rituel, et à se laisser sidérer, elle en perçut aussitôt les enjeux toxicomaniaques. « Tous les matins — ses matins à lui, c’est-à-dire l’après-midi — à son réveil et avant son café, il “fumait”. Si j’étais là, je lui approchais le bougeoir. Mais c’était lui qui versait la poudre, pour la doser à sa volonté. Je lui tendais la petite boîte ; il l’ouvrait et versait dans la soucoupe, et ensuite il allumait avec un petit carré de papier blanc qu’il enflammait à la bougie. » Et de préciser : « Parfois il n’allumait que deux ou trois pincées de poudre, juste le temps de faire un peu de fumée. D’autres fois, il avait besoin que cela dure plus longtemps, une demi-heure, une heure, des heures ; il augmentait la première quantité, et même il lui arrivait de continuer à verser et à faire brûler et d’aller jusqu’à demander de lui tendre une autre boîte ; alors, la chambre était pleine de fumée à couper au couteau comme la première fois où j’y étais entrée. Mais il arrivait aussi qu’il m’appelle, ayant tout préparé, et qu’il me dise en montrant la boîte ouverte : “Emportez-la, Céleste. J’ai réfléchi, je crois que je vais essayer de ne pas fumer.” »[2] Car la chambre de Proust, reconstituée lamentablement au musée Carnavalet comme un stand du marché aux puces sur quoi passent aujourd’hui des visiteurs abusés, mais pas moins navrés, cette chambre ne se comprenait pas sans la cabine de projection et le projecteur que le rite des fumigations semblait lui-même commander.

La poudre Legras se composait d’un concentré de datura, l’une des drogues les plus anciennement répertoriées par les archives humaines. Son essence crée sans conteste l’un des meilleurs traitements de l’asthme ; cependant sa puissance surpasse celle du peyotl mexicain — d’un usage tout aussi traditionnel, tout aussi mystique et curatif, à quoi on la compare souvent — avec la différence que le datura peut fournir des poisons fulgurants et atroces. Et d’exiger une extrême délicatesse tant dans son dosage que dans les conditions de sa prise. C’est qu’elle ne soulage du mal qu’en installant la conscience dans une chambre d’échos aussi merveilleusement raffinée qu’inquiétante. Introduisez-vous sous la cloche d’une cathédrale, au-dedans même de sa sphère de bronze et soumettez-vous à son champ de forces comme à l’angoisse qu’un être inconnu, ignorant votre présence, ou délibérément cruel, n’amine soudain le bourdon, assuré de provoquer une torture mortelle par des sons conçus pour célébrer les dieux et intolérables à des tympans d’homme les approchant d’aussi près — vous comprendrez pourquoi Proust imposait à Céleste de chausser des pantoufles de feutre et de glisser à pas retenus sur un parquet impeccablement poncé (cependant jamais ciré, par crainte d’émanation) afin d’adhérer aux lois d’un tel théâtre et de ses périls. « Savoir quand et combien d’heures il travaillait est aussi difficile à dire que de répondre à la question : quand dormait-il ? Je me suis toujours demandé s’il prenait jamais de sommeil. » Cette confidence laisse présumer un trouble dû à la dépendance au stupéfiant, et si son dévouement à son maître ne pouvait lui éviter cette accroche, elle ne façonnait pas moins Céleste à son exigence et à sa volupté. « Aux heures où le silence régnait dans l’appartement — soit qu’il reposât ou qu’il travaillât, je l’ignorais, — on n’avait absolument pas le droit s’approcher de n’importe quelle porte, on ne pouvait pour ainsi dire pas bouger ; il entendait tout. Ensuite, quand je le voyais, après qu’il m’avait appelée, il disait : “A telle heure, vous êtes venue à tel endroit. Je le sais.” Et c’était vrai. »[3]

Céleste accédait à cette chambre par deux voies comme dans le double cérémonial mystique que les prêtres jadis imposaient aux croyants : la voie exotérique qui depuis la cuisine, en passant par le vestibule, conduisait par l’enfilade du petit salon et du grand salon jusqu’à la quatrième porte ; et la voie ésotérique, par les coudes d’un long corridor qui distribuait placards et pièces de toilettes, jusqu’à l’autre porte, la petite porte, encaissée près du lit de Proust. Couloir que n’empruntait jamais aucun visiteur. S’y trouvait une table de service qui portait en permanence deux bougeoirs : « l’un qui brûlait constamment, l’autre avec une bougie de secours », relève-t-elle guidée encore par cet extraordinaire scrupule où se lit sa passion pour un tel théâtre et son enseignement. L’appartement disposait de l’électricité, mais cette veilleuse perpétuelle répondait à une autre fonction que d’éclairage : ce feu entretenu comme dans un temple permettait à Proust de fumer quand il le désirait sans devoir gratter une allumette, ni appeler Céleste pour obtenir du feu. « Naturellement, toute cette fumée Legras posait un problème, étant donné qu’il n’était pas question d’ouvrir les fenêtres tant qu’il était là. Heureusement boulevard Haussmann, il y avait de grandes cheminées profondes, avec un excellent tirage. On allumait donc du feu tous les jours, aussitôt après les fumigations, même en plein été — du feu de bois uniquement, bien entendu, car il n’aurait pu supporter l’odeur du charbon — et la fumée Legras s’évacuait très rapidement ainsi. C’est lui qui me donnait le signal d’allumer, sans un mot, d’un geste de la main. »[4]

Proust rendait à Céleste la boîte de poudre Legras sans jamais la refermer. « Une fois touchée, la boîte était bonne à jeter. » Cependant, à portée de main, sur une table de chevet, il disposait d’une pharmacie de secours : caféine, cocaïne, perles d’amyle, euvalpine, spartéine, véronal, éphédrine, morphine, héroïne, etc. Mme Proust signalait dans une lettre à son mari que leur fils, encore adolescent, dépensait déjà plus de 500 francs par mois pour se fournir en médicaments et qu’« il triplait généralement les doses par rapport aux posologies prescrites »[5]. Savoir que Céleste gagnait mensuellement 100 francs en 1920 (alors que le pouvoir d’achat de la monnaie française avait diminué du fait de la guerre) donne une idée de ce que représentait cette dépense trente ans plus tôt. Cumulée sur une année, la somme égalait, quand elle ne le dépassait pas, le montant du loyer annuel (6.500 francs) de l’appartement du boulevard Haussmann, lequel occupait tout le deuxième étage de l’immeuble.

Produite par le laboratoire Bayer sous brevet industriel, recommandée tout spécialement en cas d’affections respiratoires, tuberculose ou asthme — Proust ne pouvait guère y échapper —, l’heroisch, « l’héroïque », avait été lancée en 1898 sur le marché européen avec l’assurance médicale qu’elle évitait les effets indésirables de la morphine ; laquelle avait inondé ce même marché dans les années 1850. Les statistiques du docteur Sollier, qui créa en France l’un des premiers établissements spécialisé dans le sevrage des toxicomanes — où Proust consentit à faire une cure en 1906, cure vaine qu’il compara à une « orgie hygiénique » et qu’il interrompit bientôt  —, ces statistiques signalent que l’héroïnomanie atteint déjà sa clientèle à proportion de 23 % en 1909 : « Cela tient, note-t-il, à ce qu’on a reconnu l’erreur où l’on était tombé en préconisant la cocaïne comme succédané capable de guérir la morphinomanie, erreur qu’on a remplacée par une plus grave encore, celle de considérer l’héroïne comme douée de tous les avantages de la morphine sans en avoir les inconvénients, et en particulier celui de l’accoutumance. »[6]

D’excellente qualité, ce qui leur évitait bien des effets désastreux d’aujourd’hui, considérés alors comme des remèdes d’usage sinon banal, du moins autorisé par nécessité ou par compassion, et somme toute aussi répandu que celui des antidépresseurs actuels, ces produits offraient probablement à Proust ce que les médecins appellent des correcteurs à ses prises de datura. C’est le don de la polytoxicomanie que d’installer la conscience aux commandes d’un poste de pilotage et de lui fournir frein, embrayage, braquet de changement de vitesse, accélérateur, comme de lui laisser entrevoir un véhicule de transport céleste et sa piste de décollage. Cocteau ne note pas moins qu’en s’introduisant dans la chambre de Proust il lui semblait pénétrer dans le Nautilus « où il était fatal de rencontrer le capitaine Némo en personne ».7 Car l’appareil se prête autant à l’immersion et à la plongée en eau profonde : métaphore sur laquelle Proust revient loin de loin — quoiqu’il garde à l’ascension aéroplanante le goût d’un vertige plus précieux encore, sûrement aussi plus amoureux, à la mesure du risque ou de la tentation d’un surdosage mortel.

Céleste signale encore que, dans cette chambre, se trouvait une armoire — « à glace en palissandre à filets de bronze, de très belle proportion, avec une grande applique à lumière sur le fronton, qui s’allumait de l’extérieur du meuble ». Placée entre deux fenêtres, une armoire fermée à clef : « La clef était dans un tiroir et M. Proust interdisait de s’en servir ». Un piano à queue, installé devant l’armoire, en compliquait l’ouverture : il fallait pousser un peu le piano, néanmoins sur roulettes, exercice pas si difficile, mais qui calmait l’envie d’y toucher. Et, à l’en croire, Céleste ne franchit cet interdit qu’après la mort de son maître. Elle n’y trouva qu’une boîte de mouchoirs en dentelles de Valenciennes brodés aux initiales J P (Jeanne Proust). Cependant, en faisant cette sorte de toilette mortuaire en quoi consiste le rangement avant fermeture définitive, à supposer qu’elle y ait trouvé autre chose, aurait-elle pu le confier ?

Le jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l’éther, sommeil de la belladone, de l’opium, de la valériane, fleurs qui restent closes jusqu’au jour où l’inconnu prédestiné viendra les toucher, les épanouir, et pour de longues heures dégager l’arôme de leurs rêves particuliers en un être émerveillé et surpris8ce jardin que le Narrateur visite en songe avant de se laisser immerger dans le bain de l’hallucination, ce jardin réservé n’est devenu si proustien que parce qu’il appartint d’abord à l’auteur des Fleurs du mal. Celles du chanvre, du pavot, de la valériane, de la belladone semblent d’un charme terne comparées à celles, infiniment plus variées et sensuelles, du datura. Fleur, mais également tige, feuille, graine, sève, racine produisent des substances actives, et selon leur préparation et leur mélange on peut en tirer aussi bien des analgésiques, des antispasmodiques, des anesthésiants que des aphrodisiaques et des stupéfiants d’une force fatale, au besoin.

Maîtresse du salut et du crime, gardienne du bien et du mal, la plante fait l’objet d’un culte associé à Kali à qui revient de dévorer le temps dans le panthéon tantrique. Mêlée au chanvre consacré à Shiva, elle entre dans la préparation du bhang voué aux dieux du sommeil, du pardon, de l’oubli. On en vend toujours dans les temples de Bénarès sous les formes les plus variées : parfums, résines, confitures, herbes à infuser, poudres à brûler… La route de l’encens qui reliait l’Inde à l’Egypte véhiculait déjà cette nourriture divine jusqu’en Méditerranée au IIe millénaire avant le Christ. L’habitude de corser le cannabis avec du datura s’y forma. Et le petit bout de shit que le briquet fait fondre, qu’un pouce émiette sur un peu de tabac, invite toujours à la même dévotion à Shiva et à Kali. Qui songerait aujourd’hui à fumer un joint en société sans bientôt le faire « tourner » ? Politesse incongrue, voire un peu dégoûtante, elle ne soulève pourtant guère de répulsion. J’hésiterai toujours avant d’accepter de boire dans le verre d’un autre. Tremper même mes lèvres dans un calice sacré sollicite un peu de répugnance ; du moins un souci de délicatesse qui disparaît, étrangement, quand on tend un joint. Sûrement pas par gourmandise ; ni seulement par crainte d’offenser celui qui me ferait ce présent ; mais par une sorte de réflexe acquis à mon époque lycéenne, et inscrit maintenant si profondément en moi qu’il m’attache à la communauté humaine d’un lien bien plus fort que la chaîne à quoi appelait jadis le vin de l’eucharistie. Or le shit reprend toujours la recette du bhang par-delà les millénaires. Exporté originellement de la côte de Malabar, au sud-est de l’Inde, en faisant la richesse de ses princes, le bhang parle de lui-même pour peu qu’on transcrive son énoncé phonétiquement et qu’on y prête l’oreille. Car sur cette route s’inventa l’écriture alphabétique. Cependant, dans nombre de cas, le principe actif du bhang tient autant au datura qu’à ce qu’il est convenu d’appeler le haschich. Vous y avez probablement goûté, et vous y goûtez encore autant que Proust, peut-être, à la différence que vous ne vous en doutez pas. L’industrie pharmaceutique porte d’ailleurs au datura une attention toujours plus soutenue ; elle en extrait notamment l’atropine requise dans le traitement de la maladie de Parkinson, ainsi que la scopolamine — l’agent principal du sérum dit « de vérité » mis au point par la clinique américaine pour faciliter les enquêtes policières et les diagnostics psychiatriques. Mais votre fleuriste peut toujours vous en fournir.

