Débaptisation de rues ou d’établissements scolaires portant le nom d’un homme ayant fait la France, enseigne vieille de trois cents ans ôtée à une façade parisienne, statues de Colomb vandalisées, bientôt déboulonnées peut-être, aux Etats-Unis, «écriture inclusive» peu à peu imposée à tous : ces gesticulations visent à nous faire oublier à quelle histoire nous nous rattachons, de quel passé notre présent s’abreuve.

Entendons-nous bien : l’esclavage est l’un des pires maux qu’ait connus l’humanité, comme l’est plus généralement la guerre – dont la sauvagerie est reprochée à Colomb et à d’autres. Comme l’est aussi la sujétion millénaire de la femme. Seulement voilà, le problème est ailleurs. Notre histoire est faite de tout cela, et de mille autres horreurs, de mille autres crimes encore. Nous avons beau nous en émouvoir, avec raison, nous ne pouvons, nous ne devons faire que cette histoire n’ait pas eu lieu.

Outre que Colbert était plutôt plus humain que ses prédécesseurs, outre que le sol du Royaume de France affranchissait immédiatement celui qui y posait les pieds, l’idée même de faire la chasse aux péchés du temps jadis est absurde et dangereuse. Débaptiserez-vous aussi les rues portant le nom de saint Paul ou de saint Augustin, défenseurs l’un et l’autre de l’esclavage ? Supprimerez-vous à cause des dragonnades toute référence à Louis XIV sans qui Colbert d’ailleurs n’aurait pas gouverné ? A Napoléon à cause des centaines de milliers de morts occasionnées par ses conquêtes ? A Louis IX à cause des cathares et des Juifs qu’il persécuta ? Il vous faudra d’ailleurs aussi en finir avec les traces de ses victimes, des premiers surtout si vous en trouvez, car nulle foi ne fut jamais exempte d’intolérance et de fanatisme, celle des «albigeois» moins qu’aucune autre : débaptisez donc également les «châteaux cathares» !

Plus généralement, supprimerez-vous toute trace d’un passé antérieur aux principes de 89 ? Dans ce cas il vous faudra aller plus loin, toujours plus loin, vous risquez même de ne jamais vous arrêter : Victor Hugo était peut-être machiste, Zola et Jaurès homophobes, tel progressiste, Blum, Mendès France, Mitterrand, aurait ri ou haussé les épaules à l’idée d’un «mariage pour tous», tel écrivain a pu nourrir je ne sais quel préjugé, tel artiste, tel savant pourrait s’avérer réactionnaire ou par trop élitiste. Songez aussi que ce philosophe des Lumières a pu vivre en contradiction avec ses principes, cet autre n’être pas allé au bout de ce que les siens impliquaient ou, sage sur certaines questions, s’être trompé ailleurs : Voltaire vivait avec les courtisans, riche des revenus de l’esclavage, Rousseau était misogyne. Comme le rebelle Spinoza avant lui. Et comme tous ceux qui après lui, ses continuateurs, agirent comme si les femmes, privées du droit de vote et de tant d’autres, avaient été exclues du contrat social : leurs erreurs mises à part, serions-nous ce que nous sommes sans leurs combats ?

Pour bons que soient à nos propres yeux nos valeurs et notre mode de vie, ils ne sauraient nous aveugler : nous ne sommes pas la mesure de toute chose. De même que nous jugeons nos aïeux, nous serons jugés.

Nous pouvons d’ailleurs imaginer selon quels critères mais en partie seulement : ainsi, à chaque fois que nous nous serons écartés de nos buts les plus nobles, il nous apparaît d’ores et déjà normal et même souhaitable, d’être un jour écorchés par des descendants plus probes. Nous savons par exemple que les formes modernes de sujétion, que nous sommes capables de dénoncer quoique nous y restions parfois attachés, nous seront reprochées. Mais allons plus loin, décentrons-nous un peu.

Certes nous avons triomphé de l’esclavage et de l’inégalité qui minait les relations intersexuelles, et quand nous n’y sommes pas complètement parvenus dans les faits, nous pensons en tout cas que tout cela est mauvais et devrait disparaître. Il y a cependant bien d’autres choses : qui sait pour quels agissements «normaux» ou même «bons», «justes», «progressistes», nous serons, nous aussi, vitupérés ? Qui sait si la destruction de la planète, la souffrance animale, le chômage de masse, la surpopulation, la déculturation et la fin programmées de la lecture, ou encore l’invasion non moins programmée des robots ne nous feront pas voir un jour comme des monstres à côté desquels tous les vieux machos de la terre ou les patriciens de l’Antiquité romaine sembleront parfaitement innocents ?

