Cambodge. Ta Prohm est le troisième temple le plus visité d’Angkor, après le sublissime Angkor Vat et le Bayon aux deux cents seize têtes monumentales de Bouddha. Et il soulève les foules comme aucun des deux précédents. Pour une raison déraisonnable : laissé, lui, en l’état où les archéologues français l’ont découvert à la fin du XIXème siècle, il nous est parvenu entièrement détruit, non du fait des hommes, mais par la Nature en sa toute-puissance. Et cela réjouit l’âme des visiteurs.
Une fois ce temple-monastère et la ville de 80.000 habitants dont il était le centre en majesté abandonnés au XVIème siècle, de gigantesques fromagers et autant de ficus ont poussé, des superstructures où les oiseaux déposaient leurs graines vers le sol nourricier. En de longues coulures ressemblant à des centaines de fils de chewing-gum entrelacés, les ramifications de leurs énormes racines laiteuses, fondant irrésistiblement en cascade du ciel vers le pavement du temple, monstrueuses comme des pieuvres tentaculaires ou des Gorgones en fureur, ont, avec les siècles, enserré en une étreinte fatale, ou bien percé, puis disloqué et finalement écrasé, éboulé galeries, tours, cours, sculptures et pavement, et réduit le sanctuaire à un chaos de pierres sens dessus dessous. C’est totalement spectaculaire, cela tient de la fameuse « beauté des ruines » chère à notre sensibilité depuis le XVIIIème siècle et ses archéologies romaines à la Piranèse ou la Hubert Robert, relayées par le romantisme, ses nostalgies hugoliennes des temps gothiques et la déploration à la Chateaubriand des grandes civilisations déchues, plus les méditations arcadiennes sur les tombeaux antiques. A leur exemple, les touristes adorent ces ruines techtoniques et se photographient en extase, les uns après les autres, aux pieds des arbres centenaires, tueurs du temple. Comme si la lutte de la pierre architecturée et de la nature toute-puissante, ce choc macabre et surréaliste du végétal et de la plus haute humanité spiritualisée avait, à leurs yeux, produit la plus jouissive œuvre d’art « brut », et constituait un artefact unique, du fait de la réunion forcée mais tellement miraculeuse de ces deux antipodes que sont l’art des hommes et les purs faits de nature. Comme si, presque, ces épousailles « contre nature » avaient engendré la plus grande réussite artistique possible. Comme si la nature, aussi « sauvage », brouillonne et « spontanée », en un mot naturelle, fut-elle, pouvait inventer, elle aussi, de la beauté dûment « artistique », et prenant la relève des milliers de tailleurs de pierres et de sculpteurs khmers qui avaient fait de ce temple un joyau de l’art bouddhique, s’était faite, à son tour, éminemment artiste, serait-ce par ce viol le plus irrémédiable. Mais un viol sans importance et même, dirait-on, presque bienvenu, puisqu’il produit une beauté inédite, qui prend tout aussi bien la place de celle qu’il violente et abolit.
Nul, à ce compte, ne semble, en cette heure d’après-midi, déplorer la destruction d’un chef d’œuvre sans pareil, à en juger par l’extraordinaire complexité de la disposition des lieux et l’élégance féminissime des danseuses apsaras en bas-reliefs qui ciselaient les parois de leur ballet immobile, et dont les sourires émergent, encore intacts, infiniment gracieux, pacifiques et éternels, de ci delà, entre les racines fabuleuses, prisonniers à jamais de l’enfer végétal. Pas un regret, une once de nostalgie, chez les visiteurs qui déambulent dans les éboulis, pas un regard navré, mais, bien plutôt, des rires partout. On se photographie fièrement, et pour ce faire, on escalade non sans péril les écroulements monumentaux, comme s’il s’agissait de participer soi aussi à ce triomphe fatal. Vive la jungle, sa toute-puissance, son lent travail de sape, qui vaut bien, n’est-ce pas, celui des hommes. La nature, n’est-il pas vrai, ne saurait être malveillante et n’a pu agir ici librement que par défaut des vivants. Tout ce qu’elle fait ou défait étant, par définition, « naturel », est donc légitime. Inclinons-nous. Un Piranèse eut trouvé là matière à ses troubles jouissances : l’esthétique des ruines exprime l’accord archaïque retrouvé entre l’homme et la nature, par l’entremise d’une mort consentie, comme l‘explique éloquemment Starobinski (L’invention de la liberté, 1700-1789). Que diraient les mêmes visiteurs si, après la Révolution française, Versailles avait été définitivement abandonné, sa splendeur en allée, et les éléments et le parc reprenant liberté haut la main…
La nature, à Ta Prohm, se venge des hommes et ceux-ci lui en donnent raison, suivant en cela, j’imagine, Diderot qui soutenait que « la nature ne fait rien d’incorrect ».