Plus soucieux que jamais de lutte contre la toxicomanie, le XXIe siècle n’a pas encore songé à en interdire la libre propriété. Profitez-en pendant qu’il en est temps. Lorsqu’elles poussent érigées, ces fleurs ont l’air de lys géants dont le fuseau peut atteindre trente centimètres, mais d’une gamme de couleurs bien plus étendue, du blanc à l’ivoire, au rose, au violacé, au pourpre, jusqu’au bleu le plus éclatant — ce qui leur valait dans l’ancienne France les noms de trompettes de la mort ou de trompettes des anges, selon le cas ; tandis que d’autres variétés laissent pendre leurs fleurs aux branches en alignement de vases renversés comme des grappes de chauve-souris.

En émane une odeur repoussante à qui les approche sans habitude ; « l’odeur de sépulcre » que Cocteau associe à Proust, le seul parfum qu’il supportait, présume-t-il. Avant que les botanistes, en l’empruntant au sanscrit, ne lui donnent le nom savant de datura, les prêtres de l’Europe chrétienne l’appelaient l’herbe du diable, et sa fleur, plus crûment, le cul de Satan, ce qui lui valut d’être condamné par l’exorcisme de plusieurs bulles pontificales, et sa si durable popularité. La poésie ordinaire lui préférait l’épineuse, l’endormeuse… — mauvaise herbe à faucher étonnamment résistante. Les progrès conjugués de la colonisation européenne et de la science de l’acclimatation amenèrent les horticulteurs anglais, dès la fin du XVIIIe siècle, à en importer des spécimens d’Extrême-Orient et d’Amérique, en lui donnant (en toute innocence sûrement) la vocation nouvelle d’une plante décorative, de terrasse, de jardin d’hiver ou de boudoir, au charme si rare, si exotique et si étrangement obscène qu’elle semble porter quelque orchidée au regard d’un néophyte. Est-ce si étonnant de retrouver ces fleurs du mal dans le salon de la duchesse de Guermantes ?

« Quelle jolie fleur, je n’en avais jamais vu de pareille, il n’y a que vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles ! » dit la princesse de Parme.

Je reconnus une plante de l’espèce de celles qu’Elstir avait peintes devant moi.

— Je suis enchantée qu’elle vous plaise ; elles sont ravissantes, regardez leur petit tour de cou de velours mauve ; seulement, comme il peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c’est qu’elles vont mourir.

— Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupées, dit la princesse.

— Non, répondit la duchesse en riant, mais ça revient au même, comme ce sont des dames. C’est une espèce de plantes où les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela je n’aurai pas de petits !

— Comme c’est curieux. Mais alors dans la nature…

— Oui ! il y a certains insectes qui se chargent d’effectuer le mariage, comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la fiancée se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande à mon domestique de mettre ma plante à la fenêtre le plus qu’il peut, tantôt du côté cour, tantôt du côté jardin, dans l’espoir que viendra l’insecte indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait qu’il ait justement été voir une personne de la même espèce et d’un autre sexe, et qu’il ait l’idée de venir mettre des cartes dans la maison. Il n’est pas venu jusqu’ici, je crois que ma plante est toujours digne d’être rosière, j’avoue qu’un peu plus de dévergondage me plairait mieux.9

Pourquoi ne pas vous offrir un datura mauve, vous qui êtes si proustien et aimez tant sa botanique ? Faire cattleya avec Odette, certes ! Mais n’est-ce pas lassant ? Pourquoi ne pas faire datura avec Oriane ? Voilà le moment ou jamais. Précisez bien datura mauve double à votre fleuriste. Vous verrez alors, comme ourlée d’un sang poussé par les veines de la fleur jusqu’à la dentelure de sa corolle, le petit tour de cou de velours mauve, et vous sentirez son odeur de déesse soudain devenue femme.

D’une floraison d’été, le fuseau de ses pétales laisse la place à un fruit hérissé de fines épines recourbées qui fait songer à une bourse à la peau luisante de sueur et poilue, arrondie par deux testicules d’homme. Bourse chargée réellement de semences, et à profusion. Cependant ne vous épargnez surtout pas la lecture de la notule remise avec votre achat : « Attention ! Toutes les parties de cette plante sont extrêmement toxiques et particulièrement les semences. Selon la quantité absorbée, le poids et l’âge, elles peuvent provoquer les symptômes suivants : vomissement, hallucinations, arrêt cardiaque. Si vous avez de jeunes enfants, il vaudrait mieux vous abstenir de les cultiver. »

Ces fleurs n’ont nul besoin d’être fécondées pour refleurir l’année suivante, et si les commentaires de la duchesse à cet égard paraissent troublants à un savant jardinier, — la lettre, prise autrement, laisse percevoir une tout autre botanique.

« Le serpent dit à la femme : “Vous n’en mourrez pas, mais l’Eternel sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux se dessilleront et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal.” »

« Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait qu’il ait justement été voir une personne de la même espèce et d’un autre sexe… »

C’est que le serpent — l’insecte indispensable en langue proustienne — ne procède que du rapport qui nous lie les uns aux autres et des lois de séduction et d’attraction universelles qui nous rendent si impressionnables, et si impressionnés, qu’elles nous assignent à chacun une place sociale et intime dans l’ordre des choses.

« Voilà donc le bonheur ! il remplit la capacité d’une petite cuiller ! le bonheur avec toutes ses ivresses, toutes ses folies, tous ses enfantillages ! Vous pouvez avaler sans crainte, on n’en meurt pas », écrivait Baudelaire10 en introduisant le dawamesk dans la littérature française. Et sans doute éprouva-t-il mieux que personne, alors, les enjeux bibliques d’une telle prise.

La plupart des plantes psychotropes partagent la particularité d’avoir accompagné l’invention de l’agriculture et les progrès de la sédentarisation humaine. Leur suffisait-il de coloniser les zones riches en fumier en bordure des champs et sur les chemins d’épandage pour profiter de l’apport en engrais et du processus sélectif qu’imposait la domestication du blé, de la vigne, du coton, etc., en opérant naturellement les mutations génétiques qui accroissaient leur puissance stupéfiante. Les fleurs du datura agrémentèrent ainsi les jardins des premiers cultivateurs de la vallée de l’Indus, comme celles du pavot fleurirent dans ceux de la vallée du Jourdain, du Nil et de l’Euphrate — du moins à en croire les toxicologues actuels11. Les modifications du climat terrestre, la baisse du niveau des eaux, l’assèchement de la Mer Morte, la désertification de l’Egypte et de la Mésopotamie, favorisèrent peu à peu les zones plus humides des plateaux anatoliens où la culture de l’opium et son commerce semblent avoir pris leur premier essor. La richesse de Troie, celle des rois hittites, comme plus tard celle de Crésus, en Turquie actuelle (qui, du reste, fournit largement encore l’Europe en morphine) pourraient y trouver leur source — pas moins que L’Iliade, car la culture de l’opium ne colonisa pas moins les Balkans et la Grèce, associée à une kyrielle de dieux : Déméter, Apollon, Thanatos, Hypnos, Nix… Concentrée aujourd’hui en Thessalie et en Macédoine, elle en dépassa peut-être largement les limites pour faire de Mycènes la rivale de Troie, et provoquer une guerre de plus d’un siècle, à une échelle jusqu’alors inconcevable. Une guerre catastrophique qui s’acheva à la bataille du Delta où s’affrontèrent la flotte du pharaon Ramsès III et une coalition hétéroclite de marins qui outre Troyens et Grecs rassemblait, dit-on, Phéniciens, Crétois, Chypriotes, Siciliens, Sardes, Corses. Bataille où ils furent vaincus, mais qui leur valut la concession par l’Egypte de la Philistie et du port de Gaza, avec l’accès au commerce avec l’Inde par l’isthme du Sinaï et la Mer Rouge.

L’opos mekonos, l’opion des Grecs, fournissait aux navigateurs méditerranéens la monnaie d’échange par excellence avec quoi acquérir non seulement le bhang des Indiens, mais les connaissances qui procédaient de son culte et de sa consommation. Ce commerce véhiculait bien d’autres produits — grains, huiles, vins, tissus, armes ou bijoux — cependant la nourriture divine lui conférait une plus-value incomparable, sur un plan comptable, mais tout aussi existentiel et intellectuel. C’est d’ailleurs toujours le cas, mais alors, entre les deux mers, il offrait à l’Egypte d’occuper le centre de la géographie du monde antique, et de le verrouiller en élaborant la chimie du kyphi — chimie stupéfiante déjà très puissante au XVe siècle avant le Christ, où les dieux de l’Orient et de l’Occident se comparaient et fusionnaient en l’honneur d’Amon ou d’Aton Rê. Concentrées dans un beurre mêlé de miel, parfumées par du musc, du bois de santal et toutes sortes d’épices et d’aromates propres à exciter les muqueuses olfactives et gustatives, les vertus du datura, du chanvre et de l’opium, conjuguées et raffinées par une cuisson experte, délivraient ce que les parfumeurs, les prêtres comme les philosophes appellent l’essence absolue. « Le bras d’Horus » — un encensoir à manche en forme de louche — dotait le pharaon du génie de l’être esentiel comme du pouvoir, autrement plus concret, de faire inhaler sa substance à ses sujets, de la faire boire à ses favoris, et d’en tirer l’encens céleste qui s’échangeait au poids de l’or sur les routes qui menaient jusqu’à Thèbes, ou plus tard à Alexandrie. À consumer sa poudre contre l’asthme dans son bol thérapeutique, Proust retrouvait à sa manière la même recette de chimie antique, son soulagement et sa grâce ontologiques. Mais tout autant se confrontait-il au même besoin tragique que les sujets du pharaon : Ce soir à travers le mal à l’estomac, la soirée, etc., cela me poursuit comme un crime, envers vous, je ne sais — écrit-il à sa mère en 1896. Enfin je comprends les gens qui se tuent pour un rien. Pas plus de trente francs ! Et à ce propos la chose la plus pressée à m’envoyer est de l’argent (envoie-m’en beaucoup trop et je tremble que ce ne soit pas assez) car sans cela je ne pourrais pas y revenir si je m’y décidais. Et de préciser : Petit mot après ma fumigation parce que j’ai peur que tout cela ne t’ennuie et que mes remords deviennent mon remord. Je voudrais ne pas avoir écrit cette lettre.12

Affaire d’argent, mais également d’intestin, car l’encens apportait aux marins le remède indispensable aux longues traversées en mer, celui qui calmait les nerfs, dissipait les angoisses, ouvrait l’esprit à la philosophie, invitait à la volupté initiatique entre hommes, mais contractait également l’appareil digestif en lui évitant la dysenterie. Voilà encore un don que partagent le datura et l’opium. Avant la découverte du vaccin contre le choléra, le médecin ne disposait guère que de ces drogues pour empêcher le malade de succomber à la crise de déshydratation. Éviter que ces produits stratégiques ne tombent entre les mains d’entrepreneurs criminels, en repérer les gisements et les laboratoires, en contrôler le trafic au profit de la France, obligeait le docteur Proust à conduire des missions à Constantinople, à Alexandrie, à Suez, à Aden, à Téhéran, en suivant à son tour la route de l’encens et des épices. Et l’auteur d’A la recherche du temps perdu de raconter à Céleste les voyages de son père en Mer Rouge comme dans les Mille et Une nuits. Le docteur Moreau revenait lui-même d’un voyage en Orient quand, un soir de décembre 1845, il initia Baudelaire au kief. Cependant, étrangement, Baudelaire n’évoque jamais les qualités de l’herbe du diable, ni l’esthétique obscène de ses fleurs, alors que Moreau venait précisément de publier un Mémoire sur le traitement des hallucinations par le datura stramonium. Il est vrai que la plante, d’un maniement particulièrement délicat, n’entrait jamais que comme adjuvant dans des confitures d’autant plus mystérieuses qu’elles passaient le plus souvent par la contrebande pour arriver sur le marché parisien — outre le dawamesk d’Alexandrie, Baudelaire répertorie le bangie exporté d’Inde, le teriaki d’Afrique du Nord, le madjound de l’Arabie heureuse — sous le label générique de « haschisch ». Mais si la science de Moreau pouvait l’aider à y détecter du datura, et si sûrement déjà les jardins et les serres de Paris en présentaient nombre de variétés, il n’y prêta guère d’attention. Le titre des Fleurs du mal lui fut suggéré par l’un de ses amis — Hyppolite Babou, dit-on. Faut-il croire qu’il lui laissa ignorer la botanique de ces trompettes des anges qui épousent, en suivant le cycle des saisons, les formes du sexe d’une femme, puis de celui d’un homme, et les vertiges que procurent ses poisons et ses contrepoisons — bien qu’il songeât alors à appeler son livre Les Lesbiennes. À moins que Baudelaire ne feigne de l’oublier ?

