Je suis en train de lire un excellent, un remarquable article publié dans Le Monde, celui d’aujourd’hui, de maintenant, et daté du samedi 21 janvier 2012… Un excellent, un remarquable article de Pascale Krémer intitulé « Ma médiathèque mute » . Nous sommes arrivés à quai : le voyage est terminé. Les bibliothèques, ça y est, cette fois ça y est, sont condamnées. Elles sont transformées, révolution numérique oblige, en lieux morts où des écrans plats attendent l’internaute. J’aimerais revenir sur quelques points – et témoignages – mis en lumière par Pascale Krémer.

Nous apprenons, tout d’abord, à la lecture de l’article, que la bibliothèque de Melun n’est pas une bibliothèque. La bibliothèque de Melun, comme toutes les bibliothèques versées à la mode des années 90, est une médiathèque. (Son nom ? « L’Astrolabe ». Vous avez bien lu. Ne vous suicidez pas immédiatement. Attendez. Ce n’est pas terminé.) C’est là, dès les années 90, que nous aurions dû tiquer. Le ver était déjà dans le fruit. Observez bien le tour de passe-passe. Une bibliothèque, cela vient du mot grec biblion , le livre. C’est, étymologiquement, le lieu où se trouvent les livres. C’est, plus exactement, l’endroit où les livres sont conservés, déposés : thèké, c’est le coffre. « Bibliothèque » : lieu de conservation des livres, lieu de conservation du livre. C’est pour cette raison qu’il y a, du moins qu’il y avait, dans ces lieux de conservation du livre, des conservateurs. On était conservateur de telle bibliothèque. Georges Bataille était conservateur, par exemple, de la bibliothèque d’Orléans. Et puis le livre, doucement, a été occulté : il a été évincé au profit de quelque chose d’apparence plus large que lui, mais qui en réalité est plus restrictif. De quelque chose qui semble plus général, mais qui est atrophiant : le média. Le média, c’est ce qui se veut plus universel que le livre puisque, naïvement, avec lui, le livre semble non seulement se surpasser, mais être dépassé : il est élargi. Mais élargi en apparence, seulement. En réalité il est rétréci.

Trinity College Dublin
Trinity College Dublin

Un média est un moyen. Un livre est une fin. Cela fait une grande différence. La bibliothèque est un lieu de conservation d’un objet, le livre, qui n’est pas un simple support. Ce n’est pas le livre, le support. Le livre est le lieu où habite cet art qu’on nomme la littérature. Non, je veux le répéter encore : ce n’est pas le livre, le support. Le support, en l’occurrence, c’est la bibliothèque elle-même, la bibliothèque tout entière. Dans le cas de la bibliothèque, c’est la bibliothèque le média. C’est la bibliothèque le support. Car la bibliothèque, elle, est un moyen. Un moyen de conservation, et de diffusion, de distribution, de transmission. C’est pourquoi le mot de « médiathèque », très logiquement, pourrait désigner « l’ensemble de toutes les bibliothèques ». La bibliothèque est un média, un moyen. Elle a pour rôle d’assurer la diffusion d’un être qui, comme tous les êtres, ne saurait être envisagé que comme une fin et seulement comme une fin. Cette fin, c’est le livre. Le livre, non pas considéré sous son aspect d’objet bibliophilique, bien entendu, non pas considéré sous son aspect objectal esthétique ou selon qu’il possède une valeur marchande en tant que volume rare, particulier (tel un incunable). Non pas le livre, autrement dit, jugé comme contenant, mais comme contenu. Car le livre contient une œuvre. Le contenu du livre – et c’est pourquoi les livres de cuisine, de bricolage ou de bien-être n’ont à mon avis strictement rien à faire dans les bibliothèques – a à voir avec l’art, c’est une œuvre. Une œuvre n’est jamais un moyen. Une œuvre est livrée dans une gratuité pure : elle n’a ni à enseigner, ni à dicter, ni à démontrer quoi que ce soit. Et si elle a quelque chose à transmettre, ce qui est un autre débat et qui nous emmènerait trop loin, ce ne sont certainement pas des « connaissances ». On ne lit pas Le Père Goriot pour se cultiver, améliorer son orthographe ou acquérir des connaissances en grammaire. On ne lit pas Proust pour « s’y connaître en littérature ». L’œuvre n’a qu’une fin, et c’est elle-même.

