Le hasard des calendriers provoque parfois des rencontres heureuses : comment rêver en effet plus belle coïncidence entre l’inauguration de cette rubrique désormais régulière et la publication de ce premier document d’archive inédit que cette lettre d’Emmanuel Levinas à Maurice Blanchot. Lorsque Bernard-Henri Lévy m’a proposé d’associer l’IMEC à la relance d’une nouvelle formule de sa revue, je n’ai pas hésité une seconde et pas seulement pour des raisons d’amitié, mais tout simplement parce que l’opportunité ainsi offerte correspondait tout à fait à notre attente.
Pendant plusieurs années, nous avons publié dans Le Magazine littéraire une chronique intitulée « Trésors d’archives » (puis « Histoires d’archives ») présentant sur une double page illustrée des extraits de documents d’archives tirés de nos collections. Dans ces pièces d’archives inédites de Roland Barthes, Patrice Chéreau, Jacques Derrida, Marguerite Duras, Irène Némirovsky, Jean Paulhan ou Alain Robbe-Grillet, les surprises et pépites furent nombreuses, annonces et prétextes de recherches et de publications futures. Et puis, hélas, la formule s’est délitée. Les contradictions de plus en plus évidentes entre nos exigences scientifiques et celles commerciales d’un magazine, fût-il de bonne facture comme Le Magazine littéraire, ont fini par me convaincre que les contraintes d’espaces, de temps et de formes de ce type de médium pouvaient très vite se retourner contre notre conception de l’archive et de sa valorisation. Très vite, en effet, si on n’y prend garde, l’archive peut se trouver réduite à n’être plus qu’une curiosité, illustration des travers et errements des créateurs, « preuve » de leurs turpitudes ou, pire encore, révélation plus ou moins spectaculaire de prétendus secrets d’alcôve ou d’encrier. Ce qui n’est pas, ce qui ne sera jamais notre propos.
En réalité, présenter une archive, et plus précisément une archive littéraire, réclame un certain nombre de conditions éditoriales que seule une revue peut offrir. Ce n’est pas le lieu ici de déployer l’argumentaire à l’appui de la forme ouverte et exigeante d’une « bonne » revue. Je me permets de renvoyer à la quarantaine de numéros publiés de La Revue des revues que j’ai créée en 1986 en défense et illustration d’un genre alors gravement menacé, à commencer par les innombrables prédictions catastrophistes sur leur disparition prochaine. Mais depuis, le vent a tourné et, alors que la presse quotidienne ou magazine paraît à bout de souffle, sinon moribonde, les revues, elles, connaissent un regain spectaculaire non pas malgré Internet mais avec lui, que dis-je : grâce à lui.
Sautons, pour le moment, par-dessus les démonstrations médiologiques sur la performance exceptionnelle des revues dans la bataille des idées, des formes et de la mémoire pour affirmer combien aujourd’hui le dispositif expérimental et complexe archive/revue/Internet, s’il joue à plein, peut être le moyen le plus efficace d’anticiper le monde qui vient – ce qui est bien le moins pour une revue digne de ce nom. En glissant de l’archive dans la revue, on crée un écart fécond entre l’actualité et son passé enfoui, on provoque de productives confrontations, bref, on se donne une « boîte à outils » qui peut nous aider à mieux penser notre époque. En ce sens, pour reprendre une formule fameuse, l’archive doit être tenue comme une chose beaucoup trop sérieuse et importante pour être laissée aux seuls archivistes ; c’est seulement dans le processus même de son édition et de sa lecture par un public à qui a priori elle n’est pas destinée qu’elle a quelque chance de prendre tout son sens, de livrer tout son suc.
