Il y avait, vieille comme la Terre, la Conjuration des imbéciles, contre le sens et la raison. Plus redoutable encore aujourd’hui, la Conjuration des enlaidisseurs du monde, ces fabricants des Choses qui polluent et profanent notre environnement, décivilise par millions nos contemporains, devenus à leur tour les enlaidisseurs d’eux-mêmes. Descendons dans l’arène.
Dernières cibles en date de ces enlaidisseurs de choc, le palais des Doges à Venise, enserré cet été par une publicité Coca-Cola géante, et Versailles, squatté une nouvelle fois après Jeff Koons par les kitcheries infantiles d’un histrion nommé Murakami.
Hommages du vice à la vertu ? Ou profanations pures et simples ? Marchandise-reine ou Kitsch jubilatoire, la même entreprise aura été à l’œuvre, à Venise et Versailles. Sous les dehors d’un hommage au Beau en majesté dans ces enceintes consacrées, il s’agissait de circonvenir ces symboles d’Art universels, d’en finir, presque, avec l’idée de Beau, dont ces incarnations intemporelles sont le rappel insolent. Ultimes obstacles à subvertir pour que triomphe le maquillage « free et fun » du diktat que la Marchandise étend sur le monde, et pour qu’enfin la résignation à l’empire des Choses, dans un univers réglé par l’argent, arraisonné par la Technique, l’emporte sur le vieil idéal apollinien d’harmonie et le pacte de beauté entre le monde et nous.
Loin, pour autant, d’être un complot ourdi par ces modernes Maîtres des Choses que sont Coca-Cola donc, Wallmart, Conforama, Carrefour, Bouygues, Shell, Renault, EDF et tutti quanti, ordonnateurs tout-puissants de ce que nous consommons et façonneurs de fait de notre environnement visuel, l’enlaidissement contemporain du monde est une entreprise « neutre », non concertée, sans chef d’orchestre. Faute, en première place, que le critère-même de beau interpelle concepteurs et producteurs de masse (ils parleront de design industriel, de stylisme, de formes. Mais le Beau ? Connais pas, hors de propos dans nos métiers). La progression du virus n’en est que plus insidieuse. C’est, comme le dit Marx de l’Histoire, un procès sans sujet. Auquel nous autres, citoyens-consommateurs, en bout de la chaine, participons par défaut, sans pouvoir de résistance, sinon écologique ou en défense du Patrimoine. Nous pestons en vain contre les couleurs acides des fauteuils des TGV, le comptoir en faux zinc de tel bistro ancien, le survêtement flashy du jogger qui passe, l’insipidité des restoroutes, l’habitat en boîte, le mitage pavillonnaire, les immeubles de bureaux total-vitrifiés et le désastre esthétique des grands modules dédiés à la Consommation qui défigurent nos périphéries.
Mais la pollution du monde par la laideur, générée par les producteurs de Choses, d’habitat et les aménageurs sans âme, passe tout autant par nos contemporains. Qui, en nombre toujours croissant, arborent sur leurs corps, dans leur mise vestimentaire et physique, dans la mise en scène de leur vie quotidienne, toutes les marques imaginables du disgracieux, du vulgaire et du kitsch. D’un côté, le souci du paraître semble être devenu une chose rare, voire étrangère, à l’heure du jean généralisé, des têtes rasées au carré et de l’acte de boire à la bouteille en société. De l’autre, revers de la même médaille, les « looks » déploient leurs attirails « identitaires » et leurs semblants ostentatoires. Bref, là aussi, « l’enfer, c’est les autres ».
A Venise, défilait devant le Palais des Doges, sous la profanation « fun » de Coca-Cola, une foule non moins « fun », en rien choquée par l’affiche géante qui masquait le Pont des Soupirs et qu’elle photographiait à tout va, attifée de bermudas, t-shirts, casquettes de plage, méga-lunettes de soleil et autres tenues qui juraient avec ce monument sans pareil. Comme s’il relevait du même rapport banalisé aux lieux que la plage, le super-marché ou le Quick du coin. Bafouées au cœur d’une des plus belles villes du monde par la Marchandise-reine et sa propagande tonitruante mais s’en faisant le reflet mimétique dans leurs accoutrements et sacrifiant sans mot dire au nouveau Doge de Venise Coca-Cola, ces foules n’auraient-elles eu que ce qu’elles méritaient ? Qui se ressemble s’assemble. Qui ne dit mot consent.
