HYPERSUPERURGENTISSIME
Atterrissez à New York aujourd’hui en parapente, en montgolfière, en dirigeable ou en 747.
Benoît Mandelbrot, l’inventeur de la nouvelle géométrie, vient d’éditer « The fractalist : Memoir of a geometer » ISBN 978-0-307-37735-7(0-37737-307-0). 320 pages. Sa biographie. Transcendante.
L’ensemble des Collèges de ’Pataphysique du monde entier (après en avoir informé les cinq T.S.) lui a décerné le titre de « Transcendant Satrape ».
Il sera nommé, urbi et orbi, par ‘exception pataphysique’, dans un mois, le 22 novembre prochain. Je serai (sans aucun mérite) chargé de lui remettre son diplôme au cours de la manifestation scientifique que le Représentant Hypostatique de Sa Magnificence et les C. de ’P. organiseront (si Pan le veut) à la Cité des Sciences de Paris à 16h 23’.
J’essaierai d’être digne, en Faustroll, de mes 41 ancêtres (de Marcel Duchamp à Man Ray) et de mes collègues (de U. Eco à D. Fo) en satrapie.
[Depuis ma première rencontre avec Benoît Mandelbrot (le plus grand mathématicien vivant) chez Mary Cronson, à New York (avec Tom Bishop et Françoise Gilot, la veuve de Picasso) je suis touché par ce « cerveau » de 85 ans (exactement aujourd’hui) toujours en état de grâce.]
Arrabal : En novembre 1985, à Figueres, Dali organisait le symposium « Procès du hasard ». Malgré la présence de plusieurs scientifiques (Lansberg, Ludwing, Schatzman, Margalef) la rencontre est devenue une empoignade (doublée d’une aigre polémique) entre René Thom et Ilya Prigogine. Ai-je raison d’imaginer que ce fut à cause de votre absence?
Benoît Mandelbrot : J’admirais beaucoup plusieurs aspects de la personnalité de René Thom, mais pas tous, et j’ai toujours refusé la polémique avec lui sur ce sujet. En fait, je travaille constamment avec le hasard, et cette polémique (et ce procès) ne sauraient rien changer à ma pratique.
Arrabal : On peut penser que vous n’étiez pas à ce symposium parce qu’on avait caché à Dali la présence des objets fractals.
Benoît Mandelbrot : Dommage qu’on ne m’ait pas invité, mais – à tort peut-être – je ne crois pas aux complots.
Arrabal : Votre nouvelle géométrie de la nature n’aurait-elle pas montré les limites de la controverse Thom-Prigogine?
Benoît Mandelbrot : Dans les sciences, personne ne s’est aperçu qu’il y ait eu cette controverse. Elle n’a donc eu aucun effet pratique et il se pourrait bien qu’elle ait disparu avec les combattants.
Arrabal : L’irrégularité fractale s’appuie-t-elle sur des constructions dominées par le hasard?
Benoît Mandelbrot : Oui et non. Ni l’ensemble de Mandelbrot ni les attracteurs étranges ne doivent RIEN au hasard. Mais les montagnes fractales lui doivent beaucoup. C’est une question délicate et subtile.
Arrabal : La dimension fractale d’un objet mesure-t-elle son degré de brisure et d’irrégularité?
Benoît Mandelbrot : Oui. On peut dire que – comme une fréquence est une mesure de la couleur d’une lumière pure et de la hauteur d’un son pur – la dimension fractale est une mesure de la rugosité, la première qui ait été proposée. Mon oeuvre a constitué le premier stade quantitatif d’une théorie de la rugosité – un phénomène qui se rencontre partout et dont on ne parlait guère pour la simple raison qu’il n’y avait rien à dire.
Arrabal : La notion de « chaos » telle que l’a définie Norbert Wiener en 1920 est-elle aussi pour vous « une forme extrême du désordre naturel »?