La publication de cette lettre d’Emmanuel Levinas à Maurice Blanchot est à cet égard exemplaire, me semble-t-il, du rôle que nous devons assigner à l’archive dans une revue comme La Règle du jeu. Deux noms célèbres de personnalités d’abord « connues pour leur notoriété », comme aimait à le dire Louis Althusser à son propre sujet, deux auteurs dont des pans entiers de l’œuvre restent encore à découvrir, comme le montrera pour Levinas la publication (simultanée avec ce numéro de La Règle du jeu) par Grasset et l’IMEC du premier volume inédit de ses Œuvres complètes qui comprend ses carnets de guerre (suivi quelques mois après d’un second volume, également inédit, de ses cours au Collège de philosophie). Ces documents sont tirés des archives du philosophe, déposées à l’IMEC en 1996 et ouvertes seulement depuis quelques mois à une première investigation scientifique. Après plus de dix années de mise sous scellés dans les réserves de l’IMEC et dans le container d’un commissaire-priseur pour cause d’un conflit successoral autour du devenir philosophique de ces archives, celles-ci livrent enfin leurs richesses intellectuelles – et on est comblé. Parmi celles-ci, la correspondance d’Emmanuel Levinas avec son plus proche ami Maurice Blanchot constitue évidemment une pièce de toute première importance dont la publication devra certainement advenir un jour prochain, tant elle apparaît essentielle pour apprécier cette amitié profonde qui liait depuis leur jeunesse ces deux figures mythiques de la vie intellectuelle de la France des cinquante dernières années.
Au milieu de la cinquantaine de lettres de Maurice Blanchot déjà retrouvées, qui vont des années 1945 à 1992, dans ce qui est probablement une de ses toutes dernières missives, d’une écriture toute tremblée, Maurice Blanchot redit à son ami de toujours, un des rares qu’il tutoie, toute sa reconnaissance (« comme je suis heureux de t’être infiniment redevable ! ») et toute son affection. Chacune de ses lettres est un modèle de douceur extrême, d’attention à l’autre, qui impressionne. Au milieu de cet ensemble, la lettre de Levinas que nous publions ici nous a immédiatement frappé par son intensité émotionnelle et par son contenu à la fois philosophique et autobiographique. Levinas en a d’ailleurs gardé le brouillon, preuve de l’importance que lui-même attachait.
Faute d’avoir accès à l’original de cette lettre dont nous ignorons pour le moment si Maurice Blanchot l’a conservé dans ses archives, c’est à partir de ce brouillon (six feuillets à l’encre bleue), beaucoup raturé par endroit, que nous avons mis au point le texte de cette missive, Michaël Levinas (exécuteur testamentaire de l’œuvre de son père) estimant que ce brouillon est sans doute quasiment identique à la lettre originale.
Cet échange survient aux lendemains de l’annonce officielle de la création de l’État d’Israël, le 14 mai 1948. Quelques jours après l’événement, Blanchot écrit à Levinas :
« Tu ne m’en voudras pas si j’éprouve le besoin de te dire par quelle sympathie et quelle estime je me sens lié aux combattants de Palestine. Tu m’as quelquefois parlé du sionisme et dit de lui qu’il ne te semblait pas tout à fait à la mesure du destin juif. Mais, maintenant qu’après tant de siècles et dans des circonstances si admirables revient l’État d’Israël, il faut bien, n’est-ce pas, y voir, aussi, quelque chose de démesuré qui est la marque de ce destin […]. »
Le 19 mai Levinas lui répond la lettre qu’on lira ci-après. Lettre à laquelle répond à son tour Blanchot, le 13 juillet :
« Depuis bien des jours, je veux te remercier de ton envoi qui m’a rendu et me rendra encore de grands services. J’aurai voulu aussi te dire combien m’avait touché ta lettre, dans laquelle j’ai en face à face quelques-unes des raisons qui nous font amis. Cette amitié, laisse-moi te le dire une fois, passe par le cœur de mon existence et chaque fois que je la sens vivre, c’est aussi ce cœur qui te soutient. »
Quelques années plus tard, en 1961, Levinas et Blanchot se virent une ultime fois mais continuèrent à s’écrire (la plupart des lettres de Blanchot retrouvées jusqu’ici datent des années 1965-1980). Qui d’autre que Michaël Levinas, spectateur privilégié de cette amitié (que Maurice Blanchot reporta sur lui après la mort de son père), pouvait témoigner de ce que fut leur ultime rencontre, toute d’émotion contenue ? L’archive a engendré une nouvelle archive, et c’est ainsi que l’Histoire s’écrit.
Pour plus d’informations : le site officiel de l’IMEC