Rendez vous au Louvre un week-end. Une même foule se presse, sans grands égards pour ce conservatoire du génie humain. Ne sont pas rares, aux beaux jours, les visiteurs en short et t-shirts ; il y a des poussettes d’enfants ; des groupes d’ados baguenaudent, ni plus ni moins que s’ils étaient dans le Forum des Halles. Les mêmes qui se fringuent pour aller en boîte chaque fin de semaine, n’imaginent pas en faire autant pour se rendre au musée, aux expositions, au théâtre, en ville. Serait-ce à la Comédie française, à l’Opéra Garnier, on compte les hommes en veste sur les doigts de la main.
La démocratisation a bon dos. Comparez les foules du Front populaire et les foules contemporaines. Dignité et élégance prolétarienne il y a soixante-dix ans, nonobstant la dureté de la condition ouvrière d’alors. Le chic ouvrier n’était pas un vain mot. Atonie, aujourd’hui, et confusion des allures, dégageant une impression de laissez-aller moutonnier, de non-soucis de soi, et générant symétriquement, en réaction, la dérive des looks ethniques, « identitaires », marginaux et autres. Chez les ados des beaux quartiers comme de banlieue, la Nike attitude l’emporte. Chez les lycéens et étudiants, le vêtement mou est de rigueur. Et ailleurs la « beaufitude » fait des ravages. La catastrophe visuelle est à son comble. Bref, « tout fout le camp. » et, comme le reste, « le peuple n’est plus ce qu’il était ». Point de vue réactionnaire, s’écriera-t-on. Mais s’il est politiquement correct de s’incliner devant le Peuple souverain, il faut y opposer ce que les hommes des Lumières, Condorcet en tête, proposaient il y a deux siècles et demi pour l’émancipation du genre humain. Loin de sanctifier le peuple à la Rousseau (comme si sa relégation sociale l’avait préservé des vices de la société), ils appelaient les hommes, à commencer par ceux que la noblesse taxait de « sans qualité », à se libérer de leur sujétion par l’acquisition des civilités, du savoir et du goût, autant que par la conquête des libertés. On ne se libère que par le haut.
Qui, aujourd’hui, osera dire à nos concitoyens que trop d’entre eux s’enlaidissent à plaisir, en raison d’une hiérarchie des goûts où dominants et prescripteurs, maîtres des divers appareils idéologiques, médiatiques, se sont employés à cantonner les classes dominées ? Exit le charme discret de la bourgeoisie, Bobos et Bling-bling ont montré la voie. Qui dira aux intéressés, après Colette (« Il faut autant de soin pour s’enlaidir que pour se parer »), que tatouages, piercings, chaînes d’or, gourmettes voyantes, diamants dans les oreilles, faux ongles courbes, chaussures-plate-forme, lèvres botoxées, loin d’embellir le sujet, sont de piètres ornements et de piètres artifices, et qu’ils l’enferment dans sa condition dépendante? Mais fustiger ces manquements au bon Goût dominant, un univers dont sont socialement, culturellement exclues des masses entières d’individus, comme si ces manquements leur étaient consubstantiels, ou flatter par populisme bien compris l’inculture, la vulgarité ou l’exhibitionnisme de pacotille qui, entre autres maux, affectent les classes dépendantes, est également indigne. Effets dérivés de la Télé-poubelle et autres opiums du peuple, ces dérives sont, tout autant, le produit de l’Horreur esthétique, sœur et complice de l’Horreur économique, dénoncée jadis dans un livre retentissant par Viviane Forrester. Horreur esthétique dont trop de lieux de travail — entreprises lugubres, univers bureaucratiques suicidogènes — trop de bâtiments publics — administrations kafkaïennes, universités-béton — trop de lieux de consommation a minima — mangeoires fast-food, grandes surfaces-hangars, discounters et concessionnaires au milieu de nulle part, stations-service fluos —, sont les dépôts patentés, ordonnateurs au quotidien de la laideur consumériste, grands prescripteurs d’anti-beauté et déséducateurs du goût, aux dépens de leurs millions d’utilisateurs. Lieux déstructurés, « espaces de vie » fades ou criards, jamais architecturés, en rien civilisateurs, sont les fruits, là encore, du mépris pour les hommes. Aux États-Unis, des villages marchands, construits avec recherche, se substituent aux shopping centers et aux Malls ; en France, des Usines Center aux Parcs commerciaux, le brutalisme reste de rigueur. Nos palais de la Consommation sont tout, sauf des palais. Quant aux universités françaises comparées aux campus anglo-saxons, allez à Tolbiac, Villetaneuse, et vous serez édifié.