Médiathèque Astrolabe de Melun
Médiathèque Astrolabe de Melun

Quand je dis que le livre est une fin et non un moyen, ou que l’art est une fin et non un moyen, je ne dis pas que cette fin soit limitée, circonscrite, réductible au livre, à l’art. Il y a une transcendance de l’œuvre. L’art pour l’art, c’est l’œuvre qui se vise elle-même comme œuvre, qui couronne elle-même l’œuvre en elle, son aboutissement d’œuvre, son résultat d’œuvre, son aboutissement d’œuvre, son parachèvement. Sa grandeur et sa fierté d’œuvre aboutie, finie, fermée, close, parfaite. Conclue. Il en va ainsi des œuvres mineures, ou ratées. Car l’œuvre – littéraire, restons-en là pour aujourd’hui, c’est bien assez – réussie, l’œuvre majeure, le chef-d’œuvre, si vous voulez, ou du moins la véritable littérature, c’est celle qui, une fois le livre achevé, s’ouvre à la transcendance. Quand il y a littérature, le roman est toujours plus grand que lui-même. Il se dépasse lui-même. Il s’élève au-dessus de lui-même, en lévitation. Il dit plus qu’il ne dit – peu importe que cela soit, ou non, à son insu. Le livre, alors, est un contenu qui dit. Qui délivre une parole. L’art pour l’art ne délivre aucune parole. C’est du texte, c’est de l’écrit, c’est imprimé, c’est bavard, ça parle, ça « raconte », ça « narre », mais ça ne dit pas. Ça ne dit rien. Là où il y a livre, là où, dans le livre où elle habite, il y a littérature, il y a une parole qui se dégage, qui naît, qui se déclenche, qui s’élève. On « voit une voix », comme dans Shemot. L’œuvre d’art littéraire n’est donc pas tant une parole « écrite » que l’écriture d’une parole, avec sa mobilité, sa volatilité, sa liberté, sa possibilité de s’arracher à la littéralité du texte et du contexte. Le livre est une fin parce qu’il abrite une parole. Une parole qui ira se mélanger à celle de ses prédécesseurs, faire chorus avec celle de ses successeurs.

Les livres jaunes par Vincent Van Gogh
Les livres jaunes par Vincent Van Gogh

La littérature libère cette parole. Le livre la renferme. Mais pas au sens où il est un objet lourd et carré qui ressemble à une brique, un tombeau, un caveau, un coffre-fort…. Le livre, avec ses pages, accueille la littérature, il est sa terre d’accueil : il permet à la parole, du moins pour un temps, non de se figer, mais de se poser. Le livre est à la fois une piste d’atterrissage et de décollage. J’insiste sur cette notion de livre car il n’est pas un simple support. Oublions son côté « collection », oublions sa rareté, son prix, son allure, son aspect – poche, édition de luxe, Pléiade, collection Blanche, etc. – : ce qui m’intéresse c’est son volume. La notion de page. De page que l’on tourne et dont on voit, dont on sent et perçoit la quantité : le nombre de pages, devenu invisible en versions numériques où un roman de 121 pages et un roman de 3 456 pages se présentent, sous nos yeux, sous la forme de la seule et unique page que nous sommes en train de lire. Un livre numérique fait toujours une page. Il se résume infatigablement à la page que nous sommes en train de lire. Il est aplati. Or, son volume, la manière dont nous appréhendons son volume, la façon dont nous évoluons dans cette quantité, la façon dont cette quantité nous résiste, la manière avec laquelle nous finissons par la vaincre, ce combat avec l’œuvre si je puis dire, sa résistance, cette lutte avec la matière, la perception que nous avons au fur et à mesure de sa masse, du parcours qu’il nous reste à faire en elle, font partie intégrante de cette œuvre. La sensation d’infini, d’ouverture non bornée, ouverte, jamais close, jamais conclue que propose le livre numérique, tout en rapetassant le livre à une seule page, me dérange, car elle fausse ma vision de la nature de l’œuvre que j’aborde. Quand je lis Proust, je veux savoir où j’en suis. Je veux connaître mes coordonnées dans La Recherche du Temps perdu. Je veux pouvoir me situer dans l’œuvre. Quand je lis un livre de 800 pages, je ne lis pas, comme c’est le cas sur l’e-book, 800 fois un livre d’une page. Je pense que les auteurs eux-mêmes sont concernés par cet aspect psychologique de la quantité, du volume de leur œuvre : Joyce n’a pas écrit 800 fois une page d’Ulysse, mais une seule fois 800 pages.