Le son de la trompette est si délicieux

Dans les soirs solennels de célestes vendanges

Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux

Dont elle chante les louanges.13

L’auteur de Sodome et Gomorrhe n’y reconnaissait-il pas le sexe des anges : l’organe dont chacun partage le secret hermaphrodite ? « La manière dont Baudelaire parle de Lesbos, et déjà le besoin d’en parler, suffiraient seul à m’en convaincre », disait Proust à Gide, une nuit de mai 1921. Fort tard dans la nuit — les visiteurs du Nautilus proustien devaient se faire à cette habitude et à sa plongée nécessaire sous la ligne de flottaison du temps. Le rite exigeait généralement du champagne et des frites. Mais Gide ne buvait que l’eau d’Evian et appréciait encore moins les frites de quatre heures du matin.

« En tout cas, si Baudelaire était uraniste [« homosexuel », en langue gidienne], c’était à son insu presque ; et vous ne pouvez penser qu’il ait jamais pratiqué…

— Comment donc ! Je suis convaincu du contraire ; comment pouvez-vous douter qu’il pratiquât ? lui, Baudelaire !

Et, dans le ton de sa voix, écrirait Gide, il semble qu’en en doutant je fasse injure à Baudelaire. Mais je veux bien croire qu’il a raison ; et que les uranistes sont encore un peu plus nombreux que je ne le croyais d’abord. En tout cas je ne supposais pas que Proust le fût aussi exclusivement. »14

Décidément Gide n’aime pas assez les fleurs pour comprendre la botanique proustienne et pourquoi elle implique nécessairement deux côtés. Tantôt du côté cour, tantôt du côté jardin… dit Oriane.

Sincèrement je ne vous gêne pas ? demande Swann à Odette. Car il existe d’autres jouissances horticoles, Swann l’ignore moins que personne. Il est vrai — comme le souligne si à propos le marquis de Bréauté chez Oriane, cette autre nuit où le Narrateur s’initie à son premier dîner chez les Guermantes — que ce sont des opérations qu’il faut savoir pratiquer :

Le parfum de vanille qu’il y avait dans l’excellente glace que vous nous avez servie tout à l’heure, duchesse, vient d’une plante qui s’appelle le vanillier. Celle-là produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication. Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu’au jour où un jeune nègre natif de la Réunion et nommé Albins, ce qui, entre parenthèses, est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l’idée, à l’aide d’une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.

— Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s’écria la duchesse.

— Mais vous-même, Oriane, vous m’avez appris des choses dont je ne me doutais pas, dit la princesse.15

S’approcher de l’arbre ? Sentir la fleur ? Manger le fruit ? Volontiers ! Faut-il encore savoir comment le cueillir, le préparer, le raffiner, le servir, le consommer, et quelle précaution prendre pour éviter de retourner l’arme de la volupté et de la vérité contre soi. La déclaration du sacer esto — « soit sacré ! » — conférait jadis au prêtre ce don au regard de tous ; un don qui, dans la religion grecque, puis dans celle de Rome le mettait hors-la-loi au même titre qu’un criminel, à une place inverse et symétrique — paradoxe essentiel qui offrait à la justice impériale le pouvoir d’imposer le sacré partout. Ainsi se concevait le logos spermatikos — « la semence de la langue » — pas moins que l’outil du rite qui ouvrit le panthéon romain à toutes formes d’adorations et de divinisations. Suffisait-il d’encenser les dieux et de respirer le parfum unique qui en émanait. Reconnaissable à sa couleur blanche, vendu dans les temples sous forme de poudre, de cristaux, de gomme, le pur encens prenait aussi l’aspect d’une substance visqueuse conditionnée dans des petits flacons de verre — autre invention égyptienne — appelés « lacrymaux ». Car le logos spermatikos ne s’échangeait pas seulement contre une dose d’or, mais contre son pesant de larmes et d’hystérie.

Les hallucinés médiévaux observaient les instruments de la Passion — la croix, la couronne d’épine, les clous, etc. — traverser le ciel, là où les modernes aperçoivent des soucoupes volantes et des extra-terrestres ; ce qui laisse présager que les hallucinations elles-mêmes procèdent de l’histoire et qu’elles changent de nature au XIXe siècle en suivant les progrès de la médecine. Tient-elle désormais le sacer esto à portée de main de qui veut y mettre le prix, sans pour autant devoir entrer dans un temple ou pleurer sur commande à des funérailles. « Le grand secret du bonheur sur lequel les philosophes avaient disputé pendant tant de siècles était donc décidément découvert ! On pouvait acheter le bonheur pour un penny et l’emporter dans son gilet ; l’extase se laisserait enfermer dans une bouteille, et la paix de l’esprit pourrait s’expédier dans la diligence ! » écrit Baudelaire à la traduction de Confessions of an english opium-eather.16

L’ouvrage avait paru anonymement à Londres en 1822, cependant l’identité de son auteur fut bientôt divulguée qui rendait soudain célèbre, mais pas moins misérable, Thomas de Quincey. Descendant d’une noble famille normande, orphelin de mère et de père, élève extraordinairement doué, il avait fui à seize ans son tuteur pour les brouillards de Londres, vivant bientôt de mendicité et de prostitution, mais sa langue sut les ressusciter avec au moins autant d’art que Turner. Rentré en possession de sa fortune à sa majorité, il en donna aussitôt une grande part à Samuel Coleridge, son poète préféré et vénéré, de la génération lakiste qui l’avait précédé ; lequel l’initia en retour à la philosophie de Kant, à la littérature de Schiller et à manger de l’opium. Ses Confessions écrites dans l’urgence, sous la menace de la prison pour dettes, livraient un roman phénoménologique comme personne n’en avait encore lu. Musset en tira (tout aussi anonymement) une traduction française si mauvaise qu’elle poussa Baudelaire à se mettre à son tour à la tâche du traducteur, en se laissant volontiers dépasser par un tel travail, et par l’approche d’un tout nouvel objet. S’il épouse toujours la forme du lacrymal égyptien, le flacon doseur des pharmacies anglaises ne recèle plus le produit rare concédé aux pleureuses antiques, mais un médicament ordinaire, à un prix qui défie toute concurrence. « Pour les ouvriers des manufactures, l’opium est une volupté économique ; car l’abaissement des salaires peut faire de l’ale et des spiritueux une orgie coûteuse. Mais ne croyez pas, quand le salaire remontera, que l’ouvrier anglais abandonne l’opium pour retourner aux grossières joies de l’alcool. La fascination est opérée ; la volonté est domptée ; le souvenir de la jouissance exercera son éternelle tyrannie », prédisait Quincey17.

Qu’est-ce que un penny au regard d’un malade et d’un mal dont la définition ne sollicite plus que l’œil clinique, et l’hygiène d’une économie générale dont l’ambition consiste à générer le souci de l’être autant que le besoin d’y remédier et sa plus-value existentielle. Et quelle plus-value ! Elle bouleverse l’hygiène même dans quoi l’objet se comprend et s’expose. « Comment un individu raisonnable en est-il venu à se soumettre de lui-même à un pareil joug de misère, à endurer volontairement une captivité aussi servile et à se charger en connaissance de cause d’une sextuple chaîne ? » se demande le mangeur d’opium18. Cependant, à travers la question, la drogue appelle le flair du joueur et l’installe à la table d’un casino où chacun prend sa part, les puissants comme les humbles : un casino ouvert nuit et jour, dont les dimensions s’enflent démesurément et qui vomit en masse les décavés de toutes natures, mais ne laisse pas moins chacun tenter et retenter sa chance. Qui sait ? Cette économie redécouvre sans cesse la force du calcul et s’y soumet à la loi du pari comme à celle de la sélection : tout n’y devient qu’affaire de dose et de surdose. Le risque y sollicite le risque qui fait, nécessairement, de chaque objet un produit, et de chacun un usager.

Le don symphonique du vin, la force ascendante de sa joie à quoi on accède par degré, comme on monte l’escalier dans la cohue d’une fête, chacun à l’unisson d’une gaîté qui délasse, exalte, réjouit en magnifiant la vie mais en lui gardant sa consistance, — ce don illumine le réel d’une ivresse où Baudelaire concevait le miroir de l’homme. Cependant il remarquait que la drogue hallucinatoire imposait un tout autre pouvoir : non pas celui de célébrer la vie, mais de la désolidariser de sa consistance, de lui faire quitter son port, de la mettre à flot, de l’emmener en haute mer ; ivresse non plus symphonique, mais rhapsodique, souligne Baudelaire. Rhapsodique : littéralement cousu — comme sur une espèce de tapis roulant où je me sens embarqué, largué, pourtant attaché, lié, collé à ce même tissu qui agit sur moi sans me laisser agir sur lui. Expérience si déterminante que Baudelaire y reconnaît la figure de Satan, mais si voluptueuse et si désirable qu’il n’y contemple pas moins un visage angélique. Balzac observait déjà en Vautrin le même double profil, et ses propres traits de romancier ; mais lui fallait-il le miroir de ce génial manœuvrier agissant sur les matelots, les cordages, les voiles pour lever l’ancre, là où Baudelaire admet qu’il n’est plus qu’un passager poussé par le flot. Et où il concède que le passager, l’usager, ne passe jamais que d’un produit à un autre, et que sa recherche ne le conduit qu’à remplacer le besoin par le besoin, et l’esclavage du manque par l’esclavage du manque. Seulement y conçoit-il un art du traducteur qui, comme celui du boxeur, consiste d’abord, non pas à porter des coups, mais à les encaisser : c’est-à-dire à se laisser atteindre en anticipant l’impact, et à négocier l’impact comme le surfeur négocie la vague ; sans fuir le coup, mais en se façonnant au profil de sa courbure et de son élasticité. Secret de l’art de l’esquive : s’offrir au coup qui vous affecte, en choisissant l’angle où on perçoit qu’il fera le moins mal. Un art de l’affrontement qui se confond avec l’art de l’accueil, l’art de recevoir, l’art de voyager. Leçon de boxe à la fois mentale et sensible que Baudelaire transmettra à Proust avec autant d’élégance que d’accroche profonde et durable.

Tout objet, tout être y acquiert la faculté de se substituer au produit, et une polytoxicomanie sans limites à la toxicomanie en soi, sans soulager la douleur, du moins sans la soulager durablement. Car s’offrir — quelle que soit l’esquive qu’on y conçoit — c’est aussi souffrir. Et si même le narrateur proustien entrevoit son seul salut, son salut ultime en littérature, faut-il qu’il y éprouve encore le goût de la drogue, et qu’il l’aborde avec le rite même que décrit Baudelaire quand il ressuscite une fantasia. La cuiller de vermeil qui extrait du compotier de dawamesk cette sorte de noix de beurre rance où s’est concentré le stupéfiant, ne dessine-t-elle pas la forme de la madeleine ? Baudelaire ne conseille-t-il pas de la mélanger à du café ou à du thé avant de l’avaler ?

Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause, note le Narrateur. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.19

Le dawamesk d’Alexandrie offrait un cocktail aux effets au moins aussi puissants que ceux du LSD actuel. Le docteur Moreau l’introduisait sur le marché parisien mais, pour que son usage se répande, fallut-il que se crée un salon : le plus extraordinaire, sûrement, qu’ait jamais connu Paris.  Proust n’y serait pas indifférent.

Moreau expérimentait depuis longtemps toutes sortes de drogues dans le traitement de l’aliénation mentale — en particulier à Charenton chez son maître Esquirol — mais il sortait maintenant du champ clinique. Sous le premier Empire, déjà, les fêtes que Sade organisait au théâtre de Charenton, si elles convoquaient les fous au spectacle, tant sur la scène que sur les gradins, ne servaient guère qu’à divertir la direction et le personnel de l’asile, pas moins que la société de Paris. Exutoire nécessaire, il généra une tradition festive dont le corps médical s’acquit durablement le privilège, à quoi l’usage de stupéfiants ajouta un piment courant. Les étudiants en médecine diffusèrent bientôt cette pratique au Quartier latin, en particulier dans les ateliers de l’école des Beaux-Arts. À son retour d’Egypte, le docteur Moreau profitait du même privilège ; sans doute mobilisait-il une ambition plus haute que celle de ses élèves, à la mesure de sa réputation d’expert, mais en requérant moins le savoir de la folie que le plaisir de la fête, encore qu’il convoquait les écrivains et les peintres à goûter à l’un et l’autre. À la recherche d’un appartement qui serait plus adapté à ces réjouissances qu’une salle de garde, on lui signala l’ancien hôtel du duc de Lauzun, au 17 quai d’Anjou, non loin de la Salpêtrière où désormais il officiait.

