Le prophète n’est jamais celui qu’on croit. Le seul film prophétique, qui creuse et fore sa mystique personnelle, le seul film qui annonce, c’est A l’origine. Pas Un prophète, qui finalement singe mais ne dit pas. Giannoli dit ; il est dans le discours. Un prophète raconte mais n’a rien à dire. François Cluzet s’embarque dans la construction d’un tronçon d’autoroute, une « bretelle » comme on dit, de deux kilomètres. Ce sont deux kilomètres qui, si on ne suit pas sa mystique personnelle, ne mènent nulle part. François Cluzet, Xavier Giannoli nous mènent loin. Non pas sur une simple bretelle, mais sur un chemin strictement christique.
Toutes les religions, peut-être, commencent par être des arnaques. C’est le sens que l’on injecte dans ces absurdités, la conviction qu’on y place et, in fine, l’humanité qu’on y éprouve qui donnent lieu à une épiphanie. Cluzet avance : son tronçon, c’est sa foi. Ce qui n’est qu’une minable arnaque supplémentaire, assez virtuose, va se terminer comme toutes les œuvres qui perdurent : rien n’est plus éternel que cette bretelle inachevée. Cet inachèvement même est le signe de la Passion : Cluzet, en chemin de Croix déguisé en autoroute, ne fabrique pas du cul-de-sac, mais de l’infini. Ce qu’il faut, dit Giannoli, c’est imaginer ce qui suit : ce qui succède à ce tronçon. Ce n’est pas un morceau de route absurde, qui mène nulle part : c’est une piste de décollage, l’espoir décolle.
Cluzet, comme sur une autoroute, ne peut plus faire demi-tour : et ce n’est pas Jean-Claude Romand qui, par déni de réalité, fera un carnage. C’est Philippe Miller qui, par déni de ce qu’on appelle officiellement la réalité, va transcender des moments de quotidien, des efforts d’hommes de bonne volonté qu’on appellera des ouvriers, des salariés, en autant d’actes d’apôtres. Cette expérience n’est pas malheureuse : c’est la défaite des autres ; mais la victoire de Cluzet. (Et de Cluzet l’acteur, parallèlement, ici au sommet de la cime de l’aiguille de son art).
Les travaux mis en œuvre, graduellement, ne deviennent plus qu’un prétexte : celui de faire converger un projet commun. La fin ne justifie pas les moyens, puisque la fin et les moyens se confondent. Il en est toujours ainsi dans la mystique : l’abolition du but, remplacé par la pratique. Le but, c’est la pratique car seule la pratique peut garantir le sens qu’on attribue à l’acte de vivre. Or, vivre, ce n’est pas être séparé des hommes : c’est se rapprocher d’eux, et les relier, les associer est un exposant de plus, réservé à quelques uns, des élus qu’on appellera simplement des saints.
La totalisation, ici, n’est pas l’achèvement. L’autoroute est théorique ; c’est une fiction mais le réel est une fiction perpétuelle. Le génie est celui qui, d’abord, fait accroire que cette fiction est la réalité, peut être, plutôt, une réalité de substitution. Mais le génie est celui qui, ensuite, invite autrui à habiter cette fiction inventée, cousue, confectionnée par lui. Le vertige du film est de voir comment une folie « originelle », puis « originale », finit par concerner tout le monde. Giannoli repère tous les niveaux (humains, sociaux, économiques) où se lisent les conséquences de cette folie.
C’est une folie évidemment gratuite, car la folie est forcément gratuite et le film parle de gratuité : l’argent, présent comme obsession, est absent car il est systématiquement soustrait. Cluzet finit par restituer, peu à peu, par soustraction, la somme colossale que lui a rapporté son arnaque initiale, arnaque qui n’a plus, peu à peu, d’arnaque que le nom, le nom que ne manquera pas de lui attribuer les tribunaux, celui de la justice et celui de tous ceux qui n’ont pas croisé son chemin.
Evidemment, les apôtres se méfient. Les ouvriers doutent ; les contremaîtres commencent à sentir les choses. Giannoli, ainsi que dans les Evangiles, nous montre que ces doutes finissent par constituer la foi. On comprend alors que tous accompagnent Cluzet dans ce qui n’est plus tellement une folie, mais une vision de la vie. Le monde est dehors : ici, nous sommes « entre nous ». Nous partageons, jour après jour, et nous nous moquons bien de savoir pourquoi, une même route. Une même autoroute, qui est un terrain d’entente et non une pierre de discorde. C’est un projet qui devient, de par son absurdité même vue de l’extérieur, la forme concrète d’une compagnie. La « compagnie » n’est plus le nom générique d’une société autoroutière, mais un groupement humain, épaulé par un chef qui aime ses hommes.