Ce ne sont pas, on l’aura compris, le Faubourg Saint-Germain et les enclaves pour « Heureux du monde » qui importent ici, mais ces anti-lieux urbicides et les banlieues au ban du lieu, postes avancés de la déréliction urbaine et du mépris des hommes. Le combat pour le Beau, loin d’être « un truc de riches » défendant leur pré carré (Not in my backyard, disent les Américains), devrait viser en priorité ces friches innombrables d’inhumanité.
Du haut en bas de l’échelle sociale, en toute occasion un peu marquante, les hommes et les femmes se plaisent à « s’habiller ». Serait-ce une violence aux personnes que d’attendre, ainsi que l’exigent tous les lieux de culte, une tenue de bon aloi au musée et ailleurs ? Qui prétendra sa liberté menacée par l’incitation à se soucier de son être-pour-autrui ? L’appartenance à la Cité implique aussi cette adresse à autrui d’un abord convivial, d’une allure plaisante à regarder. Fragile, menacé, le Beau est un bien citoyen, un agrément collectif que chacun doit défendre sur soi, sauf à rompre le pacte de tous avec tous. Et la rue, l’espace public, les transports en commun sont cette lice permanente du plaisir des yeux ou de leur désenchantement.
Vaste, utopique chantier, dira-t-on, que celui de l’embellissement des hommes et du monde, dans l’état actuel des choses. Et tous les goûts étant dans la nature, à commencer par les mauvais, l’entreprise, dans une société de liberté, où nul ne peut imposer ses vues dans un domaine du seul ressort des individus, est condamnée d’avance. L’anathème d’élitisme suffira : le Beau est avant tout une question d’argent, bref un xième privilège pour riches. (Réponse : ne pas confondre le beau et le Luxe).
Face à cela, il n’en revient que davantage à ceux — l’Ecole, le monde de la culture et des arts, les medias, le Spectacle et la Mode — qui, directement ou indirectement, forment les goûts de nos semblables, comme à tous ceux, producteurs et distributeurs des Choses, qui façonnent concrètement notre environnement matériel, de se faire les militants en actes de l’exigence d’un monde rebelle à sa dégradation esthétique autant qu’écologique. La disgrâce de la Marchandise n’est pas une fatalité, des contre-exemples le montrent, d’Ikéa à Monoprix. Quant à nos contemporains en délicatesse avec les valeurs esthétiques et aux millions d’exclus du Beau, seule l’éducation scolaire à ces valeurs, balayée depuis vingt ans dans les institutions du primaire et du secondaire, peut corriger les inégalités devant la culture qui en sont la cause.
Beau et écologie vont de pair. Il y a là aussi, pour tous les Verts (et pour d’autres) une nouvelle Frontière, où les suffrages en retour ne manqueront pas.
Encore faut-il porter cette question — politique — du Beau et du Laid sur la place publique.
Moi je dis Bravo! pour cet article.
D’accord sur tout.
Qu’attendent d’ailleurs nos gouvernants pour parler et sensibiliser sur ces vrais sujets.
Dépressions, mal être, lieux suicidogènes, oui cet environnement inhumain, massif est en fait tout sauf populaire et il prépare le pire par la perte finale de sens, mise à part le sens de la possession et de la consommation.
Qu’ont-elles donc nos élites ? ont-elles peur de passer pour des hautains, des sectaires, des réactionnaires ?
Les vrais populistes ce sont ces saccageurs passifs ou actifs.
Croyant le peuple idiot, inculte, insensible par nature, il est normal, voire recommandé, car plus simple, d’imposer des lieux sans aucune espèce d’âme (quesaco?) identiquement laids, sans espoir d’échappées. Sacrebleu, en s’évadant un peu, on pourrait moins consommer ou moins écouter les messages choisis.