En recommandant le salut par la fuite au faubourg Saint-Honoré et au faubourg Saint-Germain, l’épidémie de choléra de 1832 avait achevé de vider l’Est de Paris de sa flore aristocratique. « On considéra alors, remarquait Michel Foucault, que la cohabitation entre pauvres et riches dans un milieu urbain indifférencié constituait un danger sanitaire et politique pour la cité. C’est de ce moment que date l’établissement de quartiers pauvres et de quartiers riches. »20 L’île Saint-Louis, livrée maintenant aux boutiquiers, aux artisans, aux immigrés polonais, avait perdu les derniers témoins de son ancienne splendeur, et l’hôtel de Lauzun était passé à un marchand de biens qui l’avait transformé en immeuble de rapport. Cependant l’étreinte du siècle avait épargné ce lieu en lui gardant un admirable décor du XVIIe siècle, fané et déclassé, néanmoins presque intact. Le peintre Fernand Boissard en occupait l’appartement principal : il le prêta volontiers au docteur Moreau et à son club. Devenu monument historique, il appartient aujourd’hui à la Ville de Paris. Elle y loge des visiteurs de marque, y organise des cocktails enviables et enviés, mais le loue aussi parfois à des productions de films. Plutôt que de m’agiter pour y être invité, pourquoi ne pas user du prétexte professionnel, plus digne, d’un repérage cinématographique, quitte à mobiliser une fonctionnaire municipale et à me prendre à mon propre jeu ? Car si l’Île du docteur Moreau s’y inventait, et si Baudelaire y conçut sa chambre double, ce décor n’offre pas moins à l’hôtel de Guermantes le salon d’Oriane.

Et la promesse de son jardin d’hiver : il suffirait d’y transporter la collection de daturas en pots qu’admire la princesse de Parme pour que sous les lambris et ses plafonds n’éclosent à nouveau ces fleurs du mal. Théâtre de séraphin prédisait Baudelaire en posant des données qui ne sont pas seulement imaginaires à l’hôtel d’A la recherche du temps  perdu : « À la hauteur de la corniche, sur les quatre murs, sont représentés diverses figures allégoriques, les unes dans des attitudes reposées, les autres courant ou voltigeant. Au-dessus d’elles, quelques oiseaux brillants et des fleurs. Derrière les figures s’élève un treillage peint en trompe-l’œil et suivant naturellement la courbe du plafond. Ce plafond est doré. Tous les interstices entre les baguettes et les figures sont donc recouverts d’or, et au centre l’or n’est interrompu que par le lacis géométrique du treillage simulé. Vous voyez que cela ressemble un peu à une cage très distinguée. »21 Évoluer dans cette même cage en compagnie d’une dame que j’observais comme au théâtre adhérer à ma prose, et à ma cause, ne soulevait pas moins le risque de retourner contre soi le dernier vers des Fleurs de mal : Tu m’as donné de l’or ; j’en ai fait de la boue ! Affaire de doses et de dosage, là encore. Comment ne pas y revenir et s’y retrouver ?

Proust veille pourtant à ce qu’on ne puisse situer l’hôtel de Guermantes sur la carte de Paris, sauf à se soumettre à un extravagant bouleversement théologico-géographique : La présence du corps de Jésus-Christ dans l’hostie ne me semblait pas un mystère plus obscur que ce premier salon du faubourg Saint-Germain situé sur la rive droite, précise le Narrateur22, mais les rares indications qu’il fournit par ailleurs (quartier à la fois aristocratique et populaire, petits métiers, tramway, etc.,) ne créent pas moins à ce lieu son empreinte négative. Le centre idéal de la Recherche, cet hôtel de Guermantes si désirable, à quoi il accède comme par degrés et où il se loge, ce lieu n’appartient pas à un véritable quartier de Paris, mais à un état d’esprit. Et si Proust évoque parfois sa rue, il n’en révèle jamais le nom.

Il n’introduit pas moins l’île Saint-Louis dans son roman, mais pour y situer l’autre hôtel : celui qu’habite Swann, précisément quai d’Orléans, au sud-ouest de l’île, — jusqu’à ce que son mariage avec Odette ne l’oblige à déménager près du parc Monceau, pour se conformer au décret de l’époque qui jugeait l’île décidément trop mal habitée. Cependant le quai d’Anjou, au nord-est, donne au quai d’Orléans son antipode, en quelque sorte ; son autre côté. Le duc de Lauzun, et les princes de Guise qui lui succédèrent au numéro 17, y installent naturellement les Guermantes. Mais les noms de Balzac, de Baudelaire, de Nerval, liés à ce même lieu, offrent plus encore sa filiation littéraire à Proust. Seulement le lieu des fantasias ne pointe la direction du côté de Guermantes qu’à condition de solliciter l’hallucination d’une météorite qui précipiterait dans le fleuve un morceau de l’ancienne France. Séparées des jardins avalés par les eaux, et dressées à pic sur ses quais désormais, les façades de ce faubourg ne se découpent dans la ville actuelle qu’en regardant le précipice de l’histoire qui fait maintenant de l’île Saint-Louis un objet de piété. Relique sacrée : objet pas moins vertigineux, où s’éprouve le charme voluptueux mais également inquiétant de ces barques de sépulcre que concevaient les anciens Egyptiens et leur mystique funèbre — zone incertaine entre la vie et la mort, comme entre rive droite et rive gauche, destinée à la traversée du temps.

« Vous savez, écrivait Balzac au docteur Moreau, que vous me devez une autre partie de haschisch, puisque je n’en ai pas eu pour mon argent la première fois. »23 Car ces soirées étaient payantes. Le dawamesk venait de  loin. Il coûtait cher. Moreau pouvait bien se le faire expédier par les services consulaires sous couvert d’expériences scientifiques, il se devait de le faire apprécier au prix fort, sans craindre les relents sulfureux, ni les ennuis avec la police, encore moins la publicité — d’autant qu’il y ajoutait son talent de metteur en scène et son esprit d’homme du monde. Mais lui fallait-il encore provoquer le cataclysme hallucinatoire qui inaugurait un tel club pour faire basculer le mythe de l’aristocratie et réserver à l’halluciné le privilège de la noblesse. Et d’inviter chacun à pénétrer dans un laboratoire fantastique où se conçoivent son adoubement par un nouveau rite et sa langue souveraine. De fait, aujourd’hui, les lieux les plus merveilleux auraient disparu depuis longtemps sans le don du toxicomane à découvrir dans les zones les plus sordides — où nul avant lui n’aurait songé à se loger avec envie — des demeures réellement admirables, que l’inconfort même de la déchéance et de la ruine dote d’un nouveau souffle de vie, si puissant qu’on s’y passe volontiers du reste. Goûter à la drogue n’exige plus même qu’on s’y livre en acte : suffit-il de se laisser introduire dans un tel lieu et dans son état d’esprit.

« Le docteur, raconte Théophile Gauthier, était debout près du buffet sur lequel se trouvait un plateau chargé de petites soucoupes de porcelaine du Japon. Un morceau de pâte verdâtre, gros à peu près comme le pouce, était tiré par lui au moyen d’une spatule d’un vase de cristal, et posé à côté d’une cuillère de vermeil sur chaque soucoupe. La figure du docteur rayonnait d’enthousiasme ; ses yeux étincelaient, ses pommettes se pourpraient, ses veines se dessinaient en saillie, ses narines dilatées aspiraient l’air avec force. “Ceci vous sera défalqué de votre portion de paradis”, me dit-il en me tendant la dose qui me revenait. »24 L’auteur des Fleurs du mal occupait lui-même un appartement dans ce même hôtel, et la coïncidence — comme les services que sa misère devait au médecin — suggère de porter à son crédit, non seulement le repérage d’un tel lieu, mais le choix des convives : Delacroix, Daumier, Nerval, etc., jusqu’au raffinement du décor de table. « Goûtez du haschisch, mon hôte ! goûtez-   en ! » suggère à son invité le comte de Monte-Cristo sous la plume d’Alexandre Dumas, convié également aux soirées de l’hôtel de Lauzun. La pâte, pourtant sucrée et parfumée, écœurait les néophytes ; et la noyer dans une tasse de café ou de thé n’aidait guère à passer à l’acte. « Parce que les houppes de votre palais ne sont pas encore faites à la sublimité de la substance qu’elles dégustent. Dites-moi : est-ce que dès la première fois vous avez aimé les huîtres, le thé, le porter, les truffes, toutes choses que vous avez adorées par la suite ? »25

En sollicitant cette réplique, Dumas ne se rappelait-il pas du même visage, de la même voix, du même événement dont la mémoire, répercutée par d’extraordinaires détours, imprégnait encore H.G. Wells en 1896 quand il retrouva l’île du fameux docteur, sans même se douter qu’elle exista réellement, pas plus qu’il ne pressentit que ses créatures qui, aujourd’hui, peuplent la planète, sortent du génie de la civilisation française et de son art du salon. S’y goûte la saveur d’une puissance nouvelle dont Balzac percevait qu’elle conjuguait la volupté du sexe à celle de l’hallucination et de la littérature, en les réunissant dans le même objet virtuel où chacun, un jour, pourrait retrouver le goût de sa propre initiation. Bienvenue au club ! — l’antique formule, si commune qu’elle paraisse aujourd’hui, reprenait vie et sens. « Une douce langueur se répandait sur tous leurs membres, un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres. Quoiqu’ils eussent à peine passé une demi-heure l’un près de l’autre, il leur semblait se connaître depuis mille ans », écrit Nerval26. Cependant, à se comprendre dans le même accord, à y sentir la même bienveillance, la même délicatesse, la même connivence, voire une sélection qu’il aurait pu organiser comme un agent de casting au service du docteur, Baudelaire ne peut retenir son dégoût.

« Mon Dieu, que je suis heureux ! quelle félicité ! je nage dans l’extase ! je suis en paradis ! je plonge dans des abîmes de délices ! » Les propos échangés dans ce club — propos inouïs encore à l’oreille d’un lecteur de la Revue des Deux Mondes pour qui Gauthier relate son inauguration — offraient le spectacle d’un transport en commun qui, s’il écœurait déjà Baudelaire, deviendrait un rite, somme toute, banal et toujours plus actuel. S’y goûte sûrement encore un peu de snobisme, mais si minimal que s’y éprouve moins un privilège qu’une communion sociale ; voilà précisément ce qui accablait Baudelaire : « Un des effets les plus grotesques du haschisch est la crainte poussée jusqu’à la folie la plus méticuleuse d’affliger qui que ce soit. »27 Le pouvoir de la drogue à rendre, en somme, les hommes meilleurs, le don d’apaiser les tensions entre détenus qui en fait un remède si courant dans les prisons actuelles, l’autorité qu’elle confère à l’administration qu’il la tolère, la monnaie d’échange et l’outil de gestion qu’elle lui offre, ce pourquoi elle s’est tellement banalisée aujourd’hui, ne génère pas seulement les conditions de la servitude humaine la plus vicieuse au regard de Baudelaire, mais celles de l’expérience théologique du mal. Et de remarquer : « Personne ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur : Je suis devenu Dieu ! » « Parfait instrument satanique », conclut-il28. Il n’en éprouva pas moins le paradoxe, car il ne put guère s’en passer. La pitié ricane — notait Proust à l’étude des Fleurs du mal —, la débauche fait le signe de croix29

L’affaire des Poisons dévoilait déjà, au XVIIe siècle, la passion de la cour de France pour la drogue. Elle montrait tout autant que Versailles adorait Satan et tendait au plus grand roi du monde le miroir où le Diable s’observait sous les traits de Louis XIV. N’est-ce pas la fonction du Diable que de révéler l’image ? Ne fournit-il pas à la monarchie absolue le négatif photographique en quelque sorte qui, s’il permet d’en tirer des clichés positifs, reste accroché à la plaque sensible de la chambre noire qui l’impressionna et l’enregistra aussitôt qu’elle se forma ?