Qui peut dire quelles découvertes scientifiques viendront prochainement humilier notre prétention à juger et à décider, ridiculiser nos conceptions éthiques, rendre haïssables tous nos principes ? Nous ne faisons plus la guerre pour le prestige et la conquête, mais pour des causes qui, elles, sont prestigieuses : qui sait ce qu’en penseront nos descendants ? Serons-nous un jour traités comme des criminels parce que nous aurons instauré l’euthanasie ou au contraire parce que nous aurons tardé à le faire ? Serons-nous vus dans mille ans comme le sont aujourd’hui les infanticides de Sparte à cause du droit à l’avortement ? Je suis évidemment favorable à ce droit mais je n’ai pas la prétention – et Simone Veil ne l’avait pas non plus – de dire qu’il constitue le «Bien absolu». Mais peut-être qu’au contraire on pratiquera dans un siècle une forme d’eugénisme plus radicale, qu’on tuera des bébés sans souffrance aucune et sans y voir de différence avec les fœtus qu’aujourd’hui l’on supprime, et parce que le bien de l’humanité semblera l’exiger : notre pusillanimité serait alors moquée.

Quid aussi de la peine de mort ? Qui sait si des hommes, pensant différemment de nous et dans des catégories différentes, mais plus semblables à Kant, à Rousseau, au Baudelaire de Mon cœur mis à nu, ou encore à saint Paul et aux auteurs de la Torah, ne frémiront pas à l’idée d’une société, la nôtre, où ce type d’expiation publique et «sacrée» a disparu ? D’un autre côté, n’est-il pas aussi possible, au contraire, qu’on nous considère comme des barbares pour avoir remplacé l’exécution des criminels par leur emprisonnement à perpétuité : ne serions-nous pas alors nous aussi condamnés, mais par le tribunal de l’histoire, pour notre insigne cruauté ?

Ne cherchez pas ailleurs que dans vos propres valeurs ce qui, dans cent ou mille ans vous sera reproché, non, ne vous dites pas : «Nous nous trompons peut-être mais contrairement à nos ancêtres, nos prémisses sont bonnes ; n’étant cependant que de faibles hommes, il peut arriver, nous le reconnaissons, que nous en trahissions l’intrinsèque mérite et que nous errions.» Non, chers lecteurs, il se peut que vos, que nos prémisses soient mauvaises. Il se peut qu’elles le soient à ce point que, prisonniers de catégories que nous avons toujours connues, nous ne puissions nous en rendre compte.

Ainsi, nos croyances les plus saintes seront sans doute considérées comme autant de superstitions. Celui qui écrit ces lignes croit par exemple en l’égalité de tous les êtres humains, en dignité et en droits, il y croit et estime juste de se battre pour, voire dans certains cas, de tuer pour : c’est après tout ce que nous faisons en Syrie et il n’y a pas lieu de nous en émouvoir outre mesure. Mais il faut en revanche garder à l’esprit que si, par la cruauté qu’il exerce, par son vandalisme systématique, par son refus en somme de tout ce qu’il est convenu d’appeler culture, Daech est bel et bien monstrueux, on pouvait il y a deux ou trois cents ans ne pas admettre ce principe d’égalité sans pour autant être Daech. Inversement d’ailleurs, on pouvait l’admettre, se battre pour comme nous le faisons, et mériter bien davantage les poubelles de l’histoire que tel ou tel monarchiste bon teint, hostile aux principes de 89 : égalité ou non, je préfère un émigré royaliste à un Marat posté au pied de l’échafaud et applaudissant à chaque tête tranchée.

Il y a par ailleurs à distinguer entre d’une part un comportement normal, au sens strict, je veux dire un comportement constituant une norme ou fruit d’une norme, quelque barbare qu’il puisse nous sembler deux siècles après que la rupture de l’horizon dans lequel il avait cours, en a justement rendu les raisons caduques et la normalité, si j’ose dire, anormale ; et d’autre part un comportement jugé par tous anormal en son temps.

