C’était à l’Institut d’art et d’archéologie de l’université Paris-I, un bâtiment en brique, de style byzantin, dont le toit en créneaux, d’un ocre tirant vers le rose, brillait au-dessus des platanes qui l’entouraient.

Un jour de mars 1984, je m’assis au milieu des étudiants du département de cinéma, pour la première fois. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions dans une très grande salle, pleine à craquer, les fenêtres encadraient des étudiants, qui se serraient pour prendre place sur les rebords. C’était le soir, à l’heure où l’établissement, obéissant à une règle stricte, devait fermer. Mais ce n’était pas le cas, ce soir-là. La grande salle du rez-de-chaussée était allumée. L’interdiction du tabac dans les lieux publics n’était pas encore en usage, et tout le monde fumait, à l’exception du professeur, habillé d’un vieil imperméable beige, qui apparut au milieu d’un brouillard. Il avait une soixantaine d’années, assez grand, maigre, légèrement voûté. Ses cheveux frisottés, courts, dégageaient un front beau et plein, gracieusement convexe, qui attirait et retenait bien la lumière.

À vrai dire, le cours de cinéma n’avait rien à voir avec mes études. Je m’étais inscrit dans cet établissement pour faire une thèse de doctorat, en histoire des beaux-arts, sur l’impressionnisme. Si je n’avais pas eu le besoin primordial d’améliorer mon français, cette salle ne m’aurait guère incité à entrer.

À l’époque, mon drame personnel, c’était la langue. Durant les deux premiers semestres, je n’avais presque rien compris de ce qu’on nous avait enseigné. Souvent, quand un professeur faisait une blague et que toute la salle se marrait, j’hésitais : rire ou ne pas rire avec eux, en me demandant si je n’étais pas moi-même le sujet de la plaisanterie. Par nature, un Chinois du Sichuan – cette merveilleuse province chinoise, dont Brecht a tiré son chef-d’œuvre, La Bonne Âme de Setchouan –, ne pourra jamais distinguer la prononciation de deux lettres incontournables de la langue française, à savoir « l » et « n ».

(Je veux vous divulguer un secret : voilà, vingt-cinq ans plus tard, je ne suis toujours pas capable de faire cette distinction. Quand un Français me parle, je dois toujours deviner chaque « l » ou « n », au milieu des phrases de mon interlocuteur. En quelque sorte, pendant vingt-cinq ans, j’ai toujours imaginé ce qu’on me disait. Pire, je répondais dans un français bourré de fautes, puisque j’étais obligé de contourner « l » et « n », dans mes phrases, jusqu’à la suppression radicale de tous les articles.)

Pour moi, ce soir de mars 1984 était plutôt un cours de langue gratuit. Comme d’habitude, tous mes nerfs se concentraient sur la lutte contre ces deux vieux ennemis, livraient un combat au corps à corps, combat très déséquilibré, que je savais perdu d’avance.

Quoique…

Par miracle, ce soir-là, mes antennes handicapées, qui manquaient de précision, purent capter, dès le début, le sens de certaines phrases du professeur. Par exemple : « Aujourd’hui, je vais vous parler de la durée d’un récit. Pour un réalisateur ou un écrivain, la première chose, c’est de savoir déterminer la durée à donner à son récit : trois minutes ou une heure et demie. Cinq lignes ou deux cents pages. »

Quelle surprise ! Non seulement face au progrès de ma compréhension orale, mais aussi parce que je perçus, dans ses mots, un fin connaisseur des affaires. Est-il un réalisateur ? me demandai-je. Son nom, à l’époque, ne signifiait rien pour un étudiant venu de Chine, pays qui était alors un autre monde. Je le regardai. Il n’avait rien d’un réalisateur. Il n’était pas le genre de personne qui s’enflammait, qui speedait, qui terrorisait tout le monde par sa présence. Au contraire, c’était un homme calme, avec des yeux brillant de sagesse, qui ressemblait plutôt à un pasteur prêchant devant ses paroissiens.

« Dites-moi, demanda-t-il, quelle forme narrative est, pour vous, la plus proche d’un film ?

– Un poème ? cria un étudiant.

– Non, dit-il.

– Une chanson ?

– Non plus.

– Une symphonie ?

– Je ne crois pas.

– Un livret d’opéra ?

– Non.

– Une pièce de théâtre ?

– Non.

– Un roman ?

– Non, mais vous n’êtes pas très loin. Faites encore un effort… Pour moi, conclut-il, ce qui ressemble le plus à un film, c’est une nouvelle. »

Tant d’années après, je me souviens toujours de son visage illuminé et de son sourire, quand il prononça ce mot de « nouvelle », d’autant que mes trois films préférés, Rashomon, Mort à Venise, Apocalypse Now – des pures merveilles, à la fois littéraires et cinématographiques, au-dessus de toute forme narrative, mais comme a dit Laozi : la meilleure forme est sans forme –, sont tous les trois tirés ou inspirés de nouvelles.

Ce professeur, c’était Éric Rohmer.