Baudelaire ! Baudelaire ! Qui ne s’est attaqué à cet Annapurna de la poésie française ? Entre 1931 et 2024 quatre éditions ont vu le jour dans la bibliothèque de la Pléiade dont les Œuvres Complètes ont tout simplement inauguré la collection légendaire. L’édition en deux volumes d’aujourd’hui est dirigée par André Guyaux et Andrea Schellino et préfacée par Antoine Compagnon. Elle est accompagnée d’un second album[1], signé cette fois par Stéphane Guégan, que les éditions Gallimard lui consacrent ; il s’agit, là encore, d’un événement unique dans l’histoire de la Pléiade. La particularité de cette édition est d’être scrupuleusement chronologique et non plus thématique ou par genre. 

Depuis cent cinquante ans, combien de livres consacrés à ce prince des poètes, à l’auteur des Fleurs du mal ? Depuis les études de Proust sur Baudelaire, nombre d’auteurs furent fascinés par le poète. Walter Benjamin s‘intéressa à son œuvre dès la Première Guerre mondiale mais il faut attendre 1938 pour qu’il écrive son premier texte d’envergure Le Paris du Second empire chez Baudelaire, et l’année suivante pour Zentralpark. Fragments sur Baudelaire, les deux textes majeurs du Baudelaire posthume de Walter Benjamin[2]. Sauf qu’en octobre 2013, une somme de mille pages était publiée sous ces deux noms emblématiques : Walter Benjamin, Baudelaire, sous la direction de Giorgio Agamben, Barbra Chitusi et Clemens-Carl Härle (La fabrique éditions). Trois ans après la mort de Benjamin, en pleine apocalypse, en pleine Shoah, le poète juif roumain Benjamin Fondane (1898, Jassy – 1944, Auschwitz-Birkenau) consacra son propre livre au poète. Nous sommes en 1942, et son titre est : Baudelaire, l’expérience du gouffre[3]. En 1967, Pierre Emmanuel, autre poète, consacra aussi un essai capital au poète maudit qui sera repris en 1982 sous le titre Baudelaire, la femme et Dieu (Points). Puis, six ans plus tard, Bernard-Henri Lévy publie pour sa part Les deniers jours de Charles Baudelaire (Grasset), qui eut un grand succès.  Starobinski rassembla ses études baudelairiennes dans La Beauté du monde (Gallimard, collection « Quarto », 2016) pour ne citer que ceux-là. Pour Pierre Emmanuel « Toute l’œuvre poétique de Baudelaire exprime, et accomplit en imagination, une opération de métamorphose sacrificielle ainsi définissable : il ressuscite pour être abîmé, il est abîmé pour ressusciter » (Points, p.62).

André Guyaux, Andrea Schellino et leur équipe de spécialistes ainsi que Stéphane Guégan apportent une salvatrice relecture des Ecrits sur l’art de Baudelaire comme du procès autour des « Fleurs du Mal » (1857). Relire à notre époque les analyses du grand poète sur l’art, sur Delacroix ou Courbet, sur le Salon de 1846, puis sur celui de 1859, est un exercice intellectuel passionnant. Son discours sur l’art fut l’un des plus pertinents de son époque, même s’il « n’avait jamais été en Italie, n’avait vu ni Giotto, ni Masaccio, ni Piero della Francesca, ni Titien, ni […] », écrit Malraux en 1970 (OC. V, la Pléiade, 1195). Cependant, on ne peut qu’admirer la critique du Baudelaire envers ceux qui pensaient encore que l’art imitait la nature. Il est, à leur égard, impitoyable. Il salue ceux des artistes qui sont portés par l’imagination.

Alors que notre monde occidental est plein de la libération de la parole des femmes à travers le mouvement « # MeToo », qui déferle dans toutes les sphères de la société contemporaine, il est certain que Mon cœur mis à nu comporte des lignes tout à fait scandaleuses, notamment celle-ci, où il écrit « La jeune fille, ce qu’elle est en réalité – Une petite sotte et une petite salope » (T.II, 502), outre le caractère intolérable de cette réflexion, Baudelaire se fait ici provocateur à l’extrême. Pourtant il n’aurait jamais touché à un cheveu d’une femme qui ne se serait pas donnée à lui. Misogyne certes et antimoderne, Baudelaire aimait provoquer ses contemporains et peut-être aussi ses lecteurs futurs. Ces propos tout à fait inaudibles et intolérables de nos jours, sont d’un homme qui portait en réalité très haut la dignité des femmes. 

Edgar Poe occupe une importante place du volume I et Baudelaire fut le grand introducteur de son œuvre dans le monde francophone. Stéphane Guégan insiste sur le fait que « la modernité baudelairienne réclame la fin du divorce entre l’art et la réalité physique, psychologique, de la société contemporaine. »

En ce premier tiers du XXIe siècle, Baudelaire demeure, et pour longtemps, un intercesseur capital, qui donna aux lettres françaises un chef-d’œuvre absolu : Les Fleurs du mal. L’édition de la Pléiade en donne les trois versions, celle de 1855 dans la Revue des Deux mondes, celle de 1857 avec sa dédicace admirable à Théophile Gautier, puis, dans le second volume, la seconde édition intégrale de 1861, « augmentée de trente-cinq poèmes nouveaux », moins les six pièces condamnées, que Baudelaire publia à part dans Epaves.

Lisons la première strophe de « Réversibilité », qui est au nombre des pièces qui furent censurées :

« Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaité, connaissez-vous l’angoisse ? »

C’est un grand honneur que la justice fit à la poésie et particulièrement à Baudelaire en condamnant ses Fleurs du mal et en faisant retirer des poèmes incandescents.

C’est toujours Baudelaire qui écrit en 1961 un texte empli de culture classique, de profondeur d’analyse sur Wagner et Tannhaüser. Il le dit d’emblée, c’est « de l’homme passionné, de l’homme de sentiment qu’il est question ici » (T.II, 203). Le texte s’achève par un échange amical entre le poète et le musicien.

Baudelaire est un phare et l’un des Égaux géniaux, voire prophétiques, que Hugo aurait sans nul doute ajouté à sa liste des Génies qui figure dans son stupéfiant Shakespeare, écrit en exil à Guernesey. « Il y a des hommes océans, en effet », écrit Hugo (il en est évidemment des femmes comme des hommes !). Et Baudelaire est l’un de ces hommes océans !

Depuis cent cinquante ans, Charles Baudelaire est l’un de nos poètes cardinaux, doublé d’un écrivain et d’un critique sans cesse cité dans toutes les langues. Qui sait encore que dans Mon cœur mis à nu, il écrivait des paroles qui résonnent à nos oreilles, comme des paroles d’aujourd’hui, quand il décrivait les sujets quotidiens des journaux de son époque : « Guerres, crimes, vils, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle » (T.II, 510). Puis, à la page suivante, quel étonnement à lire : « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la Race Juive. Les Juifs, Bibliothécaires et témoins de la Rédemption » (id. 511). Théologiquement et littérairement, quelle force dans ces mots : « Bibliothécaires et témoins de la Rédemption » !

Esprit hanté par la spiritualité autant que par l’amour des femmes et par l’art, Baudelaire a encore beaucoup à nous apprendre.


[1] Après celui de Claude Pichois, qui dirigea l’édition parue entre 1973 et 1976.

[2] 1955, 1969 et 1974, Suhrkamp Verlag et 1982, éd. Payot.

[3] 1944, Seghers, 1994, Paris, éd. Complexe.