C’est cette semaine qu’ont commencé les premières élections pluralistes de l’histoire du Soudan depuis vingt-quatre ans. Or la plupart des observateurs internationaux – la chef de mission de l’Union européenne, Veronique De Keyser, en tête – nous disent que tout est organisé pour que ces élections soient faussées, truquées et tournent à la mascarade. Elles auront pour résultat, nul ne l’ignore, de remettre en selle un Al-Bachir inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par une Cour pénale internationale à laquelle se verra opposer le prétendu « verdict des urnes ». Elles serviront de point d’appui, enfin, à un vaste changement de perspective, non seulement géostratégique, mais mental, j’allais presque dire géopsychologique, qui verra la communauté internationale remettre au cœur de ses préoccupations (ce qui est bien) l’immense sud Soudan animiste et chrétien, riche en ressources notamment pétrolières, et qui a commencé de panser les plaies de la guerre atroce qu’il a endurée, lui aussi, pendant vingt et un ans – mais ce, au détriment (et c’est, évidemment, beaucoup moins bien…) du Darfour sans ressources, exsangue et dont la communauté internationale semble sur le point de faire son deuil.

Sauf qu’il y a un homme, ici, à Paris où il vit en exil, qui s’arc-boute contre ce mauvais destin.

Il y a un homme qui se révolte à l’idée que l’on passe par pertes et profits les martyrs sans nombre de son pays et qui le fait en refusant, d’une part, de participer à la farce électorale et en refusant, d’autre part, de se prêter à l’autre mise en scène, diplomatique celle-là, qui se tient à Doha, capitale du Qatar, et qui est censée aboutir à l’accord « pacifiant » le malheureux Darfour.

Cet homme, cet empêcheur de négocier en rond, ce grain de sable dans la mécanique bien huilée de ceux qui voudraient que l’on tourne la page des 300 000 morts qu’ont faits les islamistes de Khartoum dans leur province occidentale, s’appelle Abdel Wahid al-Nour.

Et comme je le connais un peu, comme c’est avec ses combattants que je suis entré au Darfour, il y a maintenant près de trois ans, accompagné de Gilles Hertzog et du photographe de Gamma Alexis Duclos, comme je dispose de sa confiance, je suis l’objet de fortes pressions, depuis maintenant plusieurs semaines, pour le « ramener à la raison » et le convaincre de prendre le chemin, sinon des élections, du moins de Doha et de son processus de discussions.

Alors, j’ai parlé avec Abdel Wahid.

J’ai vu, revu, ce chef de guerre sur lequel courent les rumeurs les plus terribles et que l’on accuse notamment d’avoir fait exécuter, à distance, dans la dernière zone qu’il contrôle et qui est celle du Djebel Marra, quelques-uns des commandants qui condamnent sa ligne « jusqu’au-boutiste ».

Et je suis parvenu à la double conclusion suivante.

Je ne crois pas, d’abord, à ces histoires d’exécutions à distance. Je ne crois pas à la fiabilité des « notes » que m’ont passées les bonnes âmes chargées de me faire entendre qu’il n’est pas ce résistant, ce combattant de la liberté, que j’ai plusieurs fois dépeint. Qu’il ne soit pas un ange, j’en suis sûr. Que ses hommes, quand ils vainquent une colonne ennemie, ne prennent pas toujours le temps de faire des prisonniers, je l’avais dit et dénoncé, à l’époque, dans le reportage que j’avais rapporté pour Le Monde et le New York Times Syndicate. Mais j’invite ceux de nos diplomates qui seraient trop heureux de tenir enfin « la » bonne raison de procéder à son expulsion et de contenter ainsi nos puissants amis qatariens d’examiner avec lui, je dis bien avec lui, comme je l’ai moi-même fait, chacun des cas pointés du doigt.

Et puis, surtout, je ne crois pas à l’image trop simple du warlord entêté, éloigné de ses troupes, coupé des réalités du terrain, et qui serait prêt à se battre, pour que vive son rêve d’un Darfour laïque et démocratique, jusqu’au dernier Darfourien de chair et d’os. Car sans doute s’exprime-t-il mal, ou pas assez. Mais il dit trois choses, au moins, qui ne sont pas dénuées de logique et me paraissent éminemment respectables. Il dit que, s’il est vrai que l’on parle paix, par définition, avec son adversaire, l’on n’est pas obligé, pour autant, de discuter gastronomie avec un cannibale. Il dit que, s’il est exact que c’est toujours avec son ennemi que l’on finit, tôt ou tard, par venir à la table des négociations, l’on n’est pas forcé de le faire avec un pistolet sur la tempe, un autre dans le dos et la moitié de son peuple croupissant dans des camps. Et il ajoute, enfin, qu’il ira à Doha, oui, bien sûr ; qu’il s’assiéra, comme on l’y invite, à la table des discussions ; mais à la condition a) que s’arrêtent les bombardements sur le Djebel Marra, b) que soient désarmées les milices de janjawid qui sèment la terreur à la porte des camps ainsi que dans ce qui reste des villages darfouriens et c) que commencent de revenir les déplacés à qui l’on a volé leurs terres pour y installer des gens du Niger, du Mali, du Tchad ou d’ailleurs.
« Vous êtes le pays du général de Gaulle, m’a dit Abdel Wahid dimanche soir dernier. Votre président est issu d’une tradition politique fondée par le général de Gaulle. Ne vous rendez-vous pas compte qu’en m’invitant à la reddition, en m’exhortant à me soumettre sans conditions à un régime islamiste, raciste et, au fond, fasciste, on me demande d’agir, non comme de Gaulle, mais comme Pétain ? »

Abdel Wahid al-Nour n’est certainement pas de Gaulle. Mais qu’on lui demande d’être une sorte de Pétain, j’en suis hélas, aujourd’hui, convaincu.