C’est un projet idéologique ; une utopie. Qui se construit, sous nos yeux. Les apparences sont toutes contre ce projet qui seul connaît sa propre signification, sa propre poésie. Giannoli, avec ce Christ casqué, nous parle de l’enfance. Et de l’invention du christianisme – ce qui est strictement la même chose. Le casque remplace la couronne d’épines. Comme Jésus déguisé en roi de pacotilles avec sa couronne d’épines, voici Cluzet, tout aussi imposteur et carnavalesque, tout aussi bouffon, tout aussi ridicule qu’on voulût que le Messie fût.
Ce que fabrique doucement Cluzet, ce n’est pas une escroquerie supplémentaire, puisque de toute façon, dès la moitié du film, il fait vœu de pauvreté. Non : c’est la construction d’une universalité. Dépasser les apparences, c’est-à-dire l’absurdité, pour changer le monde. Cluzet veut changer le monde et il n’est pas fou. C’est le moins fou des hommes et le moins mégalomaniaque. Giannoli comprend parfaitement ce qui, ici, est en jeu : c’est de démontrer (et l’art fut inventé pour cela) que la « réalité » des hommes, gâtée par leur esprit de sérieux et leur économie, leurs responsabilités, leurs pouvoirs et leurs gloires, n’existe pas. Elle s’invente. Elle se crée : le monde, minuscule, créé de toutes pièces par Cluzet, c’est le monde entier tel que Cluzet finit par (vouloir) le voir.
Cluzet / Miller ne savait pas qui il était : en recouvrant de bitumes deux kilomètres d’herbes folles, il développe une philosophie, un langage, un savoir et une sagesse. Il donne naissance à des systèmes d’idée, à des mythes, et le héros de ce film mystique et accompli, est la complicité entre tous les interlocuteurs. La signification rigoureuse de l’entêtement de Cluzet est claire : proposer une alternative à la société dans laquelle nous vivons. Prendre une « bretelle » d’auroute, sortir, opérer une déviation. Cluzet aurait pu être l’objet d’une dérive : il est le chantre de la déviation. Il est celui qui propose autre chose.
Cette réalité inédite qu’il entend soumettre au jugement de ses collègues en se la proposant à lui-même dans le jusqu’au-boutisme, il a fallu la forger à la force du mental : ce n’est pas un psychopathe qui fuit le réel, mais un être humain qui, à mesure que les travaux avancent, construit une autre route en lui-même : j’ai raison de faire ce que je fais puisque quelque chose advient. Autour d’un prétexte bitumé, je dévoile une part du monde en participant de l’amour, de la fraternité, et du travail dont on sait quelle charge mystique et quelle Grâce, chez Simone Weil, il trimballe. Il y a du Simone Weil chez Giannoli.
Car A l’origine est un film sur le travail. Il y a une mystique du travail. Un homme qui travaille, quel que soit ce travail, n’est jamais ridicule. On dit qu’il n’est de sots métiers. C’est particulièrement faux : il n’y a, pratiquement, que de sots métiers. La plupart des métiers que je connais, que je rencontre, que je vois, que je croise, dont j’entends parler, sont sots. En revanche, dès qu’un homme, quel qu’il soit, est en train d’effectuer ce sot métier, il se pare automatiquement d’une sorte de dignité suprême, non, d’une dignité tout court, de la dignité dans son acception la plus noble, j’entends : la plus simple. Dans sa dignité la plus nue. Dans sa dignité la plus digne. Cluzet, dans ce film, remet les gens au travail. Le travail n’est pas une occupation : il est ce qui freine la mort. Il a le visage, ici, de l’espoir dans une région sinistrée en proie au chômage.
Cluzet va redonner des racines à des déracinés du travail. Et ce sera, sans aucun doute, le seul patron qui ne se comporte pas « en patron ». Par un paradoxe subtilement instillé dans le film, Cluzet montre qu’être un vrai patron, cela peut être, dans l’objectivité des faits et des institutions, être un faux patron : mais cela doit être un vrai homme, pardon – un homme vrai. Ce que veut Cluzet, c’est atteindre sa vérité. Chaque homme qui atteint sa vérité approche de la vérité. « Après des mois de ténèbres intérieures, écrit Simone (Weil), j’ai eu soudain et pour toujours la certitude que n’importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre. »
Et Simone écrivait, ailleurs (Du Temps, 1929), que l’homme ne connaît pas le monde. Cluzet / Miller le connaît ; même, il le rend habitable ; il le rend viable. Et voici ce qui, à mon avis résume le mieux la situation du personnage principal d’A l’origine. C’est toujours de Simone, et c’est encore dans Du Temps (Simone a vingt ans) – c’est assez vertigineux : « Quelques-uns certes qui imaginent un Dieu, un démiurge législateur du monde, quelques-uns aussi qui pensent être athées, se mettent en quelque sorte à la place de Dieu, légiférant, assignant au nom d’études qu’ils nomment théologiques, ou physiques, ou chimiques, ou mathématiques, des règles à l’univers, ou plutôt ils essayent de penser ses règles telles qu’elles ont été assignées aux choses ils ne savent par qui, comme un esclave qui toujours chercherait à penser l’ordre de la cité comme le pense le roi qui a créé cet ordre et le maintient. »
Ici, dans ce début de passage, Simone ne fait rien d’autre qu’opposer ceux qui ont la foi et ceux qui se prétendent « athée ». Pour elle, un athée est quelqu’un qui, non seulement a remplacé Dieu par autre chose, mais qui plus est, à remplacé Dieu par cette autre chose qui est l’homme lui-même. Et pire encore, car c’est ce qui est ici sous-entendu : chaque athée remplace Dieu par lui-même : c’est moi qui me substitue à Lui. Dieu, c’est moi. L’athée est celui qui se prend pour un dieu ; et qui se prend pour Dieu. Mais pour l’instant, Cluzet n’est pas concerné. Nous ne savons pas s’il a la foi ou non, s’il est athée ou non : lorsque le film commence, lorsque le film débute, Cluzet ne croit pas même en lui. Il ne se prend pas lui-même comme origine. Il n’est rien. Pas même athée : rien, il ne croit en rien et surtout pas en lui-même. Poursuivons, car la suite devient plus intéressante pour nous ; elle nous concerne au plus près.