Il est vrai que l’esclavage est essentiellement contre-nature. Pour autant, toutes les sociétés l’ont pratiqué. L’un de mes amis, de père ghanéen, déclarait à un représentant de la gauche identitariste américaine : «Je veux bien que l’Etat fédéral exige de la part des descendants d’esclavagistes des compensations en faveur des descendants d’esclaves, mais tout d’abord il n’y aurait pas lieu de l’exiger de ceux, fussent-ils blancs, dont les ancêtres sont arrivés sur ce continent après ces événements et ont souvent eux-mêmes été victimes de racisme. Les Italiens, les Irlandais ou les Juifs arrivés au XIXe siècle ne sont pas coupables de l’esclavage. Ensuite, commençons par le commencement : que l’on me demande d’abord à moi, dont les ancêtres vendirent leurs sujets ou les sujets de roitelets ennemis et vaincus aux négriers blancs, de payer une compensation aux Afro-Américains.» Son interlocuteur, apparemment choqué à l’idée qu’un Noir pût se considérer comme coupable – à croire qu’aux Etats-Unis la gauche ne s’est réapproprié la notion de péché originel que pour la restreindre aux seuls individus de «race blanche» – ne daigna pas lui répondre.

L’objection était pourtant sérieuse : il ne s’agit pas de dire que la Traite atlantique fut bonne, ou que, parce que l’esclavage était hélas «normal» et accepté de tous, ceux qui le subissaient n’avaient pas à s’en plaindre, mais plutôt que cette traite s’inscrivait dans un contexte plus large. Sans d’ailleurs qu’il fût nécessairement lié au préjugé racial : le fait qu’en Afrique des chefs noirs eurent d’autres Noirs pour esclaves ne rend en aucun cas plus acceptable aujourd’hui la souffrance de ces derniers. Yambo Ouologuem ne s’y est pas trompé et son magistral Devoir de violence dit l’universelle horreur humaine. On trouve au reste, marginalement mais cela mérite d’être signalé, des cas de Noirs ou de «sang-mêlé» propriétaires d’esclaves en Amérique : leurs «propriétés» en souffrirent-elles moins ? Moins marginalement, de nombreux Blancs, de nombreuses Blanches surtout, furent esclaves des cours et autres harems orientaux. Des Noirs aussi, en très grand nombre, prostitués ou castrés pour servir d’eunuques : il semble que leur cas intéresse peu le CRAN et moins encore les Indigènes de la République, suppôts de l’islamisme dont l’antiracisme n’est, on le sait assez, qu’opportuniste.

Malheureusement, l’époque que nous vivons préfère le pépiement de tous les narcissismes et les équations de mauvais aloi, au sens du collectif et à l’art de la distinction sans lequel, pourtant, il n’est ni vérité ni justice. Qu’on le veuille ou non, la barbarie communiste ou la Shoah, monstres de l’ère moderne, ne correspondaient en leur temps à aucune norme. On ne saurait comparer ces horreurs industrielles à une sujétion considérée – à tort mais peu importe – comme naturelle jusqu’au XVIIIe siècle.

En un sens, la destruction des civilisations amérindiennes pourrait, elle, se comparer au génocide juif : elle suscita en son temps même l’effroi et les protestations des esprits éclairés, de l’Eglise, des humanistes. A cette différence près, fondamentale, que la guerre ne faisait encore l’objet d’aucune législation solide et que la distinction morale et juridique entre civils et militaires était encore balbutiante. C’est la raison pour laquelle j’éprouve parfois plus de dégoût pour un Custer, nordiste massacreur de Cheyennes au XIXe siècle, que pour les Conquistadores eux-mêmes. En outre, quelque répulsion que m’inspirent tous ces crimes, je ne commencerai pas à exonérer ceux des civilisations ainsi balayées : les Aztèques n’avaient-ils pas en leur temps fait subir le même type d’outrage aux Mayas ? Le spectacle de l’histoire humaine est celui d’un sang continuellement versé, de tortures incessantes, d’humiliations perpétuelles. La colonisation fut un crime et Clemenceau ne s’y trompait pas. Seulement, qu’on n’oublie pas combien les Arabes ont colonisé, comme les Berbères eux-mêmes, assujettis par ces derniers, furent colons à leur tour en Espagne, qu’on ne pardonne pas plus les crimes coloniaux et autres génocides des Turcs, de l’Empire du Mali ou de celui du Ghana, de la Chine et du Japon, des Russes, des Aztèques, Toltèques et autres Iroquois, des Egyptiens, des Hébreux, des Babyloniens, des Hutus envers les Tutsis, des Khmers Rouges envers leur propre population – que ceux de l’Occident.