Cité par Starobinski, le philosophe Georg Simmel, dont on dirait qu’il parle ici en propre de Ta Prohm, écrit : « Le charme de la ruine consiste dans le fait qu’elle présente une œuvre humaine tout en produisant l’impression d’être une œuvre de nature. Ce qui a dressé l’édifice vers le haut, c’est la volonté humaine, ce qui lui a donné son aspect actuel, c’est la force mécanique de la nature. Tant que l‘on peut parler de ruines et non de monceaux de pierres, la nature ne permet pas que l’œuvre tombe à l‘état amorphe de matière brute. Une forme nouvelle est née qui, du point de vue de la nature, est absolument significative, compréhensible, différenciée. La nature a fait de l’œuvre d’art la matière de sa création, de même qu’auparavant l’art s’était servi de la nature comme de son matériau. » En somme, c’est un prêté pour un rendu. « C’est ce qui explique aussi, continue l’auteur, que la ruine s’assimile au paysage environnant, s’y implante comme l’arbre ou la pierre, tandis que le palais, la villa, la demeure paysanne émanent toujours d’un autre ordre de choses et ne paraissent s’accorder qu’après coup à l’ordre de la nature. Un équilibre s’établit, où les puissances antagonistes de la nature et de la culture se réconcilient derrière notre passage, au moment où se défont les traces de l‘effort humain et où la sauvagerie regagne le terrain perdu. Pour qu’une ruine paraisse belle, il faut que sa destruction soit assez éloignée et qu’on en ait oublié les circonstances. On peut désormais l’imputer à une puissance anonyme, à une transcendance sans visage : l’Histoire, le Destin. Nul ne rêve calmement devant des ruines fraiches qui sentent le massacre. Et la colère déborde contre un destructeur qui porte un nom. Il faut que personne n’ait gardé l’image du bâtiment intact. Le sacrilège serait de vouloir dater ce qui doit être ressenti comme immémorial. »
La nature, oui, ne porte pas de nom, ni laisse date de ses forfaits. Bref, c’est le parfait Destructeur, selon Simmel.
Un gardien, amoureux, je suppose, de son royaume de pierres mortes et d’arbres atrocement tutélaires, m’interroge à la sortie, devant ma moue dubitative : « You like ? » Je réponds que je n’aime pas ces arbres, car ils ont détruit le temple magnifique, et que ce sont ses pires ennemis. Les quelques visiteurs présents me fixent, comme si une incongruité sacrilège était sortie d’une bouche impie. L’un d’eux rétorque qu’au contraire, la nature, en le faisant disparaître sous la jungle, a préservé le temple de la folie des hommes et des vicissitudes de l’Histoire. Consterné devant la fascination générale pour le désastre alentour, j’improvise quelques répliques au hasard. Je les reprends ici.
D’abord, les archéologues français, loin de laisser le premier et le dernier mot à la jungle, renoncèrent par strict soucis de préservation, et non sans avoir élagué et défriché le plus possible, à nettoyer le temple de ses occupants centenaires, de peur, uniquement, de faire ébouler le tout, tant les intrus étaient, à force devenus les supports obligés de leurs prisonniers de pierre. L’amour de la nature, le sentiment d’irréversibilité, le respect des effets du temps n’y furent pour rien.