« Mais le commun des hommes s’intéresse peu à ces conjectures, poursuit Simone Weil. L’homme n’aspire à connaître que sa propre condition. » Là, nous pénétrons chez Giannoli. Nous mettons un pied dans le film. Cela commence, sérieusement, à nous interpeller. Car le film ne nous parle que de cela : du commun des hommes. Comment un homme, commun, parvient à faire, avec d’autres hommes, communs, un miracle. Jaillissement de miracle en frottant le commun au commun, à la manière des silex.
Simone, suite : « Ce qui existe, comme tel, n’est pas intéressant ; ou, pour mieux dire, de tout ce que nous croyons composer l’univers, rien n’existe que ce que chaque homme peut d’une certaine manière trouver, en cette condition qui lui est imposée, comme dans le creux de sa main. Tout ce que nous pouvons saisir, nous le saisissons, non certes en nous-mêmes, car il n’y a rien en nous, mais d’où nous sommes. Avant donc de me demander ce qu’est le monde ou même s’il est un monde, je me demande, non pas si je suis, car je le sais, non pas non plus ce que je suis, mais plutôt comment je suis, sous quelle condition j’existe ; et je trouve aussitôt que ma manière d’exister se définit à la fois par une certaine puissance de moi sur moi, et par une certaine impuissance de moi par rapport à moi. »
Si nous vivions dans un monde intelligent, voilà ce qu’il aurait fallu mettre sur l’affiche du film : cette phrase, cette dernière phrase de Simone Weil. Je la recopie de nouveau – j’en copie un tronçon : « Ma manière d’exister se définit à la fois par une certaine puissance de moi sur moi, et par une certaine impuissance de moi par rapport à moi. »
J’aimerais continuer laisser parler Simone de ce film, oui, je laisse la parole, encore, à son fulgurant génie. On croirait qu’elle a vu A l’origine, mais en réalité, elle l’a vu puisque Giannoli a fait en sorte de faire un film qui pense. Pas un film boboïdal comme Un prophète, qui n’est qu’un film qui frime, et même, qui n’est qu’une frime de film où jamais rien n’advient – mais un film qui pense. Qui contient du discours ; de la pensée. C’est toujours issu de Du Temps, c’est la suite, j’ai coupé quelques paragraphes intermédiaires mais c’est la suite, cela habite dans le même texte de 1929 : « Exister, pour moi, c’est agir, pourvu que ce mot soit pris en son sens plein ; or dès que j’agis, il m’apparaît que je ne me suffis point. Agir n’est autre chose pour moi que de me changer moi-même, changer ce que je sais ou ce que je sens ; mais ce changement de moi-même que je veux, il ne me suffit pas de vouloir pour l’avoir. » Je laisse de côté quelques lignes, et je reprends : « Ma condition est telle que je n’ai à conquérir l’éternité que d’une manière qui ne consiste pas à essayer de parcourir le temps ou de l’arrêter, mais à l’emplir de mon travail, en établissant par le travail, entre le projet et l’œuvre, ce lien qui ne peut m’être donné. » Et voici le coup de grâce : « La loi du travail enferme, quant à mon action, qu’elle dure, quant au monde, qu’il s’étende. »
Yann Moix
« Pas Un prophète, qui finalement singe mais ne dit pas. »
Le film de Xavier est, certes, réussi, très réussi. Mais j’aurai aimé que vous élaboriez un petit peu sur cette drôle de phrase à propos du film de Jacques Audiard « Un Prophète », peut-être le film français le plus réussi des derniers 20 ans. Audiard porte un regard magistral sur le monde ténébreux de l’underground pénal. Personne n’a montré tant de sagesse mais aussi d’amour derrière la caméra. Alors de là à dire qu’un prophète singe …
Ali Naderzad
screencomment.com
Lourd, pédant et ostentatoire.