Cependant, si la cour s’abreuvait de stupéfiants — sortilèges de haine, élixirs d’éternelle jeunesse, philtres d’amour, etc. —, personne, alors, ne songea à rendre compte de la phénoménologie d’une de ces drogues. Sans doute parce qu’elles portaient une ambition qui, si elle ne servait pas forcément d’arme au crime, visait à arracher une faveur, un privilège, un titre. Si même il impliquait de se vouer à Satan et de célébrer des messes noires pour accroître son action, l’usage du sortilège commandait encore le vœu et appelait au miracle. Les apparitions, les spectres, les chimères qui en émanaient, tenaient toujours au corps, du moins tel le concevait un royaume où la naissance fixait sa place à chacun et où l’art de séduire valait pour seul passeport. Chacun y plaidait sa propre cause devant plus grand que soi, Roi, Diable ou Dieu. La même esthétique, le même protocole, la même piété régissaient Terre, Enfer ou Ciel. Fallait-il s’y ranger, s’y courber et y briller du meilleur de soi. Néanmoins Baudelaire note : « Revenir à Sade, c’est-à-dire à L’Homme Naturel, pour expliquer le mal. »30 Car l’affaire des Poisons ne se résume pas qu’à un scandale  de cour. Sans doute livrait-elle des noms qui, pour la plupart, englobaient la coterie de Mme de Montespan, la favorite royale, et provoqua-t-elle spectaculairement le repentir catholique du Roi. Cependant l’affaire intervient précisément au moment où la Compagnie française des Indes obtient le monopole du commerce des épices avec le Siam, et où les médecins européens n’ont plus « assez de mots, remarque Foucault, pour célébrer les mérites et l’efficacité de l’opium ».31

Philippe Hecquet, le régent de la faculté de médecine de Paris au début du XVIIIe siècle, observe que « ces esprits demeurés dans l’opium sont les fidèles dépositaires de l’esprit de vie que le Créateur leur a imprimé. Car enfin ce fut à un arbre que le Créateur confia, par préférence, un esprit vivifiant, qui préservant la santé devait préserver de mort l’homme, s’il fût demeuré innocent ; et peut-être sera-ce aussi à une plante qu’il aura confié l’esprit qui doit rendre la santé à l’homme devenu pécheur. »32 Esprit de vie propre à traiter les maladies de tête et de nerfs autant que de celles des poumons, de l’estomac, de l’intestin, du sexe, etc., pour réinventer le corps de l’homme et l’irriguer d’un flux où le vivant se fond au stupéfiant hallucinatoire, il opère un prodigieux basculement théologico-politique. Agissant selon une mécanique naturelle, parce qu’il a reçu un don secret de la nature, souligne Foucault à la lecture des médecins des Lumières, l’opium prend alors valeur de remède universel en décidant du partage entre l’esprit et le corps — comme entre l’ordre du bien et du mal, et celui de la vie et de la mort. Partage qui offre spectaculairement à la Médecine une place au moins aussi éminente qu’à l’Eglise. Pour autant le médecin se soumet plus encore que le prêtre aux exigences de l’Etat et à ses injonctions.

Au Roi revient de contrôler étroitement la production de la source vitale et le commerce de son fruit. Il n’en tire pas seulement des recettes fiscales et des médicaments sans pareil, mais le symbole de sa nature nouvelle, profane désormais, néanmoins stupéfiante, sous les appellations les plus variées — thériaque de Venise, sirop diacode, laudanum de Rousseau, élixir parégorique, baume tranquille, pilules thébaïques, poudre de Douvres… —, dont ses sujets ignorent, pour la plupart, la teneur en opium. Et c’est peu dire qu’au siècle suivant, quand Proust naquit, des couches de plus en plus étendues et profondes de la société française se convertissaient toujours à la volupté de tels produits.

Si les réformes de la Révolution et de l’Empire avaient mis plus méticuleusement encore les pharmaciens sous contrôle de la puissance publique, elle les laissait toujours prodiguer les mêmes substances vitales. N’avaient-elles pas fait largement leurs preuves ? Jusqu’à la découverte des antibiotiques, la pharmacopée réellement active ne se limitait guère qu’aux psychotropes. À la tête de l’inspection générale des services sanitaires de l’Etat, le docteur Proust le savait mieux que personne. Pour aider au sommeil, prendre une infusion de tilleul ou de verveine savamment opiacée était devenu depuis longtemps une habitude dans beaucoup de familles. « M. de Mortsauf est maintenant endormi, je lui donne une tasse d’eau dans laquelle on a fait infuser quelques têtes de pavots, et les crises sont assez éloignées pour que ce remède si simple ait toujours la même vertu », signale Mme de Mortsauf à Félix de Vandenesse.33 Il est peu probable que cette habitude ait épargné l’enfant Proust. Son narrateur n’y songe pas — mais pourquoi y songerait-il ? — quand il observe à Combray sa tante Léonie dans la chambre qu’elle ne quitte plus, anémiée par une affection mystérieuse — toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Il n’en donne pas moins un tableau clinique où se lisent les symptômes de l’anorexie, de l’excès de sudation, du dérèglement intestinal, de la somnolence perpétuelle, et bien d’autres indices de l’intoxication chronique.

 

Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? » et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! » Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait : « Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé », rapporte le Narrateur34 sans insinuer pour autant qu’Odette l’a chargé en opium. Cependant, au regard des mœurs des années 1870, le fait n’aurait rien eu de si extravagant, ni de si exceptionnel. Et ces mêmes mœurs ne contredisent en rien l’idée qu’un enfant alors pouvait non seulement goûter à une infusion opiacée, mais qu’on pût la lui prescrire, pour peu qu’il eût du mal à s’endormir, ou qu’il fût trop nerveux — trop sensible.

D’autant que l’étymologie du mot thé et l’usage de la chose doivent probablement leur origine à la ville de Thèbes, et aux produits que ses prêtres diffusaient dans le monde antique, parmi lesquels la noblesse grecque distinguait un fameux nectar nommé népenthès. « Celui qui aurait bu ce mélange ne pourrait plus répandre des larmes de tout un jour, même si sa mère et son père étaient morts, même si on tuait devant lui par l’airain son frère ou son fils bien-aimé, et s’il le voyait de ses yeux », écrit Homère. « Et la fille de Zeus possédait cette liqueur excellente que lui avait donnée Polydamna, femme de Thôs, en Egypte, terre fertile qui produit beaucoup de baumes, les uns salutaires et les autres mortels, là où les médecins sont les plus habiles d’entre les hommes. »35 Remèdes qui laissèrent durant des siècles en Occident le label de thébaïques aux potions, onguents, sels, parfums que la pharmacopée moderne préfère désigner du nom d’opiacés. Mais Thèbes, semble-t-il, marqua également de son empreinte le mode préparatoire dont la médecine tire le fondement même de sa pratique : la tisane — ptisanê en grec — la « cuisine curative ». Sélectionner les bonnes et les mauvaises plantes ne suffit pas au thérapeute. Faut-il encore qu’il sache mélanger les meilleures d’entre elles afin d’en extraire une vertu efficace, et qu’il s’initie aux effets de la macération, de l’infusion, de la décoction. Voilà en quoi consiste « faire son thé ». Ce n’est pas si anodin. En assignant au philosophe le devoir de distinguer entre bonnes et mauvaises passions, Spinoza en tira des lumières conceptuelles d’autant plus brillantes qu’elles conjuguaient son propre génie au progrès du savoir médical. Et empruntait-il toujours la route des Indes.

Depuis longtemps déjà — à l’époque où il écrivait L’Ethique — les armateurs d’Amsterdam recrutaient des chirurgiens à qui ils confiaient la gestion sanitaire de leurs équipages. Outre la charge des soins à donner aux marins blessés au combat ou par accident, ils prenaient la responsabilité de vérifier leur état de santé avant de leur engagement, de leur inculquer les principes d’hygiène indispensable à la vie d’une collectivité en mer, de leur prescrire un régime propre à leur éviter les maladies, de veiller à leur ravitaillement, à son renouvellement, etc. Les routes maritimes qui permettaient à la flotte néerlandaise de gagner un empire commercial se dotèrent ainsi d’une sûreté toujours plus accrue. La guilde des chirurgiens d’Amsterdam y acquit un prestige remarquable, avec l’autorité d’imposer dans les ports hollandais l’embryon d’un règlement de santé publique et leur conseil de surveillance. Le docteur Proust en serait l’héritier, pas moins prestigieux, sous la IIIe République.

Leur science ne dépendait pas moins de l’enseignement de l’anatomie, et la ville leur consentait le droit de procéder, une fois par an, au cérémonial d’une dissection publique. Mais voulurent-ils aussi recevoir le privilège de s’y faire peindre en assemblée. Depuis longtemps, chirurgiens et peintres se fournissaient clandestinement en cadavres auprès des bourreaux, et souvent opéraient-ils de concert en se servant du même appareillage optique. Ouvrir un corps et en tirer des dessins relevait d’une indécence diabolique au regard de la théologie chrétienne ; néanmoins, au profit de la représentation des vivants et des progrès de la médecine, les princes toléraient cette pratique pourvu qu’elle ne suscitât pas de scandale, quand en 1632 le docteur Tulp, en charge de la chaire de chirurgie d’Amsterdam, obtint de lui donner la plus vaste des publicités. S’agissait-il maintenant de démontrer la puissance cartésienne de la ville qui avait ravi à Alexandrie et à Venise le rang de capitale maritime du monde. « Si tu as l’aptitude nécessaire pour te livrer à un pareil travail, tu en seras peut-être empêché par ton estomac ; et, si ce n’est pas ton estomac, tu le seras peut-être par la crainte de passer la nuit en compagnie de cadavres écorchés et mutilés dont l’aspect est terrifiant ; et, si cela ne t’arrête pas, il te manquera peut-être le don de savoir dessiner »,  écrivait Léonard de Vinci36.  L’audace de Rembrandt à relever ce défi — alors qu’il n’a encore que vingt-six ans quand il exécute la Leçon d’anatomie du docteur Tulp — lui valut aussitôt la gloire. Et inaugurait-elle l’âge lumineux en même temps que le commerce de l’opium débutait son développement exponentiel.

Pleurez, versez toutes les larmes de votre corps : vous reconnaîtrez le goût de l’opium. Il tarira inévitablement vos larmes comme il enclenchera le travail de l’oubli et du pardon. Rien de plus intime : le cerveau secrète de l’endorphine aussitôt qu’il est soumis à trop de souffrance ou de jouissance. Sans ce don, votre corps ne connaîtrait ni déréliction, ni orgasme, ni extase. Substance compassionnelle s’il en est, d’autant qu’il suffit de l’observer transformer les traits d’un visage pour qu’à distance sa suggestion parvienne à ranimer sa sécrétion en soi. Si elle apportait un ultime secours aux suppliciés du cirque à Rome, elle organisait le plus puissant des spectacles pornographiques. Pas moins que la guerre ; seulement laissait-elle au chirurgien peu de chance de sauver un blessé. Produire de l’endorphine dépend autant du choc que du sentiment. Fonction naturelle qui reste en soi une énigme, dont la science n’a toujours pas compris les tenants et les aboutissants. Peut-elle cesser aussitôt qu’on tente de manipuler un blessé et lui causer des douleurs intolérables. Seul l’apport de morphine exogène, aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais, parvient à y remédier.

Si la médecine antique sollicitait déjà l’opium, son efficacité sur les champs de bataille exigeait des doses massives, et demeura-t-il longtemps un luxe princier. Indispensable en cas d’amputation, il aidait tout autant aux soins qui permettaient aux mutilés de cicatriser leurs blessures et de leur survivre. Les chirurgiens hollandais lui portèrent une attention toute particulière — c’est là leur génie — quand ils entrevirent que l’opium est la mère des drogues : aucune autre substance n’affecte les fonctions cérébrales qui gèrent la douleur et le délice d’une manière si directe, ni si puissante, ni si simple, en somme.

« Le plaisir causé par le vin suit une marche ascendante, au terme de laquelle il va décroissant, tandis que l’effet de l’opium, une fois créé, reste égal à lui-même pendant huit à dix heures ; l’un, plaisir aigu ; l’autre, plaisir chronique ; ici, un flamboiement ; là, une ardeur égale et soutenue », note Baudelaire : « Mais la grande différence gît surtout en ceci, que le vin trouble les facultés mentales, tandis que l’opium y introduit l’ordre suprême et l’harmonie. »37 Il n’offrait pas seulement au chirurgien la panacée qui permettait de soulager les maux les moins supportables, il lui donnait le pouvoir d’entretenir la bonne humeur et la cohésion d’un équipage, ou d’une ville portuaire, comptoir ou métropole. Il révolutionna la médecine du XVIIe siècle. Suffisait-il de développer la culture du pavot, ce à quoi s’employa la compagnie néerlandaise des Indes, qui fit d’Amsterdam le principal débouché de l’opium en Europe.

« L’opium communique aux facultés le sentiment profond de la discipline et une espèce de santé divine », note encore Baudelaire. Et d’ajouter en retrouvant un accent spinozien : « L’expansion des sentiments bienveillants causée par l’opium n’est pas un accès de fièvre ; c’est plutôt l’homme primitivement bon et juste, restauré et réintégré dans son état naturel, dégagé de toutes les amertumes qui avaient occasionnellement corrompu son noble tempérament. »38

Revint aux armateurs hollandais de répandre en Europe au XVIIe siècle une herbe que les Chinois appelaient cha, et de la commercialiser sous le nom de thé. Le mot confondait encore la plante avec son mode de préparation et de cuisson, mais ne sollicitait pas moins le mélange botanique et son raffinement, d’autant que les Hollandais répandaient aussi, alors, un instrument dont l’action n’est pas, non plus, anodine, sous le nom de pipe thébaïque : pipe à opium. Dire thé communément, c’était abréger    thébaïque ; le faire, c’était le doser en opium. Certes, ni l’étymologie du mot, ni l’usage de la chose dans son développement historique, ne me permettent de conclure qu’Odette s’y livre à son tour. Pourtant, à l’observer en épousant le regard de Swann, le Narrateur trace un portrait d’elle où l’œil du médecin maintenant, à s’y substituer, pourrait entrevoir les symptômes de la toxicomanie :

Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mine ou d’être de mauvaise humeur.39 Symptômes que le Narrateur détaille — les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rouges ; ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas… avec le signal de la maladie mortelle dont elle souffrait à Nice, guérie par ses dévotions à Notre-Dame de Laghet.40 Et requièrent-ils toujours l’œil clinique. Proust le reconnaissait entre tous. N’était-il pas l’œil que son propre père posait sur lui ?