Forçant le trait, j’avance que, de même que les Khmers rouges vidaient les villes de tous leurs habitants au profit de la jungle, dynamitaient pagodes et palais, y compris ici à Angkor, les arbres ont « dynamité » Ta Prohm. La défaite de l’humanité, telle est la condition de la victoire de la nature. Barbarie et nature vont historiquement de pair. La bonne nature, si l’on peut dire, c’est celle qui permet aux hommes d’user de ses bienfaits pour mieux s’émanciper de son empire : la crue du Nil, la mousson. Mais c’est plus encore la nature refoulée, domestiquée, régulée par l’homme. « Se rendre maître et possesseur de la nature », recommandait Descartes. Les rois khmers, le bâtisseur de Ta Prohm étaient d’ardents cartésiens avant la lettre, défricheurs, aménageurs, hydrauliciens d’exception, ceinturant villes et palais d’immenses douves-réservoirs, creusant des canaux et élevant des digues partout dans les campagnes environnantes pour la culture du riz. Repousser la jungle, lui faire rempart de villes, de palais et de temples, faire pièce au végétal en créant un immense no tree’s land, substituer au culte animiste des bosquets sacrés et des esprits de la forêt, la religion hindoue, le Mahabharata et le Ramayana, puis le bouddhisme du Grand et du petit Véhicule, telle fut l’apport historique des royaumes khmers entre le VIIIème et le XIVème siècle. Le retour de la jungle à Ta Prohm est aussi une défaite de et dans l’histoire et la culture khmères, une défaite des valeurs qui animaient les Khmers d’alors et une blessure à cette âme khmère dont se réclament toujours leurs descendants d’aujourd’hui. Cette agression dans le pré carré humain de l’anti-humain est, à la lettre, une régression. Régression au pré-humain, à l’informel, au primordial, à l’apocalypse tranquille, au « matriciel » de la Mère Nature.
La déchirure minérale de Ta Prohm me fait penser à la déchirure (et au film éponyme de Roland Joffé) que les Khmers Rouges opérèrent à vif dans la chair du peuple cambodgien, de 1975 à 1979. Issus pour la plupart des forêts impénétrables de l’est montagneux du Cambodge, petits hommes à la peau foncée tout vêtus de noir, ennemis des villes ouvertes peuplées de citadins au teint pâle, les soldats Khmers Rouges, tout imprégnés de marxisme qu’ils étaient supposés être, emmenaient toujours leurs victimes pour les exécuter dans la forêt aux esprits. Alliance des Khmers Rouges et de la jungle, protectrice contre les bombardements américains d’abord, puis aire de punition du peuple khmer et de sa régénération par la mort.
Non, Mère Nature ne saurait être Khmer rouge ! On ne manque pas de m’opposer de plus belle que la jungle protégea Ta Prohm autant qu’elle le défigura, voire plus. En le dissimulant aux hommes des siècles durant sous son manteau vert, elle aurait « sauvé » Ta Prohm d’une destruction assurée. Même chose, ajoute-on, des temples aztèques et mayas au fond du Yucatan, quand la Mexico de l’empereur Moctezuma ou Carthage, ont, elles, été emportées par les fureurs de l’Histoire. J’objecte que ces cités-martyrs n’en restent pas moins, telles des archives immémorielles, inscrites dans l‘Histoire pour ce qu’elles furent, hautes civilisations, et que leur ruine serre toujours le coeur des hommes, de Flaubert avec Salammbô au Le Clezio des Géants. On ne pardonne toujours pas à l’ivresse des barbares et des conquérants sans égard pour les cités vaincues. Mais on admire la nature, pour un même néant final. La Rome des Césars fut moins détruite par les hommes que Ta Prohm ou Méroé dans le désert de Nubie par leur abandon aux forces de la nature et du ciel. La meilleure protection du patrimoine humain reste encore la mémoire des hommes. Elle entretient, retranche, oublie, ajoute, défigure, reconfigure, prolonge, fige, en une constante dialectique. En comparaison, le retour au néant, sous le coup des éléments naturels, des cités à jamais mortes et des pierres ensommeillées parce que privées de mémoire, dont jusqu’au passé lui-même reste irrémédiablement indéchiffrable comme s’il n’avait pas existé, est une défaite sans appel. La nature n’est pas une archive. Ou une pure archive morte.
Oui, la Nature fut, ici, l’ancêtre et le modèle des Khmers Rouges. La Nature, peu ou prou, a toujours vocation de Khmer Rouge.
Les ruines de Ta Prohm sont là pour nous le rappeler.
Ta Prohm reste un temple admiré de tous pour sa beauté notamment végétal et nous permet de réfléchir à la vulnérabilité de l’Homme..