Pascale Krémer
Pascale Krémer

Le problème est que le mot « livre » a disparu au profit du mot « média » et que le mot « média » implique qu’il est question d’information. Autrement dit, que lire de la littérature et lire les journaux, c’est la même chose, c’est strictement équivalent. Faulkner et Libé, même combat ! Je me souviens, à Orléans, les gens venaient à la médiathèque, entourés de Pléiades, pour feuilleter La République du Centre. Ils se situaient à quelques centimètres de La République de Platon, mais non : ils étaient plongés dans les rubriques chats écrasés de La République du Centre. Autrement dit, la « médiathèque » n’était pas un lieu pour les curieux, mais pour les radins. Le lieu du livre, le lieu de conservation du livre est donc devenu dans les années 90 un lieu de circulation de l’info. Une sorte d’antenne de l’AFP. L’excellente Pascale Krémer, dans son article, cite un sinistre personnage, un certain André-Pierre Syren, dont elle nous dit, dont elle nous apprend qu’il est à la tête – vous imaginez un peu la tête ! – de « l’Association des directeurs de bibliothèque des grandes villes »… Le dit André-Pierre Syren se pose la question suivante : « A quoi sert une bibliothèque quand l’information est partout ? » Une tel questionnement fait froid dans le dos. C’est précisément quand l’information est partout qu’on a besoin de bibliothèques ! Rarement je n’aurai entendu propos plus consternant de bêtise. Le sieur Syren (André-Pierre de son prénom) fait, lui le bibliothécaire en chef, partie de ces gens qui, lorsqu’on leur demande s’ils lisent, répondent : « oui, mais surtout des journaux » ! Le livre, en bref, et avec lui la littérature, étaient déjà moribonds dans les médiathèques. Dans ces lieux d’infos et de « com ». Tout ce qui est écrit se vaut. Heidegger s’en plaignait déjà. « L’essentiel et l’inessentiel, disait-il, sont jetés sur le même plan. » La littérature, et par conséquent le livre, ne sont même pas le contraire de l’information : ils en sont sa négation. Ils en sont le contre-poison. Mais André-Pierre Machin, lui, veut faire coexister dans un même lieu, veut confondre dans un même concept, veut ranger dans un même tiroir Le Parisien et les œuvres complètes de Plotin. Et ce n’est pas tout, lisons Pascale Krémer, lisons cette chère Pascale jusqu’au bout : «  »Le cœur de l’activité de la BPI (bibliothèque de Beaubourg), à Paris, sera bientôt de traiter l’actualité du monde », à en croire son directeur, Patrick Bazin. » On voit un peu l’ampleur des dégâts. L’actualité du monde, relative, éphémère, anecdotique, toujours déjà périmée, a cent fois plus d’importance que sa compréhension, que la possibilité d’en avoir – par la lecture des grands écrivains – une vision. Les bibliothèques sont mortes, et les médiathèques sont devenues aujourd’hui des lieux où l’on prête, non plus des livres, mais des liseuses. C’est-à-dire des machines, de la technologie. On prête une machine qui permet de lire 200 000 livres. Pourquoi ne prêterait-on pas des motos ? Des machines à laver ? Et surtout, on se demande pourquoi continuer à faire accroire que ces lieux ont un sens : pourquoi continuer à matérialiser le lieu même de la dématérialisation ? C’est absurde.