Comme ils [les Chimay] voulaient me ramener en automobile, Constantin [de Brancovan] a dit que c’était une imagination de ma part que l’air vif me faisait mal, car Papa disait à tout le monde que je n’avais rien et que mon asthme était purement imaginaire, écrit Proust à sa mère en septembre 1899, durant une cure à Evian. Je ne sais que trop le matin ici, quand je suis réveillé, qu’il est bien réel et tu serais gentille dans ta lettre de me mettre quelque chose comme ceci : « Ton père était furieux que tu fusses allé en automobile. Tu sais combien peu de choses te sont mauvaises mais que rien n’est pire que l’air trop vif pour ton asthme. »41

L’asthme intervient tard dans la vie de Proust, à dix ans, ou presque, au printemps 1881 durant une promenade familiale au bois de Boulogne, quand une crise de suffocation le foudroya spectaculairement. Des injections de morphine, spécialement dans l’asthme et la dyspnée — ouvrage du docteur Adolphe Dumas paru en 1878 : il est probable que, dès que la crise se renouvela, l’enfant fut traité selon cette méthode. Ne la donnait-on pas alors pour la plus efficace ? Pourquoi le docteur Proust ne s’y serait-il pas résolu ?

L’opium devait à sa puissante vertu antitussive d’être employé en sirop pour combattre les quintes de toux. Mais, à les insensibiliser, il ne contracte pas moins les tissus pulmonaires en diminuant les facultés respiratoires. Le soulagement qu’il procure dépend d’une opération sensible et mentale, mais rend la constriction des bronches plus oppressante aussitôt que l’effet du stupéfiant cesse. L’organisme réagit alors comme une éponge en commandant le progrès d’une accoutumance qui ressuscite la fatigue, la mauvaise humeur, le manque d’appétit, enfin inévitablement la quinte de toux, avec l’habitude de plus en plus fréquente de la cuillerée de sirop pour se soigner et s’endormir — de la même manière, en somme, que celle du baiser de Combray. À se manifester indéfiniment, le besoin d’opium peut déclencher une crise terriblement alarmante quand un enfant s’y soumet jusqu’à mettre en jeu sa vie. Ce besoin sollicite l’organe le plus sensible — poumons, estomac, intestins, peau, sexe… — au gré des individus comme des circonstances : il ne générait pas seulement l’hystérie des pleureuses antiques, ni les abominables douleurs stomacales de Quincey, mais un asthme particulier aux opiomanes. Si l’injection de morphine faisait merveille sur ce genre de patients, elle les soumettait à un régime saturant et au péril de la surdose.  Pour autant, il serait naïf de croire que les médecins — du moins ceux de la classe du docteur Proust — en ignoraient les dangers.

À cause des souffrances de ma grand-mère on lui permit la morphine, raconte le Narrateur. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d’albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s’était installé en grand-mère portaient toujours à faux ; c’était elle, c’était son pauvre corps interposé qui les recevait, sans qu’elle se plaignît qu’avec un faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n’étaient pas compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que nous aurions voulu exterminer, c’est à peine si nous l’avions frôlé, nous ne faisions que l’exaspérer davantage, hâtant peut-être l’heure où la captive serait dévorée. Les jours où la dose d’albumine avait été trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où il délibérait, où les dangers d’un traitement et d’un autre se disputaient en lui jusqu’à ce qu’il s’arrêtât à l’un, la sorte de grandeur d’un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit : « Faites face à l’Est. »42

« Personne n’a jusqu’ici déterminé ce que peut le corps », relevait Spinoza. Avant lui, à l’école des chirurgiens hollandais, Descartes concevait déjà le corps comme machine de la vie. Durant une cure de désintoxication, en sollicitant à sa manière le même concept, Cocteau remarque : « A la clinique, on fait à 5 heures au vieux bull-dog mourant une piqûre de morphine mortelle. Une heure après il joue au jardin, saute, se roule. Le lendemain, à 5 heures, il gratte à la porte du docteur et demande sa piqûre. »43 Outil des plus performants, encore qu’il faille savoir le régler au profit de la raison.

En exil à Amsterdam durant la guerre de Trente ans, les princes palatins cherchèrent auprès de Descartes, puis de Spinoza et de Leibniz quand ils furent restaurés dans leurs états, à redéfinir les rapports de la philosophie et de la monarchie sur un mode enfin rationnel, et d’en faire un objet de savoir et un instrument de gouvernement. Le fait est que la première tentative d’injection intraveineuse eut lieu, précisément, à la cour de l’électeur palatin à Heidelberg vers 1650. Expérience menée sur un chien à qui on inocula du laudanum sans guère donner de résultat ; néanmoins songeait-on déjà à mettre au point un outillage ontologique d’une portée considérable. En 1673, le même prince offrit à Spinoza une chaire de philosophie à l’académie d’Heidelberg. Offre qu’il déclina, mais qui procédait du même souci d’élaborer ce que Foucault appellera une « médecine d’état ».

À entretenir une si longue correspondance avec ces princes et à les éclairer, Descartes et Leibniz retrouvaient le regard de leurs devanciers stoïciens quand ils admiraient à Rome l’obéissance et la discipline que suscitait la puissance naturelle de l’encens. S’ils s’en tenaient à de pures considérations conceptuelles, et si leur visée ne requérait plus la même sorte de sacralisation qu’à Rome, l’esprit qu’ils insufflaient dans le corps, dans sa substance, dans son être procédait toujours du même thé, et de sa cuisine curative, avec la différence que l’opium abondait auprès d’eux comme jamais auparavant. Spinoza gardait plus de distance avec les princes, mais n’entrevoyait pas moins que si, jadis, le logos spermatikos avait soulevé l’âme, son essence pourrait maintenant huiler avec une vertu sans pareille les rouages de la mécanique humaine, mentale et sociale.

Voilà comment progresse la médecine hollandaise dans les cours européennes, et comment elle s’associe aux Lumières. Frédéric II de Prusse, le petit-fils de cette princesse Sophie palatine pour qui Leibniz fit tant de frais, y gagna l’ambition de former un corps d’élite et de lui assigner une tâche sanitaire globale en créant à Berlin en 1764 la Medizinischepolizei, la « police médicale ». Et il la dota des mêmes pouvoirs d’enquête, de perquisition, d’arrestation que la police criminelle. Ne lui incombait plus seulement de guérir les malades, mais d’ausculter et de traiter au mieux tous les organes qui affectaient la gestion de la Prusse : armée, urbanisme, éducation, mœurs, justice, etc. « C’est ainsi, observe Foucault, que le concept moderne de l’Etat, avec tout son appareil, ses fonctionnaires, son savoir, se développera en Allemagne bien avant d’autres pays politiquement plus puissants, comme la France, ou économiquement plus développés, comme l’Angleterre. »44 Acte constitutionnel du futur empire allemand, il s’appuie résolument sur la loi de la nature, en revendiquant l’autorité incontestable de la décision scientifique et de sa sélection positive.

La Révolution française s’en inspira bientôt pour rassembler un corps de hauts fonctionnaires chargés de l’administration de la santé. Et de placer à sa tête le docteur Guillotin. Le nom de guillotine comme celui de prison de la Santé prouve que les serviteurs de l’Etat ne manquaient pas d’esprit. Ils ne créaient pas moins le service d’hygiène publique attaché au ministère de l’Intérieur. Moulé sur l’empreinte de la Medizinischepolizei, installé à l’Hôtel-Dieu face à la préfecture de police de Paris, ce service ne disposait pas des mêmes pouvoirs légaux, du moins en théorie — se limitait-il à enquêter, à ficher, à expertiser, à évaluer, à prévoir —, ce qui ne l’empêchait pas en certains cas (épidémie, mobilisation militaire, répression des fraudes et des trafics illicites) de bénéficier des mêmes prérogatives.

Adrien Proust lui doit sa magnifique carrière au moins autant qu’à son mariage avec Jeanne Weil : chef du service d’hygiène publique à l’Hôtel-Dieu en 1877, élu à l’Académie de médecine en 1879, conseiller permanent à la Commission internationale des épidémies en 1881, inspecteur général des services sanitaires en 1884, nommé à la chaire d’hygiène publique de la Faculté de Paris en 1885, enfin commandeur de la légion d’honneur en 1892. Ces titres cumulés lui confèrent une autorité comparable à celle du préfet de police, mais s’ils travaillent de concert, dans le domaine qui lui revient, les compétences administratives, voire diplomatiques et militaires, du docteur Proust sont bien plus étendues. Et sa fonction bien plus durable, quoique en cela son intelligence, son habileté, son flair politique entrent sûrement aussi en ligne de compte. Et, en 1903, quand il succomba à une attaque cérébrale, restait-il toujours en charge de ce qu’on appellerait aujourd’hui le ministère de la Santé.

Il publia une trentaine d’ouvrages où se mesure l’ampleur du champ de son expertise : L’Hygiène des expéditions coloniales, La Défense de l’Europe contre la peste, De l’assainissement des villes, L’instruction populaire sur les conditions d’hygiène, Des différentes formes de ramollissement du cerveau, etc. Guide du progrès, il n’agite pas seulement le drapeau de la santé, il quadrille le territoire, le remodèle en profondeur, mais veille également à défendre ses frontières et ne conduit pas moins la mission civilisatrice de France dans le monde. Nombre de réunions décisives requièrent sa présence tant Place Beauvau qu’au Quai d’Orsay ou à l’Etat-major. Mais présente-t-il aussi ses rapports aux commissions du Parlement.  Ministre officieux, notamment en charge de ce qu’on appelait alors « la police sanitaire » auprès des Douanes, et couvert par une sorte de secret : défense médicale qui le rend d’autant plus puissant, il n’est pas moins contrôlé, ni filé, jusque dans sa vie privée : « Il ne semble pas, remarque Diesbach, à en croire certains rapports conservés dans les archives de la préfecture de police qui faisait surveiller tous les personnages de quelque notoriété, que le docteur Proust ait été le modèle des maris. Il a pour défaut principal d’être rarement à son foyer et de profiter de ses absences pour avoir, sinon une liaison, du moins des passades qui satisfont à la fois ses sens d’homme sanguin, trop bien nourri, et sa vanité de praticien en vogue. Il est en effet de ces médecins hygiénistes qui n’ont aucune hygiène […]. Il est très lié avec nombre de parlementaires, de ministres, de diplomates, de hauts magistrats ou d’académiciens, tous utiles à sa carrière, puisqu’il ambitionne d’entrer à l’Institut. Cela oblige à une vie mondaine pour laquelle sa femme n’éprouve aucun goût, préférant rester seule avec ses enfants, bien qu’il lui faille, en certaines occasions, faire acte de présence à ses côtés. » Et de présumer : « Mme Proust, contrairement aux apparences, n’est pas une femme heureuse, encore qu’elle soit trop bien élevée pour le laisser paraître. »45 Autant d’éléments qui confèrent aux Proust des données qui échappent au cadre classique (à supposer qu’il y en ait un) ; surtout si l’on songe que les enfants et leur mère rejoignaient chaque année, au début du printemps, la maison des Weil à Auteuil, pour la Pâque, et qu’ils y demeuraient jusqu’au milieu de l’été, en compliquant plus encore leur vie de famille.

« Médecin des maisons et des fontaines », disait Anatole France du docteur Proust, mais également des égouts, des bas-fonds, des galetas comme des bordels les plus sordides. « Médecin des choses, relève Foucault, médecin de l’air, de l’eau, des décompositions, des fermentations », à une fonction qui exigeait l’inlassable l’enquête sur le terrain et dans le souterrain, sans craindre — c’est un trait caractéristique de la médecine hygiéniste et de sa méthodologie — d’endosser les habits d’un ouvrier, d’un paysan, d’un marin, d’un soldat, voire d’un prêtre, pour les besoins de l’observation et du rapport. Ces rapports d’enquêtes, pas moins que ceux de la préfecture de police, ne sont rébarbatifs qu’à ceux qui n’entrevoient pas leur étoffe romanesque. Eugène Sue en habilla ses Mystères de Paris, Victor Hugo ses Misérables, Zola son Assommoir, mais imitaient-ils en cela, chacun à sa manière, Balzac et sa fréquentation des hôpitaux. Car ce sont les médecins qui rendent naturel le monde. Loin de reléguer Vidocq à un passé révolu, le préfet de police sanitaire confère son surcroît d’autorité et sa science du réalisme à Vautrin. Le secret de l’existence ne dépend-il pas à présent du génie médical ? Et ne détient-il pas, lui, les véritables clefs de la Recherche ? Sait-on jamais ? Notre espérance de vie n’est-elle pas déjà trois fois supérieure au calcul statistique de la Medizinischepolizei à la fin du XVIIIe siècle ?