J’y insiste : la Shoah, les crimes de Staline ou de Pol Pot, ou bien encore le rétablissement de l’esclavage orchestré et défendu par Daech, parce qu’ils brisent un horizon où l’égalité et la dignité humaines sont admises par tous, sont pires que d’anciens crimes commis en un temps où ils n’étaient pas des crimes. Chacun sait qu’une loi ne peut être rétroactive. Je crois qu’il en va partiellement de même de la morale. Ou alors, une fois encore, préparons-nous à être jugés coupables, et plus vite que nous ne nous l’imaginons.

Dans ce déferlement de puritanisme, un cas retient mon attention. L’enseigne de la chocolaterie Au nègre joyeux va être, semble-t-il, enlevée à la façade d’un vieil immeuble parisien. On s’en réjouit et j’en entends déjà qui m’interpellent, me demandant ce que je penserais si une façade comportait une image antisémite équivalente. Serais-je aussi indifférent que je l’étais lorsque, élève au lycée Henri IV, j’allais placidement manger mon goûter devant la coupable façade ? Alors je réponds d’emblée que cette façade antijuive, hypothétique, existe en fait et qu’elle est autrement plus visible : n’avez-vous jamais remarqué la «Synagogue aux yeux bandés» de Notre-Dame de Paris ? Précisons que c’est un serpent, symbole du Mal, qui les lui bande. Précisons aussi qu’en 1242 on brûla le Talmud à quelques mètres, en place de Grève. Eh bien ! Non, il ne me viendrait pas à l’esprit d’en demander la destruction, ou même de déplorer que cette statue soit toujours là, malgré la victoire des Lumières sur des siècles d’obscurantisme. Et figurez-vous que si j’habitais la charmante Colmar, je n’exigerais pas davantage que la cathédrale enlève de sa façade sa Judensau, sa «Truie aux Juifs», pour le coup moins visible mais assurément plus insultante que l’enseigne de l’ancienne chocolaterie parisienne. Je ne le ferais pas parce que ces images sont les vestiges d’un passé où la violence, la sujétion et l’injure étaient la norme. Et que mon peuple lui-même, quoique soumis à d’autres, n’y échappa guère : les Juifs aussi savent haïr, mépriser ou humilier. C’est normal, ils sont hommes.

Nous pleurons les horreurs du passé mais nous devons justement rester modestes, voilà en somme tout ce que j’avais à dire. Loin de nous apprendre à nous juger supérieurs, l’histoire bien comprise nous enseigne nos faiblesses. Je hais, parce que je les crains, tous les Savonarole, les High Sparrow de la politique et de la culture : ceux qui, se croyant purs, pensent avoir à épurer le passé, l’art, le langage. C’est la raison pour laquelle j’ai aussi évoqué, au début de mon propos, l’écriture dite «inclusive». La systématisation d’une idée, fût-elle bonne, me terrifie, la reconstruction du langage à la mesure de nos valeurs présentes, au mépris d’un passé qui pourrait déranger et, à la lettre en l’occurrence, des racines, me fait penser au cauchemar orwellien : nous n’avons pas décidé du monde dans lequel nous sommes nés, il nous déplaît, à raison ou non, mais nous faisons avec. L’attitude opposée est tout bonnement totalitaire puisqu’elle revient à vouloir contrôler le passé et façonner ou s’en donner l’illusion, ex nihilo, le langage.

Oui, nous sommes les héritiers d’un monde où les femmes étaient mineures, où la collectivité était avant tout masculine : qu’y pouvons-nous ? Détruirons-nous tels les barbares de l’Etat Islamique toute trace de ce passé qui nous révolte ? La poudre aux yeux égalitaire ne doit d’ailleurs pas nous endormir : les salafistes justifient leurs destructions en affirmant la corruption et l’injustice de la société arabe préislamique, et Mao en fit de même lors de sa Révolution Culturelle. Nous vénérons l’égalité, d’autres avant nous ou aujourd’hui même, la pureté sexuelle : certes ils ont tort et nous avons probablement raison, mais cela ne change rien. Nous devons faire avec le vieux monde. Parce que qu’avoir un monde n’est et n’a jamais été que cela.

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Un commentaire

  1. quiconque a effectué des recherches sur le Code Noir et le reste aura apprécié tout l’humour de l’affirmation, selon laquelle… « Colbert était plutôt plus humain que ses prédécesseurs » !