Oui ces « décideurs » , car tout cela est décidé, ne sont après tout peut être que des calculateurs froids.
Un vêtement est un signe prenant place parmi d’autres au sein d’une langue gestuelle, ce n’est pas un sac à viande. Le corps lorsqu’il prend la parole, peut être intelligible ou inintelligible. Il sera lisible ou illisible à proportion de sa capacité à écrire sa partition poétique sur la page invisible. Un faîtage crénelé, une margelle octogonale, un motif saljûqide, sont le lieu d’un dialogue entre les deux principes désignés par Homère sous le nom de «maître à la voix puissante» et d’«ébranleur du sol», un dialogue censé élever celui qui s’y insinue au-dessus du limon.
Jamais, monsieur Nestlé, ne serait venu à l’idée de vos communicants d’aller proposer au Rijksmuseum votre autocollant au lever de soleil jaune primaire dans son logo blanc pur sur fond bleu primaire découpé sur mesure aux dimensions de l’espace publicitaire à louer prévu au mur écru inondé de lumière aurorale par le génie de Delft, quand d’un coup de coude au conservateur :
«V’où nœud trou vie Eh! Pâques île ment quai cake ch… ose d’air y Herr vote laid Tiers? Vrai ment?»
Le succès vénitien de Coca-Cola en dit long sur le délabrement des relations du monde contemporain avec le premier art. Comme si à force de laisser le premier gougnafier venu déféquer sur le bord de la ville des barres de HLM où quelques émeutiers iront brûler plus tard les non-livres dont la tête enregistreuse de leurs non-auteurs commence toujours par effacer la source des informations qu’elle y capture, l’architecte après l’écrivain avait dû abdiquer du trône des Muses en faveur du scientisme. De là l’élaboration d’un urbanisme de la performance, et par là-même, jetable au gré des épisodes sociétaux ponctuant une histoire à l’initiale minuscule, vécue par les hommes telle qu’elle fut écrite pour des personnages éjectables selon les conventions d’un feuilletonisme d’État. Et pas n’importe quoi comme politique! Une politique de la ville moqueuse comme mise en boîte de la population. Une politique du rêve artificiel comme agent conservateur de l’individu.
Les publicités sur les facades, non, les tours de verre, non, les peintures sur certains batiments qui sont esthetiques par leur seule architecture, non. Par contre les peintures et grafs sur des batiments dans les cités ou autres sont parfois de véritables chefs d’oeuvres. Tout n’est pas à jeter. Certains graffeurs sont de véritables artistes, je persiste et je signe, j’ai 51 ans et je n’ai pas ce talent.
Monsieur,
La publicité qui pollue est un thème convenu.
Je me permets de commenter votre référence à l’Université de Paris-13 Villetaneuse où j’enseigne depuis bientôt 13 ans. Il est vrai qu’au moment de son implantation, les architectes Fainsilber et Anspach ont utilisé le béton pour construire le centre littéraire et juridique. Mais tout ce qui est du béton n’est pas forcément moche. Par ailleurs, le campus a été aménagé depuis avec des extensions modernes. Ayant visité au moins une cinquantaine d’universités en France et ailleurs, y compris Harvard et Oxford, je puis vous assurer que Villetaneuse est un joli campus, lumineux et vert à taille humaine dans une ville fleurie. On prend plaisir d’y travailler. Tout est affaire de goût, bien sûr. Mais la beauté d’un lieu dépend aussi de l’âme des personnes qui le fréquentent.
http://www.univ-paris13.fr/category/9-campus-de-villetaneuse.html
Sincères salutations.
Bel article!
Il est vrai que le beau n’a pas la même valeur selon notre degré de culture et que pour les exclus l’éducation scolaire peut corriger cela. Cependant, lorsqu’on vit entouré de laideur entre les cités, malls, métros crades et pollués visuellement etc, la recherche du beau est le dernier des soucis même si elle devrait être vitale. On ne va pas chercher plus loin, beau = riche = luxe. Quelque chose d’inaccessible pour les exclus. Il n’ y a qu’à voir dans certains écoles, vouloir le beau c’est comme être le 1er de la classe: le bouffon pour les autres… Les inégalités, hélas, n’arrangent pas les choses!