Il est possible d’être démocrate et de penser que l’opinion s’égare. Il n’est aucunement contradictoire de tenir la volonté générale pour le socle de la souveraineté tout en refusant d’idolâtrer ses choix. De courber l’échine devant les boussoles qu’elle se fixe. De fétichiser ses moindres inflexions. D’épouser ses étoiles filantes, ses craintes momentanées et ses mirages du jour. Il est possible, oui, de lui dire les yeux dans les yeux, et sans le moindre mépris, qu’elle se trahit, qu’elle s’aveugle gravement quand, à en croire les sondages, elle s’apprête à commettre ce qu’elle n’a jamais fait y compris dans ses heures les plus noires : porter l’extrême droite aux responsabilités par les moyens du suffrage universel. Ce n’est pas une question de morale, mais de lucidité. Aussi « politique » soit-elle, quelles que soient ses souffrances, toute volonté est mue par des affects. Elle a ses névroses, des angles morts et ses biais trompeurs. Le pouvoir au peuple, certes, mais à condition de regarder le « peuple », de nous considérer comme des corps de pouvoir.

Or, quel affligeant spectacle la « politique » nous offre-t-elle depuis une semaine. Une extrême droite qui, profitant de la médiocrité du débat pour imposer à l’opinion la fresque mensongère d’une France ensauvagée par les « autres », jubile à l’idée d’atteindre Matignon. Une extrême droite dont tout le monde sait, au fond de sa conscience, que sa dédiabolisation n’est qu’un coup de com’ – dont tout le monde peut voir, entendre, constater, qu’elle continue de prôner la préférence nationale, de stigmatiser les étrangers, d’attaquer l’État de droit, la presse libre et les minorités, sans parler de sa complaisance éternelle vis-à-vis du Kremlin. Une extrême droite à qui des Républicains en mort cérébrale ont décidé de vendre leur âme contre une poignée de sièges, quitte à effacer pour de bon l’héritage d’un Jacques Chirac qu’ils feignaient de célébrer lors de son enterrement. A leur tête, un homme qui, illustrant la phrase de Marx sur les tragédies historiques qui se répètent en farce, a exécuté un revival de l’étrange défaite en version Donald Trump.

A l’autre extrême de la vie politique, un mouvement dont certains représentants ont décidé, depuis près de sept mois, de dépasser une à une toutes les lignes rouges de l’âme républicaine. Nous les avons vu attaquer nommément des journalistes pour lancer leur campagne, affirmer que le Hamas est un mouvement de résistance, nier l’augmentation de l’antisémitisme, reprendre ici et là sa phraséologie, parler de dragons célestes, suggérer que la diplomatie obéirait au CRIF, que la Présidente de l’Assemblée nationale camperait à Tel Aviv, récolter sans rougir les louanges de Rivarol, insinuer que les élections sont faussées. Face à cette vague, aux accents également trumpiens, nombreux furent les voix de gauche qui dénoncèrent, main sur le cœur, un point de rupture. La « clarification » fit son œuvre et les voilà, aujourd’hui, qui trahissent leur parole pour sauver des mandats. Qui bradent le beau rêve de l’union de la gauche, à qui notre pays doit tant d’avancées sociales, pour le transformer en repas de lentilles.

Il ne s’agit pas de « renvoyer » les extrêmes dos à dos. Mais de pointer, de part et d’autre du champ politique, l’attitude de dirigeants qui sacrifient sans vergogne leur propres principes pour se conformer aux sondages et qui, tels les sophistes dénoncés par Platon, confondent le peuple avec un « gros animal » (La République, 493 b-c) dont il faudrait flatter lâchement les prétendus instincts. D’alerter sur l’émergence, dans notre pays, d’une dynamique globale, dont nous avons déjà vu les effets délétères aux États-Unis :  le risque d’une décomposition de l’espace démocratique.

Cette tendance, bien sûr, n’est pas une fatalité. La politique n’obéit pas aux lois de la nature mais à celles, toujours ouvertes, toujours indépendantes et toujours engageantes, de la responsabilité. Le vertige que nous éprouvons ne conduit pas mécaniquement à une chute dans l’abîme. Et, quelles que soient les autocritiques que tous les bords devront mener demain, nous conservons, plus que jamais, et jusqu’au dernier jour, la possibilité d’empêcher notre société de s’effriter sous nos yeux impuissants. A l’approche du premier tour, l’horizon reste ouvert. Aucun sondage, aucune « dynamique des forces » n’empêchent de penser, de critiquer, de voter, en conscience pour la continuité de la République. Nous aimons la France. Celle de la littérature, c’est-à-dire de la liberté. Des droits humains, c’est-à-dire de la grandeur. De la tolérance, c’est-à-dire de l’avenir.