La RDJ : Que pensez-vous du match France-Irlande ?
Yann Moix : Je ne comprends pas le tollé. On voudrait nous faire accroire qu’il y a eu tricherie. Mais la tricherie, la triche, c’est quand cela ne se voit pas. C’est quand il y a dissimulation. Là, Thierry Henry n’y est pas allé de main morte, si j’ose dire. Il a tenté sa chance. Il a provoqué le destin. Il l’a forcé. Il faut du tempérament pour faire ça devant le monde entier. Maradona, quand il s’est trouvé dans une situation analogue, avait appelé cela, très joliment, très à-propos, très poétiquement, la « main de Dieu ». La main de Dieu, c’est celle qui tente le Diable. Thierry Henry, à qui je rends ici hommage, contre la meute, toujours la meute, a eu le courage de tenter le Diable, il a pris un risque. Les conséquences de cette main auraient pu être très graves. Ç’a été en réalité un quitte ou double formidable, un coup de poker, un coup de dé qui a aboli le hasard. Il n’a pas triché, mais il a joué avec les règles, il a joué avec le feu des règles.
La RDJ : Manifestement vous n’êtes pas d’accord avec Marc Ladreit de Lacharrière[1]… Mais qu’est-ce donc tricher, alors, pour vous ?
Yann Moix : Dans le sport la triche a toujours lieu à l’extérieur. C’est toujours une triche extra-sportive. Thierry Henry, lui, au moins, a « triché » – je mets des guillemets à tricher – à l’intérieur du sport, de l’intérieur du sport. C’est donc, par rapport aux mœurs actuelles, une triche qui n’en est pas une. Le sport n’étant plus noble du tout, Thierry Henry lui redonne, paradoxalement, une certaine noblesse, une noblesse à l’envers, si je puis dire, qui charme par son culot, sa naïveté, sa spontanéité, bref qui charme par son humanité. Tricher, dans le sport, ne veut plus dire grand chose. Le mot est devenu trop large. On ne sait plus ce qu’il englobe. Il faut faire une différence entre un match où on a triché et un match qui a été truqué. La triche, dans le sport, est-ce encore le dopage ? Non : le sport est devenu impensable, le sport est devenu impossible sans le dopage, sans la dope. Non seulement le sport ne peut se passer de la dope, mais la dope, on ne le dit jamais assez, ne peut se passer du sport. Les gens ne comprennent pas ce que signifie de monter un col du Tour de France : humainement, même avec une physiologie de champion, un entraînement de sportif de haut niveau, c’est impossible. C’est hors des limites du corps humain. C’est comme toucher Dieu, non de la main cette fois, mais du doigt. C’est comme s’envoler. Le dopage, l’utilisation de drogues dures pour courir, pour gagner, permettrait de voler, nous y aurions recours : les gens, les foules ont besoin de rêver.
La RDJ : Pouvez-vous être plus précis ?
Yann Moix : Habituellement, ce sont les drogués qui rêvent. Là, c’est le public qui, pour rêver, et ayant besoin de sensations, de spectacles, ayant besoin de voir, sur son écran, des performances qui l’étonnent toujours plus, forcent, obligent les coureurs, les sportifs à prendre toujours plus de substances « illicites ». C’est donc une fausse vraie tricherie. C’est truquer plus que tricher. La main de Thierry Henry, elle, est frontale, bestiale, assumée, publique, spectaculaire, affichée : il s’y reprend à deux fois, il fait deux mains de suite, il joue du tam-tam avec le ballon. C’est presque même, à ce niveau, de la provocation, emprunte d’un certain esthétisme, je dirais même : d’une vision personnelle de la vie. D’une vision vivante, libre, libérée de la vie. Thierry Henry pour moi ne triche pas : il ne se met pas non plus au-dessus des règles, mais il surjoue avec, il les souligne en les bravant. Ce n’est pas un coup de tête comme Zidane. Et j’emploie l’expression « coup de tête » dans les deux sens possibles d’impétuosité et de coup de boule. Non : c’est un coup de main. Un coup de main au destin. Il y a eu le coup de tête de Zidane, il y aura désormais le coup de main de Thierry Henry.
La RDJ : Que pensez-vous de l’issue du match ?
Yann Moix : Le coup de tête de Zidane a fait perdre son équipe. Le coup de main de Henry l’a fait gagner. S’il y a une morale, c’est celle-là : celui qui se sert mal de sa tête est moins productif que celui qui sait se servir de ses mains.
La RDJ : Mais il y a quand même une morale, dans le sport…
Yann Moix : Non. Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, il n’y a dans le sport aucune morale, ou plutôt, si, il y en a une, et qui m’a toujours profondément choqué : ce n’est jamais le meilleur qui gagne, mais toujours celui qui a la chance de ne pas se faire choper. Choper en flagrant délit de dopage, ou choper en flagrant délit de marchandage : les matchs achetés, il y en a eu. Des sportifs vendus, il y en a. L’univers du sport, bien plus que celui de la politique (car le monde politique n’affiche jamais sa vertu comme un étendard) est totalement faisandé, pourri. Car c’est un univers où l’argent règne en maître.
RDJ : Pas très original votre thèse…
Yann Moix : Sauf que le carburant du profit, ici, est le corps humain. La matière, la substance humaine. La matière première à transformer, pour la rendre consommable en terme de résultats (sportifs, comptables, économiques) est biologique. C’est une manière de manipulation génétique. On modèle les organismes des coureurs, des champions, pour qu’ils obtiennent un rendement maximal. Le corps humain est relégué à une machine qui me rappelle mes cours de thermodynamique. Il faut que le corps s’adapte sans cesse à sa propre rentabilité, mais cette rentabilité fluctue avec les années, et c’est parce que la compétition économique est de plus en plus âpre que, parallèlement, logiquement, inductivement, la compétition sportive s’avère de plus en plus dure. Nous sommes dans un domaine très particulier : celui de l’impitoyable. Quand on touche à l’essence biologique des hommes, à leur intégrité physique, qu’on les force à forcer celles-ci, la messe est dite.
La RDJ : Tout cela n’est-il quand même pas injuste pour l’Irlande ?
Yann Moix : Je vais poser la question autrement. Imaginez que Thierry Henry, hypothèse absurde puisqu’incompatible avec son geste assumé, risqué et assumé, soit allé trouver l’arbitre en courant pour lui dire : « monsieur l’arbitre, j’ai triché… », il se serait fait lyncher. Et se serait trouvé encore plus seul, encore plus mal, encore plus isolé qu’aujourd’hui. Car il ne faut surtout pas vous y tromper : parmi ceux qui hurlent à l’immoralité, très (très) nombreux sont ceux qui sont heureux de l’issue du match. Je terminerai enfin en disant que tout cela n’a strictement aucune importance.
La RDJ : Pourquoi ?
Yann Moix : Pourquoi ? Mais parce que le football n’a aucune importance.
[Propos recueillis par Maria de França]
[1] Voir article publié sur ce site, le samedi 21 novembre 2009.
Voilà un propos rejouissant par son originalité et sa liberté. Mais je suis en total désaccord avec la dernière phrase. Le football c’est important , c’est la religion archaïque universelle , c’est le substitut de la guerre , c’est la sublimation de la sexualité masculine , c’est l’orgasme collectif . Si la France avait été eliminé , ç’eut été l’équivalent d’une castration publique , d’une interdiction à la jouissance de se battre tels les spermatozoides pour conquerir la coupe du monde , l’ uterus d’or de la divinité maternelle primitive .
je suis d’accord sur deux choses : le football et la philosophie (approx) ont aucune importance. Je suis qq’un de provenance de l’irlande.