Nicolas Georges
Nicolas Georges, directeur adjoint du livre et de la lecture au ministère de la culture

Pascale (Krémer) cite également les propos d’un dénommé Nicolas Georges, directeur adjoint du livre et de la lecture au ministère de la culture… Ses propos sont très risibles, mais ils ne font pas rire. « Il y a, dit-il, un rôle d’intermédiation avec le monde numérique à développer. Faire de la guidance, aider à se repérer sur Internet, à découvrir des choses intéressantes que la bibliothèque valide. » Notez bien que lui utilise toujours, c’est cocasse, le terme de « bibliothèque ». Je doute que Georges Bataille, quand il arpentait les couloirs au parquet très ciré de la bibliothèque de la rue Dupanloup, à Orléans, eût compris, eût accepté qu’on lui demandât de faire de la « guidance » ! On entend bien : de la « guidance ». La bibliothèque, à l’entendre, est en passe de devenir un lieu où l’on va apprendre à se servir d’un media, Internet, dont l’existence a en particulier assassiné les livres. Mais je vais vous dire une chose : c’est que si les bibliothèques ont véritablement comme rôle de conserver les livres, alors leur existence, selon cette définition, ne devrait poser aucun problème, au contraire. On devrait en ouvrir de plus en plus, puisque précisément le livre est menacé !

A l’heure où je vous parle, je suis en train de me faire confectionner une grande, très grande bibliothèque, absolument magnifique, dans mon appartement. Je ne puis personnellement lire que des livres non numériques, et personne ne m’obligera à lire sur une « liseuse ». En outre, le problème est un faux problème. 99% des livres qui me restent à lire, d’ici ma mort, je les possède déjà. Vous achetez cent Pléiade et vous en avez pour une vie tout entière de lecture ! Le numérique est un faux problème. Quand au poids des livres en voyage, je l’assume. J’aime tout dans les livres, à commencer par leur poids. Ils s’allègent quand ils sont lus. Quand se libère, quand se déploie, par la littérature, leur parole.

22 Commentaires

  1. L’article du Monde reflétait une conception purement informationnelle, étriquée, utilitariste immédiate et volatile, donc éphémère, de l’écrit digne d’un Jeremy Bentham ultralibéral (notre squirre contemporain depuis Hayek) évacuant toute notion de lecture plaisir sur papier comme sur écran. Par conséquent, j’ai dû me rendre sur le site Internet de la médiathèque de Melun afin de vérifier que son fonds comportait encore des bouquins en papier ! Il y en avait de fameux et des rares ! C’est dire où nous en sommes !

  2. Sacré Yann Moix.
    Quand il ne publie pas, il s’ennuie ?
    Donc ces livres n’ont pas leur place en bibliothèque ?
    Pourtant… pas loin de Marc Lévy, que ce soit en classement ou en genre littéraire et en intérêt.

  3. C’est frustré de ne pas être invité à parler de vos livres en médiathèques que vous déversez ces propos injurieux pour toute une profession? bon courage, on vous invitera encore moins…

  4. Merci pour cet hymne combatif !
    En attendant que le poste de pdt de la BnF se libère : vous avez toutes vos chances et ce serait une bénédiction pour Saint-Codex.