Benoît Mandelbrot : Le mot « chaos » a été mis à toutes les sauces imaginables; il est devenu très difficile à utiliser. Le chaos de Wiener était additif. Le chaos multifractal est multiplicatif.
Arrabal : Que pensez-vous de cette paraphrase de Stent (1972): « être en avance sur son temps ne mérite que la compassion dans l’oubli »?
Benoît Mandelbrot : Être en avance sur son temps est romantique mais dérangeant. Être encore actif quand le temps vous rejoint est très dérangeant.
Arrabal : Pouvez-vous me donner un exemple illustrant votre pensée: » quiconque se reconnaît des précurseurs fournit des armes à ses détracteurs »?
Benoît Mandelbrot : Cette « pensée » n’était qu’une « réaction épidermique » à une situation historique qui n’a pas duré. Sauf circonstances très spéciales, les innovations sont mal reçues. Voici une suite de réactions qui n’est pas universelle mais typique 1) c’est idiot; 2) c’est simplement faux; 3) quelqu’un l’avait dit bien avant; 4) tout le monde le savait; 5) je l’avais moi-même dit (ou alors c’était mon directeur de thèse). Le cas des fractales fut extrême, car j’avais moi-même documenté les moindres précédents imaginables de façon très complète. Il fallait, en effet, répondre d’avance à l’étape 1). Il fallait aussi démontrer 2): tout en étant absolument originale, la théorie des fractales – comme tout ce qui est important – a des racines historiques très profondes. L’ennui: quand le monde en est venu à l’inévitable étape 3), ma liste a rendu la vie plus facile à certains détracteurs. Mais tout cela est du passé. C’est moi – et pas eux – qui allais continuer à découvrir des racines encore plus profondes, mais l’originalité n’est plus contestée.
Arrabal : Croyez-vous que les mathématiques soient un langage?
Benoît Mandelbrot : « Les mathématiques sont un langage » est une boutade très précisement attribuable. Le très grand physicien Josiah Willard Gibbs, gloire de Yale, parlait très peu. Mais il assista à une réunion de faculté où on dissertait des langues vivantes obligatoires. Il a essayé de faire accepter les maths comme langue vivante. Son effort a foiré, mais la boutade reste. Je crois qu’elle a beaucoup de vrai et beaucoup de faux.
Arrabal : Pouvons-nous survoler le langage fractal en prétendant que le fractal est une panacée?
Benoît Mandelbrot : Les fractales ne sont d’aucune façon une panacée. Dans le désordre ambiant, elles fournissent, à côté de l’euclidien, une deuxième clairière de simplicité.
Arrabal : Que ressentez-vous (vous qui à 80 ans travaillez tous les jours) en voyant tant de jeunes chercheurs se consacrer à la géométrie fractale?
Benoît Mandelbrot : Un plaisir immense et je fais de mon mieux pour ne pas être en concurrence avec les jeunes. À la fin des années quatre-vingt, un de mes amis, très fin penseur, m’a flatté en me disant: « Vous en avez de la veine; hier vous étiez une mode, mais aujourd’hui vous êtes devenu un style. »
Arrabal : Que pensez-vous de ceux qui prétendaient que la géométrie était morte à la veille du colossal bond en avant dû à l’informatique?
Benoît Mandelbrot : Rien n’est plus destructeur que les dogmatismes et les idéologies et j’ai tout fait pour éviter d’en ajouter un nouveau. D’ailleurs, dans le contexte de votre question, « prétendre » est un mot faible. Une fois convaincus que quelque chose est inévitable, les idéologues poussent de tout leur poids pour que leurs prédictions se réalisent.
J’oubliais : une petite faute de frappe s’est glissée dans le titre : « mathémathicien » (avec 2 h) au lieu de mathématicien avec un seul h.
Merci de nous faire partager cette excellente interview. Par curiosité, quand a-t-elle été réalisée ?
Vivement la sortie des mémoires de Mandelbrot ! (en 2011?)
H
http://harryseldon.thinkosphere.com