Pour autant, les mécanismes de la contagion infectieuse restaient encore une énigme dans les années 1880. Les travaux de Pasteur et la diffusion de la théorie microbienne — d’ailleurs largement contestée alors — l’éclairaient à peine. Les causes du mal requéraient autant le mauvais air que les mauvaises habitudes ; les émanations pestilentielles que les mœurs dissolues ; la promiscuité et la débilité héréditaire que la corruption morale et le commerce du vice. On conçoit qu’à la tâche d’isoler l’acteur contagieux, d’identifier le porteur du mal, d’établir le procès de sa contamination et de le mettre en relation avec une conduite perverse, les médecins aient donné aux maladies vénériennes, à la syphilis en particulier, un rôle de premier plan sur la scène de l’hôpital. Jusqu’au sens littéral, car la curiosité d’observer sa pathologie atteindre peu à peu tous les organes et causer des manifestations spectaculaires — chancres, perte de la parole, de la vue, hémiplégie, délire, démence… —  installa bientôt le syphilitique à une place sans pareille dans un amphithéâtre. Jadis le docteur Tulp ne disséquait qu’un cadavre. La syphilis — la vérole ou le tabès en langue courante alors, appelée plus savamment la paralysie générale ou encore l’ataxie — présentait maintenant le corps d’un vivant sur la table. « On n’imagine pas les variétés chinoises, les exquisita supplicia du bourreau tabès, le plus grand des anatomistes », remarquait Alphonse Daudet46. Corps d’autant plus fascinants qu’ils pouvaient aussi appartenir à Baudelaire ou à Dostoïevski.

Si on lui attribua longtemps une origine amérindienne en suspectant les marins de Christophe Colomb de l’avoir transmise dans l’ancien monde, la syphilis n’était pas moins décrite déjà par Hippocrate. On l’a d’ailleurs identifiée sur des ossements retrouvés à Pompéi. Peut-être connut-elle une recrudescence au XVIe siècle avec l’intensification du commerce maritime. En tout cas l’attention que lui porta la médecine moderne ne fut jamais plus soutenue sans doute que, lorsqu’en succédant à Moreau à la direction de l’école de la Salpêtrière, Charcot conféra à la paralysie générale le statut de la maladie-mère dont dérivent toutes les maladies, psychiques ou somatiques, chroniques ou épidémiques. La Médecine atteignait ainsi le stade du miroir qui procurait à l’Eglise et au dogme du péché originel le soulagement de sa traduction en langue des Lumières d’autant que « la faute, avec tout ce qu’il pouvait y avoir en elle d’intérieur et de caché, trouvait aussitôt son châtiment et son versant objectif dans l’organisme », souligne Foucault47. À ceci près que la faute n’incombait pas forcément au malade, surtout s’il s’agissait d’un enfant, et qu’elle pouvait engager la responsabilité de ses géniteurs et de sa généalogie. À remonter cet arbre de vie, le symptôme malin sans facteur contagieux — l’asthme en offrait un exemple classique — se dotait enfin d’une loi causale. Et découlait-elle de la théorie de dégénérescence dont, précisément, le docteur Proust orchestrait la diffusion dans la société française. On comprend qu’il n’ait guère eu envie de prendre au sérieux l’asthme de son fils puisqu’en somme il suspendait sur les siens la menace d’une tare héréditaire.

Dans son service à l’Hôtel-Dieu se formait le personnel qui n’apprenait pas seulement à la nation à se laver régulièrement les mains ou à faire bouillir du lait, mais allait sur le vif repérer les chancres du délabrement social — de quelque nature que ce soit : rachitisme, gâtisme autant qu’alcoolisme ou prostitution — pour les rapporter au procès du mal congénital que l’Etat se devait d’endiguer et de conjurer, comme on luttait contre la paralysie générale. « L’aristocratie nobiliaire avait, elle aussi, affirmé la spécificité de son corps ; mais c’était sous la forme du sang, c’est-à-dire de l’ancienneté des ascendances et de la valeur de ses alliances ; la bourgeoisie pour se donner un corps a regardé à l’inverse du côté de sa descendance et de la santé de son organisme », note Foucault48. Combat national à considérer d’un point de vue thérapeutique autant qu’administratif, économique et militaire. Cependant, pour vaincre, faut-il encore se donner les moyens de produire un élan vital et se laisser soulever par sa saine doctrine. Les missionnaires de l’Hôtel-Dieu vont l’enseigner jusque très loin en opérant des conversions massives. « Ce n’était pas seulement une affaire d’économie ou d’idéologie, ajoute Foucault, c’était aussi une affaire “physique”. En portent témoignage les ouvrages publiés en si grand nombre à la fin du XVIIIe siècle sur l’hygiène du corps, l’art de la longévité, les méthodes pour faire des enfants en bonne santé et les garder en vie le plus longtemps possible, les procédés pour améliorer la descendance humaine ; ils attestent aussi la corrélation de ce souci du corps et du sexe avec un “racisme”. Mais celui-ci est fort différent de celui qui était manifesté par la noblesse et qui était ordonné à des fins essentiellement conservatrices. Il s’agit d’un racisme dynamique, d’un racisme de l’expansion, même si on le trouve encore qu’à l’état embryonnaire et qu’il ait dû attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour porter les fruits que nous avons goûtés. »49

À la mesure de ses hautes fonctions dans l’organisation de la salubrité publique et privée, Adrien Proust s’implique au premier plan dans sa propagation. Dépasse-t-elle largement les frontières de la France, car il présida aussi à la création de l’Office international d’hygiène — future Organisation mondiale de la santé — où la génétique, la biologie, la physiologie, la botanique, la chimie se superposaient et travaillaient déjà à constituer l’unité du savoir de la vie. Il dirigeait également chez un éditeur parisien la publication d’ouvrages de vulgarisation qui adaptent ce savoir à tous les genres de lecteurs, selon leur niveau de culture et les maux dont ils souffrent, ou qu’ils craignent. Ainsi dans son Traité d’hygiène publique et privée — publié en 1877, en 840 pages, grand succès de librairie, trois fois réédité — le docteur Proust prédisait : « C’est à la race blanche, et au rameau aryen qu’appartient la suprématie définitive. Mieux doués que les autres, ils sont victorieux de la lutte pour l’existence. C’est entre les différents rameaux aryens que le combat sévère pour l’existence s’accuse de plus en plus. L’avenir seul décidera lequel de ces rameaux — latin, germanique ou slave — est le plus vigoureusement trempé pour le combat et saura s’assurer la victoire. »50 Prose existentielle pas si courante encore, du moins pas si banale à remarquer qu’il la consigne à l’époque où il épouse Jeanne Weil et où lui naissent des enfants juifs. Voilà qui confère à cette famille des traits qui, décidément, sortent du cadre ordinaire.

L’opium jugulait si efficacement les crises de démence, il faisait régner un si grand calme et un si bel ordre dans les asiles d’aliénés qu’à l’issue des visites que les médecins guidaient comme dans un musée ou dans un zoo, le public demandait immanquablement : « Mais où sont les fous ? » Ce qui ravissait les médecins — l’anecdote plaisamment requise et reprise ornait les annales de psychiatrie française à ses débuts. Cependant, inexorablement, le climat changeait dans les hôpitaux parisiens comme sur les bords de la Tamise. Les maniaques peuplaient la Salpêtrière à proportion de 60 % en 1806. On n’en comptait plus que 14 % en 186651. Les hystériques les remplaçaient majoritairement — car la folie connaît aussi ses épidémies — et ils disparaîtraient à leur tour dans le courant du XXe siècle. De tels cas deviennent si rares à observer aujourd’hui qu’à leur associer banalement les cris, les gesticulations, les convulsions, on oublie que ce qu’on appelait alors la « grande hystérie » causait des troubles bien plus impressionnants et bien plus invalidants : paralysie, aphasie, cécité… Voilà pourquoi ils volaient aux obsessionnels le rôle principal sur la scène de la folie. Cependant dans ce théâtre, étrangement, ils exposaient le même genre de symptômes que les syphilitiques, ce qui amena à les rassembler dans les mêmes dortoirs et à les faire traiter par les mêmes médecins. Ainsi se forma le service de Charcot à la Salpêtrière. On aiguillait également vers lui les asthmatiques et, d’une manière générale, tous les patients atteints de crises convulsives, asphyxiantes ou paralysantes. Le tableau clinique de la dégénérescence raciale trouva si bien à s’y illustrer qu’il assigna bientôt à ce laboratoire une mission dont les limites franchissaient de loin le plan neurologique pour englober l’étude du tissu social en entier et y inscrire en filigrane le névropathe – le « sujet à antécédents nerveux héréditaires », selon la définition de Charcot. Sujet qui ne dessine pas moins le profil de Marcel Proust : profil médical, sans aucun doute, mais pas seulement.

Dès que, pour se préparer à dormir, il cessait d’exercer sur lui-même une contrainte dont il n’avait même pas conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un frisson glacé refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s’essuyait les yeux, se disait en riant : « C’est charmant, je deviens névropathe », note le Narrateur en se logeant dans l’esprit et les nerfs de Swann quant il ressent les premiers effets douloureux de sa dépendance à Odette.52

« Hystérique ! hystérique ! vous dis-je. Nous sommes tous des hystériques ! » annonçait Maupassant aux lecteurs de Gil Blas au retour d’une séance d’hypnose orchestrée par Charcot à la Salpétrière53. Cependant il confiait à ses amis : « Alléluia ! j’ai la vérole ; par conséquent, je n’ai plus peur de l’attraper. »54 S’il suivait les leçons de Balzac en fréquentant assidûment les hôpitaux, il éprouvait plus encore le besoin qui poussait déjà Baudelaire dans la salle d’attente du docteur Moreau. Car, avant même qu’on eût songé à les regrouper dans le même tableau clinique, les syphilitiques comme les hystériques s’y recrutaient d’eux-mêmes, pas moins que les asthmatiques. Si hétérogène que soit l’origine de leurs maux, la même urgence les conduisait dans le même cabinet et requérait la même ordonnance. La morphine, apparue en Europe au XVIIe siècle, mais bien plus répandue au XIXe, n’améliorait pas seulement leur traitement : elle inventait une spécialité médicale.

Le laudanum que buvait Quincey consistait en une teinture opiacée préparée à l’ancienne, à proportion de 10 % de morphine. La fiole de Baudelaire en contenait déjà 20 %. Exigeait-elle encore un excipient qui modifiait et ralentissait ses effets. La mise au point de la seringue hypodermique par Pravaz en 1841 lui ouvrit une nouvelle perspective thérapeutique. Elle trouva bientôt un horizon militaire. La technique de la chirurgie de guerre s’y renouvela, mais on n’expérimenta pas moins l’injection de morphine sur des soldats valides. Elle les poussait à lutter contre le froid, la faim, la fatigue, le découragement, en leur évitant les inconvénients de l’alcool, par une stimulation immédiate et durable, prolongée sur une dizaine d’heures, sans troubler leur sens de la soumission, encore moins leur ardeur au combat, si bien qu’elle fut utilisée massivement sur les champs de bataille — en Crimée, d’abord, puis aux Etats-Unis durant la guerre de Sécession, et en règle générale jusqu’à fin du XIXe siècle en Europe et sur le théâtre d’opération colonial. Engagé comme infirmier durant la guerre de 1870 entre la France et l’Allemagne, Nietzsche fut le premier philosophe qui sut comment se servir d’une seringue. Il est vrai qu’il souffrait du même mal que Baudelaire. Cependant l’usage de la seringue dans les armées développa tout aussi massivement une dépendance à la morphine si puissante et si rapide que les médecins durent convenir qu’elle générait la « maladie du soldat ». Revint à Sollier, au service de Charcot, d’étudier sa pathologie en détail et de tenter d’y remédier, sans toutefois nourrir trop d’illusions, en particulier quant aux patients qui présentaient le même cas que Nietzsche.