    Jean-Luc

  5. Je ne sais pas pourquoi on me prête ce néologisme de « guidance » ! Je n’ai jamais employé ce terme laid et qui renvoie à un concept inconnu de moi. Je ne l’ai jamais prononcé devant la journaliste ; il est peut-être employé à la rédaction du Monde mais certainement pas chez nous.
    Alors par pitié, oubliez cela. Supprimez aussi ma photographie, je n’ai pas votre regard ténébreux et votre barbe de trois jours, je ne suis qu’un homme de bureau. c’est extrêmement pénible d’apparaître ainsi quand on vous prête des propos stupides qui n’ont jamais été prononcés.
    Pour le reste, je dirai simplement que vous dites beaucoup de choses justes et tout de même un sacré paquet d’âneries. Mais c’est la limite, sans doute, de ce genre d’exercice de style.

  6. J’ai rarement lu un tel verbiage qui confond tout, les livres et la littérature, les missions diverses des bibliothèques, et surtout, interdit aux gens (professionnels de l’écrit ou non, cultivés ou non) la diversité des usages et des goûts. Pourquoi ne pourrait-on pas lire la Rép’ et aller ensuite emprunter du Joyce ? Lire à la fois sur écran et sur papier ? Quelle vision étriquée des pratiques culturelles !
    Ah, au fait… je suis bibliothécaire à Orléans. Bonne lecture avec vos Pléiade, moi j’ai des lecteurs qui attendent de découvrir toutes les richesses que je peux leur proposer.

  7. J’ai bien peur que vous ne passiez à côté du combat M. Moix.

    Les média/bibliothèques sont des lieux de médiation culturelle, de savoir et de loisir ce qui inclut la littérature, c’est très différent.

    Et accessoirement des services publics qui, à l’instar de certains bureaux de poste, seront fermés si nos édiles se mettent à considérer que leur coût rapporté au nombre d’adhérents ou aux services rendus est devenu trop important. Or, ne vous en déplaise, 90 % des publics actuels des média/bibliothèques ne viennent pas y chercher de la littérature (au sens que vous semblez donner à ce mot) mais de l’information ou du loisir. Et, si on ne pourvoit pas aux besoins de ces publics qui, que ce soit un bien ou un mal, se fichent de la pléiade comme de leur premier bouton, ils déserteront les lieux et les laisseront vides. Vides de gens, vides d’argent et probablement vides de sens car l’amateur de littérature, même s’il est un interlocuteur apprécié, n’est pas un public prioritaire des biblio/médiathèques.

    Si vous avez les moyens de vous constituer une collection personnelle contenant tous les ouvrages qui trouvent grâce à vos yeux – et je souligne le « vos » – grand bien vous fasse, le monde du livre a besoin d’argent. Mais pour toutes les personnes qui n’en ont pas les moyens, toutes les personnes qui éprouvent du plaisir à découvrir de nouveaux domaines par le biais d’une médiation humaine et toutes les personnes qui ont besoin d’accéder au savoir, les biblio/médiathèques publiques doivent continuer à exister. Et pour ce faire s’adapter au monde que cela plaise ou non car le monde ne s’adaptera pas à elles.

    Ceci dit on pourrait par contre discuter longuement des conditions de cette adaptation, des limites à ne pas franchir et même de la notion de survie à tout prix. Voire même d’un possible retour en arrière si, ou plutôt « quand », les choses tourneront mal.

  8. Un seul mot : bravo !
    (par une bibliothécaire et non « médiathécaire » reconnaissante)

  9. Bravo pour ce formidable hymne aux bibliothèques et au livre papier !!! oui !!!! oui !!!! rien ne remplacera un « vrai  » livre !!!! Arrêtons de nous extasier devant un support ! bientôt la liseuse sera remplacée par un autre support puis un autre, puis un autre ……….. !!!! tandis que le livre papier sera toujours la ….

    • Le livre papier est insupportable.

      Cette invention industrielle, cette pâle imitation commerciale de mauvaise qualité, sous de mauvais prétexte de la facilité de la reproduction, nous fait perdre totalement le contact intime que l’on a avec un livre fabriqué avec tout son amour et son savoir faire par un moine copiste. On a transformé cette œuvre d’art en un vulgaire objet marchand standardisé. Jamais il ne remplacera le contact, la matière, les odeurs d’un vrai livre en parchemin. Les caractères imprimés sans âme, ce papier de mauvaise qualité incapable de traverser les siècles, cette encre industrielle, comment tout cela pourrait donner au lecteur l’amour de la lecture ? Comment cela pourrait-il transmettre les vrais valeurs que véhiculent le livre manuscrit en parchemin ou le rouleau en papyrus ?

      Il n’est pas question que je laisse entrer un seul exemplaire de cette invention déshumanisée de vils marchands corrompre ma bibliothèque composée uniquement de codex et volumen.

      « Il faut absolument revenir en arrière, autrefois c’était bien mieux, nous somme le progrès. »

      Les bibliothèques vont disparaître ? Tant mieux, sauf que ne n’y crois pas, contrairement aux librairies et aux marchands de papier en général. Elles vont évoluer, s’adapter, ce qu’elles ont commencé à faire en s’appelant médiathèque, en créant des animations pluridisciplinaires de toute sortes, mais aussi en se dématérialisant, en se re-créant dans « l’espace numérique » (« sur le web » pour la populace). Ce qui disparaît ce sont ces institutions « indispensables » non pas à la diffusion des écrits, mais plus prosaïquement au commerce des objets.

      Parmi votre brillante démonstration (?) vous oubliez au moins trois choses :

      La première est que si vous prenez votre plaisir a manipuler du papier, les gens sont bien libres de faire comme ils veulent. Bien au delà de l’effet de mode, les liseuses sont beaucoup achetées par pur plaisir littéraire ; par des gens comme moi qui aiment pouvoir lire partout à tout moment ; des gens comme moi pour qui le livre est un plaisir de lire et non pas le plaisir de manipuler un bel objet ; des gens comme moi qui lisent des livres souvent de poche ou usagés, pourris par un usage répété et peu précautionneux, utilisés dans des positions ou des lieux inadaptés, mal transportés au milieux d’objets communs ; mais aussi par des gens comme moi non privilégiés voire fauchés ou habitant « en province », qui apprécient de pouvoir lire Voltaire, Raymond F. Jones ou Bashō Matsuo dans le texte et à tout moment, sans dépendre du bon-vouloir de personne et sans devoir enrichir les marchands de papier.

      Le deuxième est qu’elle offre une immense liberté, celle de pouvoir se passer du contrôle de la diffusion et des usages par les intermédiaires marchands (à condition que l’auteur ne passe pas un pacte de menottes numériques avec un marchand d’idées, cf Hadopi, Acta, Sopa et Cie). Cela remet certes en cause des « ayants droits » de marchander l’esprit des morts (et des vivants). On devrait d’ailleurs remplacer le mot « droit » pervertis et corrompu, originaire d’un « droit des auteurs » (celui de ne pas laisser les marchands « pirater » son œuvre sans son accord ni sans lui reverser aucune légitime rémunération), pour lui redonner sa vrai nature de ce qui est redevenu des « privilèges du roi » (celui du contrôle de la diffusion auprès du public). Toujours est-il qu’un auteur à tout loisir de risquer le contact direct avec son public, grâce à Internet et aux licences Creative Common entre autres.

      La troisième est que vous n’avez rien compris à l’implication d’Internet, qui va bien au delà du problème de support. Ce n’est plus un monde RO « Read Only » mais un monde RW « Read Write ». La différence est immense, les implications innombrables. Y compris dans la littérature où un auteur peut se passer de la sélection ou censure des institutions, où chacun peut diffuser son œuvre dans le monde entier indépendamment de toute contrainte économique, où un écrit peut devenir communautaire et être modifié ou réutilisé par tout à chacun ce qui remet en cause votre petit égoïsme RO, où voire même déboucher sur des objets « multimedia », interactifs et RW. Nous n’en sommes qu’au début, mais à la pierre ont succédé les tablettes d’argile ont succédé le papyrus ont succédé le parchemin ont succédé le papier succède le numérique. Il y a un immense avenir pour la création et pour la littérature ne vous en déplaise.