« Il n’est pas d’usage de guérir la morphinomanie des ataxiques. Le retour des douleurs térébrantes qu’ils endurent rendrait la suppression de la morphine trop aléatoire, trop éphémère. Quand un de ces malades vient le trouver, Sollier lui-même, le grand vainqueur des intoxications chroniques, hoche la tête, fait la moue et trouve une bonne raison pour “remettre ce petit traitement-là”. Mais il arrive que le poison, pris en trop grande quantité, ne soulage plus et alors les patients supportent le double poids de la drogue et du tabès. Certains, que la contrainte diabolique de la piqûre à heure fixe désespère, essaient de diminuer eux-mêmes leurs doses. On les voyait assis farouches, tournant sans politesse le dos à leurs compagnons de géhenne, ne répondant aux questions que par de sourds grognements, consultant leur montre toutes les cinq minutes, afin de constater qu’ils avaient gagné un délai. Bientôt, n’y tenant plus, ils disparaissaient, le temps de la chère, de l’indispensable piqûre et revenaient le sourire aux lèvres, la pupille brillante, affables, empressés, avides de sympathie. Il fallait faire semblant de ne s’être aperçu de rien », écrivait Léon Daudet en se remémorant le climat de la station thermale de Lamalou-les-bains où officiaient conjointement Jean-Martin Charcot et Adrien Proust. « Or j’ai connu ce milieu à fond. »55 On ne peut guère le contester à Daudet, resté si longtemps au service de Charcot à la Salpêtrière, et élevé dès l’enfance dans son sérail — on le conteste encore moins au fils du docteur Proust.

Jean-Martin Charcot et Adrien Proust appartenaient à la même génération d’étudiants initiés par Moreau, non seulement à la drogue et au piment qu’elle donnait aux rites festifs de l’hôpital, mais à analyser ses propriétés substantielles sans craindre de les tester sur soi, à considérer leurs enjeux stratégiques, à en étudier les profits et les périls, à les projeter dans le champ sanitaire, au sens le plus vaste. Parvenus chacun à des postes-clefs de l’administration de la santé, revenait à Charcot de mener des expériences dans un laboratoire bien plus sophistiqué maintenant qu’à l’époque de Moreau, et à Adrien Proust de prendre en compte ses résultats et de les mettre en application à grande échelle, pas moins que d’en repérer les effets pervers. Seulement le maître de la Salpêtrière cultivait un goût pour le faste, le spectacle et la publicité que celui de l’Hôtel-Dieu préférait éviter. Pour autant leur fonction commandait leur étroite collaboration et leur solidarité collégiale. Se recevoir régulièrement, entretenir des relations personnelles, y mêler leur épouse et leurs enfants, dépendait de leur esprit de corps. Or il n’était guère concevable, alors, que Charcot ne fût pas appelé au chevet du petit Proust — quand l’asthme entrait tout spécialement dans son domaine de compétence — et que l’enfant ne le consultât pas régulièrement. Édouard Brissaud, qui fut à la Salpêtrière l’un de ses plus brillants internes, et qui deviendrait à son tour le meilleur spécialiste français de l’asthme, reprendrait naturellement son relais après la mort de son maître en 1893. Je suis allé ce jour-là voir notre cher « médecin malgré lui », celui qu’il faut presque battre pour le faire parler médecine, Brissaud, plus beau et plus charmant que jamais — écrit Proust à Anna de Noailles en août 1905. Mais enfin les médecins, on ne peut les voir que le jour. Et chaque sortie de jour, je la paye par un mois de fièvre. Et je me demande le bien qu’ils m’ont fait. Brissaud a fini par me recommander assez Sollier. Je vais faire un livre sur les Médecins.56

Charcot avait longtemps loué au prince de Chimay le premier étage de son hôtel (aujourd’hui occupé par la direction de l’école des Beaux-Arts), au 17, quai Malaquais sur la rive gauche, non loin de l’Institut de France, face à la grande galerie du Louvre. Monument historique encore, il déplaça et installa durablement le lieu des fantasias au faubourg Saint-Germain. « Une vraie famille de toqués que cette famille Charcot, signale Goncourt, de toqués faits par la fréquentation des névropathes. Il y a toujours à la maison une potion composé de bromure, de morphine, de codéine, enfin d’un choix des plus aimables stupéfiants, que le père, la mère, la fille, boivent pour se procurer des rêves exhilarants. »57 Un lieu qui ne laissa pas non plus Proust indifférent : Dès que j’ai voulu venir habiter dans cette rue, il s’est trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n’avait jamais vu puisqu’il n’est venu ici que pour moi. En somme, c’est bien. Ça pourrait peut-être être mieux, mais enfin ce n’est pas mal, confie Charlus au Narrateur58. L’enfilade de ces salons, le luxe historique qu’ils déployaient, la hiérarchie qu’ils commandaient, la clientèle qu’ils convoquaient, le spectacle des obligés qu’ils contraignaient à l’attente indéfinie, s’ils offraient sous l’ancien régime le pouvoir de mesurer la grandeur d’un homme, reprenaient leur fonction sous la IIIe République, dévolue alors à un médecin pas moins illustre que les princes auxquels il succédait. Et épousait-il le même jeu d’acteur qui impressionna tellement Freud.

Il est vrai que les Proust louaient alors un appartement chez le marquis de Lubersac, boulevard Malesherbes, adresse aussi flatteuse. Comme la famille du Narrateur à l’hôtel de Guermantes, le docteur Proust introduisait les siens dans l’aristocratie, du moins non loin d’elle. Et, comme Charcot, il y recrutait sa clientèle et ses relations. Je vous ai peut-être raconté, écrivait Proust à Lucien Daudet, que mon frère avait eu pour marraine une comtesse Puslowska […]. C’était une femme charmante qui nous couvrait de nécessaires en vermeil.59 Convié boulevard Malesherbes, « heureux de cette invitation, et intimidé par elle, heureux à cause du prestige dont se parait pour moi Marcel Proust, intimidé parce que je pensais qu’il habitait une maison immense et magnifique », Lucien Daudet se rappelait sa déception à découvrir un appartement en fond de cour, vaste appartement pourtant, mais qui ne pouvait se comparer à celui du quai Malaquais qu’il avait si bien connu.60

« Le mardi soir la somptueuse demeure s’ouvrait aux membres de l’Institut, aux professeurs de facultés et à leurs familles […]. Charcot demandait qu’on fît de la musique, qu’on s’amusât, qu’on eût de l’entrain. Nous nous chargions de réaliser ce vœu, je vous en réponds », se souvenait Léon, son frère aîné61. Alphonse Daudet, leur père, devait à leur hôte sa morphine — elle soulageait en lui les mêmes maux que Nietzsche — mais il reprenait aussi le rôle d’agent de casting que Baudelaire jouait jadis auprès de Moreau (à supposer qu’il l’ait réellement joué). En tout cas les soirées du docteur Charcot y gagnaient un public si brillant, du moins si intimidant au regard de Freud qu’il s’imposait des frais de toilette extraordinaires et une dose de cocaïne pour y figurer dignement.62

Mais le lieu ne servait pas qu’à donner des fêtes, s’ouvrait-il plus banalement aux jeux des enfants de ce sérail. « Nous galopions dans ces salons remplis de malades, accablés et inquiets dans des fauteuils », poursuit Léon Daudet — à qui Proust dédia le Côté de Guermantes. « Les ataxiques et les mélancoliques grinçaient sur des prie-Dieu baroques du XIIIe siècle. Les atrophiques musculaires étendaient leurs membres décharnés sur des griffons, des guivres ou des gargouilles. Imaginez la géhenne dans un bric-à-brac, la cour des miracles pathologiques logée dans un décor de Victor Hugo. Ce spectacle et celui de nos ébats devaient donner une impression de cauchemar aux millionnaires allemands, russes, américains, polonais, turcs qui venaient chercher dévotement leur ordonnance aux pieds du roi des neurologues. »63 Goncourt précise qu’une consultation chez Charcot coûtait 200 francs — le salaire mensuel d’un petit fonctionnaire. Lieu de fantasias toujours, seulement changeaient-elles de nature. Le docteur Moreau ne convoquait pas ses patients dans son club de haschischins ; il se songeait pas à y donner des consultations, encore moins à y mener une vie de famille ; toutes choses confondues quai Malaquais, qui rendaient le lieu d’autant plus fantastique au regard d’un enfant.

 


1. Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge, Allia, p. 21.

2. Céleste Albaret, Monsieur Proust, Robert Laffont, p. 84-85.

3. Ibid., p. 86.

4. Ibid., p. 85-86.

5. Exactement 510 francs écrit Jeanne Proust — citée par Christian Péchenard, Proust et son père, Quai Voltaire,   p. 181.

6. Paul Sollier. Méthode physiologique de démorphinisation rapide basée sur 357 cas de guérison (1890-1910), in Bulletin et mémoires de la Société Médicale de l’Elysée — cité par Alain Morel, in Le Traitement des toxicomanies à Boulogne, Le Trait d’Union, p.3.

7. Jean Cocteau, La Difficulté d’être, Rocher, p. 89-90.

8. Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 385-386

9. Ibid., p. 805.

10. Les Paradis artificiels, in Œuvres complètes, Pléiade, t. I, p. 410

11. Pierre-Arnaud Chouvy, Le pavot à opium et l’homme, in Annales de Géographie, n° 618, Armand Colin,         p. 182-194.

12. Correspondance, Plon, t. II, p. 147.

13. L’imprévuLes Fleurs du mal, in Œuvres complètes, Pléiade, t. I, p. 172.

14. André Gide, Journal, Pléiade, p. 692.

15. Le Côté de Guermantes, Pléiade, t.II, p. 806.

16. Les Paradis artificiels, Pléiade, t. I, p. 465.

17. Ibid, p. 444.

18. Thomas de Quincey, Confessions d’un mangeur d’opium. Gallimard, p. 43.

19. Du côté de chez Swann, Pléiade, t.I. , p. 44.

20. Michel Foucault. Naissance de la médecine sociale, in Dits et écrits II, Gallimard, p. 224.

21. Les Paradis artificiels, Pléiade, t. I, p. 422.

22. Le Côté de Guermantes, Pléiade, T.II, p. 330.

23. Honoré de Balzac, Correspondance, Classique Garnier, t.V, p. 70.

24. Théophile Gauthier, Le Club des Hachischins, La Bibliothèque libre, p. 2-3.

25. Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Christo, Michel Lévy, p. 158-159.

26. Gérard de Nerval, Voyage en orient, Clud des librairies de France, t. II, p. 62.

27. Les Paradis artificiels, Pléiade, T. I, p. 434 et 437.

28. Ibid, p. 436-437.

29. A propos de Baudelaire, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 618.

30. Titres et canevas, in Œuvres complètes, Pléiade, t. I, p. 394.

31. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, p. 376.

32. Philippe Hecquet, Réflexion sur l’usage de l’opium, des calmants et des narcotiques, Paris, 1726 — cité par Foucault, ibid, p. 378.

33. Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, Pléiade, t. IX, p. 1025.

34. Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 218.

35. Homère, Odysée, IV, 212-250.

36. Léonard de Vinci, Carnets, Gallimard, t. II, p. 135.

37. Les Paradis artificiels, Pléiade, t. I, p. 465.

38. Ibid., p. 465-466.

39. Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. p 193.

40. Ibib, p 218-219.

41. Correspondance, Plon, t. II, p. 339-340.

42. Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 618.

43. Jean Cocteau, Opium, Stock, p. 124.

44. Michel Foucault. Naissance de la médecine sociale, in Dits et écrits II, Gallimard, p. 211.

45. Ghislain de Diesbach, Proust, Perrin, p. 20-21.

46. Cité par Léon Daudet, Souvenirs littéraires, Grasset, p. 119.

47. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, p. 646.

48. Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, p. 164.

49. Ibid, p. 165-166.

50. Adrien Proust. Traité d’hygiène publique et privée, Masson, 1877 — cité par Christian Péchenard, Proust et son père, Quai Voltaire, p. 203-204.

51. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, p. 646.

52. Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 311.

53. Guy de Maupassant, Gil Blas du 16 août 1882 — cité par Bertrand Marquer, Mirbeau et Charcot, in Cahiers Octave Mirbeau, Cerses, p. 3.

54. Guy de Maupassant, Correspondance, lettre 62, à Robert Pinchon, du 2 mars 1877.

55. Léon Daudet, Souvenirs littéraires, Grasset, p.113 et 75.

56. Correspondance, Plon, t. V, p. 318.

57. Edmond de Goncourt, Journal, Laffont, t. III, p. 237.

58. Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 850.

59. Correspondance, Plon, t. XIV, p. 146.

60. Lucien Daudet, Autour de soixante lettres de Marcel Proust, Gallimard, p. 14.

61. Léon Daudet, Souvenirs littéraires, Grasset, p.82-83.

62. Sigmund Freud, Un peu de cocaïne pour me délier la langue, Milo, p. 18.

63. Léon Daudet, Souvenirs littéraires, Grasset, p.79.

2 Commentaires

  1. J’avais lu cela version papier dans RDJ. La présentation écran devrait être améliorée : caractères plus grands, plus contrastés… Ce texte est une merveille qui mérite d’être lu et relu…

  2. J’adore es articles de votre blog.
    Une petite critique toutefois : il faudrait des mises en formes plus intéressantes lors de l’impression…