      Je suis conscient que cela remet en cause gravement vos petites habitudes élitistes et conservatrices de la littérature, mais vous avez toute liberté personnelle de continuer selon vos propres désirs : Vous le dites vous même, vous avez déjà acheté quasiment tout ce qu’il vous est nécessaire pour finir vos jours dans votre musée de papier. Alors cessez de critiquer, faire des leçon de morale et enquiquiner les autres, ils sont libres et égaux en droits avec vous, il y en a même qui aiment la littérature.

  10. Monsieur,
    Après avoir vous avoir entendu mercredi soir sur Europe1 adopter une étonnante posture d’extrémiste centriste, je découvre votre papier sur un article du Monde pour lequel j’ai été interrogé.
    Je m’étonne de la forme de vos propos qui relève plus de la bassesse que de la violence ; cela surprend venant de quelqu’un de votre notoriété. Je suis surpris de concentrer le feu de votre courroux dont je juge, comme Cyrano, qu’il manque de réel piquant. Puisque vous semblez tant vous référer à la culture classique, vous auriez pu trouver par exemple que la voix de ce Syren était celle des naufrageurs de la culture… C’eût été plus potache et mieux venu dans votre production.
    Sur le fond, je ne crois pas devoir approfondir ici une réflexion forcément concentrée par Mme Krémer puis caricaturée par vous, puisque vous réduisez le mot ‘information’ au sens d’actualité. Sachez seulement que des générations de bibliothécaires se sont en effet battues pour que Le Parisien voisine avec Plotin. Figurez-vous qu’on y trouve même Yann Moix à côté de Bataille, qui illustra avec plus d’ouverture d’esprit que vous la bibliothèque d’Orléans dont le souvenir vous est si cher.
    Je devine le médiocre intérêt que vous porteriez à mon argumentaire et vous invite à découvrir les arguments de M. Claude Poissenot, sociologue policé, dont le blog sur Livres Hebdo fait reproche au même article de défauts diamétralement opposés à ceux que vous éructez.
    In medio stat virtus !

  11. Dans la série La Paille et la poutre… Avant d’accuser des propos de bêtise consternante, il faudrait vérifier celles qu’on écrit. Ouvrir un e-book cinq minutes, par exemple, pour se rendre compte que ça ne se présente en rien comme « une seule et unique page », mais exactement comme un livre avec des pages que l’on tourne! Une méconnaissance aussi grossière du sujet dont on parle infirme tout l’article.

  12. « Quand je lis Proust, je veux savoir où j’en suis. » – Vous pouvez vous reporter au manuel de votre appareil (papier fourni, parfois, directement sur l’appareil ou en ligne) qui vous indiquera comment faire. Par exemple sur mon smartphone, l’application Aldiko 2.0 permet, en tapotant une fois la page à peu près au milieu, d’afficher une barre de progression (à la manière de l’ascenseur que j’observe en lisant votre longue plainte). Sur iPad je crois qu’il faut passer le doigt en bas de l’écran. On sait toujours, la longueur est toujours là, pas de faux argument ici.

    « 99% des livres qui me restent à lire, d’ici ma mort, je les possède déjà. » – Alors vous pourriez aussi bien mourir maintenant, vous enfermer isolé de la vie autour, en une tour sans porte ni fenêtre.

    Pour ma part ce serait plutôt, disons 70 à 80%, de ce que je lirai d’ici ma mort qui n’est pas encore publié.

    PS / J’ai toujours du mal à comprendre que ce genre de plainte anti-numérique puisse être publiée sur blog…

  13. Radides commentaires – je voulais ne pas, mais votre billet (entre autres choses) m’a littéralement empêché de dormir. Donc, en vrac (vous ferez le tri) :

    – d’abord, demander depuis quand vous n’êtes pas entré dans une bibliothèque ou une médiathèque. Parce que pour ignorer à ce point le travail (bien que toujours insuffisant) qui s’y fait quotidiennement pour diffuser la culture et les idées par tous les moyens (entendez, supports ou médias) possibles, la seule explication que je trouve est que vous n’y mettez pas les pieds : ce n’est pas pensable sinon de méconnaître ou de ne pas voir les efforts faits dans ces lieux pour que tout ce que la créativité humaine peut produire soit mis à disposition, sous toutes les formes, au plus grand nombre ;

    – m’interroger sur ce mélange que vous faites entre le support et ce qu’il contient/transporte (enfin, vous ne savez toujours pas que « Peu importe le flacon », etc… ?) ; me dire que c’est une nouvelle manifestation du syndrome du Doudou (mon invention) qui fait qu’en un monde où tout bouge, on se raccroche à un objet rassurant, un livre papier, par exemple, pour avoir moins peur ;

    – mettre le doigt sur le fait que prétendre que la littérature ne se goûte qu’en pléiade, c’est ne pas se rendre compte que la plupart des lecteurs ne peuvent pas se payer de tels objets (heureusement, par les biblio/médiathèques dont vous riez, ces textes sous toutes les manifestations sont à la portée de tous, y compris et surtout des moins fortunés, y compris également via le numérique qui démultiplie tout cela – et du Proust sur une liseuse ou sur un écran, croyez-moi, ça garde toute sa fraîcheur ; d’ailleurs, je vous fiche mon billet que Proust, du numérique, il s’en serait régalé : imaginez ce qu’il aurait fait d’un blog littéraire, avec la possibilité que ça a d’ajouts infinis… Tu l’imagines, le Marcel et ses paperolles, jouer avec un blog ?) ;

    – me dire que c’est triste de voir un auteur ne pas comprendre la force de frappe que le numérique donne à la littérature et à ce qu’elle a d’essentiel et de subversif. Vraiment, c’est triste ;

    – remarquer le paradoxe qu’il y a à utiliser ce support numérique que vous dévaloriser, pour faire l’apologie du support papier – que n’utilisez-vous une bonne revue papier pour cela ?

    – penser que derrière votre discours sur le déclin du livre et du papier, j’entends surtout, avec d’autres discours du même type, cette espèce de chant du cygne d’un monde qui se voit débordé de toutes parts et qui se rend compte qu’il ne contrôle plus rien. Le numérique et la littérature n’ont plus besoin des instances de validation symbolique qu’étaient certaines revues (suivez mon regard) et/ou certaines maisons d’éditions (re-suivez mon regard). En cela il remet en cause des pouvoirs et des institutions, et en cela, il dérange, on dirait.

    – dire que vous ne changerez sans doute pas d’avis mais que ce n’est pas grave, puisque tout cela (la migration de la littérature vers le numérique) se fera de toutes les manières parce que la littérature trouve toujours le meilleur moyen de se diffuser et qu’en l’espèce, le numérique sous toutes ses formes est exactement ce qu’elle (la littérature) avait besoin pour aller plus loin ;

    Vous voyez, nous ne sommes pas d’accord. Du tout. Et sur rien. Mais ce n’est pas important (cf. le paragraphe ci-dessus).
    Le plus drôle, pour finir, c’est que je suis conservateur des bibliothèques.

    Daniel Bourrion
    Conservateur des bibliothèques, donc

  14. Cher confrère, je suis arrivée à votre article par un lien de François Bon sur un média nommé Twitter. Justement, je viens pour ma part de publier un livre de mille pages sur mon site d’édition dont je n’oserais faire la publicité ici. Ainsi que d’autres beaucoup plus brefs. Je me rappelle les poètes prisonniers politiques, qui écrivaient ou écrivent sur des tout petits bouts de papier. Quel que soit le support, quand on veut écrire, on écrit, quand on veut lire, on lit. L’ivresse ne dépend pas du flacon, n’est-ce pas. Votre magnifique bibliothèque dans votre grand appartement fera sans doute son effet, mais il se peut que la joie soit meilleure quand le flacon est étroit, comme la porte du paradis.