En 1944-1945, François Le Lionnais est déporté au camp de Dora, à côté de Buchenwald, pour faits de résistance. Il est affecté à la chaîne de montage des V2, qu’il sabote consciencieusement, avec d’autres camarades, en déclarant bonnes les pièces défectueuses. La chaîne est située dans un tunnel où les conditions de « travail » sont, on s’en doute, atroces. A tel point que la durée moyenne de survie des prisonniers y est de trois mois.
François Le Lionnais est mathématicien, ingénieur, joueur d’échecs. Il a déjà lu tout ce qu’a publié Raymond Queneau, mais ils n’ont pas encore fondé ensemble l’OULIPO. Lorsqu’il est déporté à Dora, Le Lionnais a 44 ans. Il se lie d’amitié avec un jeune homme, Jean Gaillard. Leur relation aurait quelque chose à voir avec le tandem maître/élève si les circonstances n’étaient pas si terribles. La vie dans le camp exacerbe et relativise tout. Le temps n’est plus à compter ou à voir passer, le temps est une donnée palpable à laquelle il faut rendre son caractère à la fois abstrait et régulateur.
« Ensemble nous passions tout le temps dont nous pouvions disposer à faire le tour des connaissances humaines, une sorte d’inventaire de tout ce que les civilisations ont su édifier. Je retraçais pour mon ami l’histoire de la Théorie des Nombres et nous l’élargîmes bientôt en une histoire plus générale des Mathématiques. »
Le temps de la déportation n’a jamais été aussi clairement mis à plat que dans le passage cité ci-dessus. La vie dans le camp est une faille de continuité. Et une faille civilisationnelle. « Faire le tour des connaissances humaines » à Dora, et remettre dans l’ordre la Théorie des Nombres et l’histoire des Mathématiques, c’est aussi saboter l’entreprise nazie. C’est, bien sûr, pour Le Lionnais, s’en remettre à ce qu’il a étudié et à ce qu’il maîtrise, mais c’est surtout trouver refuge dans l’histoire de l’abstraction. Car il s’agit d’abstraire et de s’ancrer. Non de compter, de calculer, mais de replacer la mécanique mathématique sur son axe diachronique et humain. Dans le déroulé historique d’une science dure, il y a toujours de l’espoir à extraire. L’abstraction a une histoire. L’histoire de cette abstraction, François Le Lionnais la raconte à son jeune ami, et en la racontant, il dessine un avenir. C’est ainsi que se bâtissent les espoirs : en envisageant le chemin parcouru et ce qu’il reste à cheminer. Considérer la flèche. Jean Gaillard et FLL continuent sur leur lancée : Electricité, Optique, Chimie. Puis la Philosophie. Patiemment et obstinément, s’appuyer sur ce qui fait et a fait l’Homme. La pensée scientifique et métaphysique. Et puis, entrer dans le tableau.
« Nous étions quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place d’appel, pendant qu’on procédait à une fouille générale. Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s’élevait du côté de l’infirmerie. L’automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m’emportèrent avec eux. L’Enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Brueghel dont je devins l’hôte. »
Seul un mathématicien, peut-être, est à même d’englober ainsi, dans un même mouvement, l’espace, le temps, la poésie et la métaphysique. Nous avons là un passage en manière d’énoncé mathématique, qui dit la fatigue, le désespoir et la mort inéluctable à Dora (« infirmerie », « achevait ») ; qui décrit le plan sur lequel on est contraint de survivre (« infirmerie », à nouveau, « place d’appel » et « colline ») ; qui ramasse l’équation en une saison et un bâtiment (« automne », « infirmerie » encore) ; qui met en abstraction circonstanciée la situation présente (« l’Enfer de Dora »). La phrase « L’automne y achevait son établissement » est une réduction d’équation mathématique et un développement à la fois métaphysique et poétique. Le texte La Peinture à Dora a été publié pour la première fois en mars 1946. On ne peut qu’être bouleversé par ces « grands arbres qui fondent » sur FLL, et la projection dans un tableau de Brueghel. L’expérience est ici relatée au plus près. C’était hier.
François Le Lionnais expose à Jean Gaillard le plan de son grand livre sur la peinture : « Le jour de la peinture arriva » (après les Mathématiques, l’Electricité, l’Optique, la Chimie et la Philosophie, donc) « et Jean me demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur cette question. » Mais nous sommes à Dora. Comment montrer des peintures dans un camp de concentration ? FLL va décrire à son ami les tableaux qui le touchent, devant lesquels il a passé, au sens propre, des heures. Et Jean visualisera les tableaux décrits, ressentira une émotion bien plus intense que les visiteurs de musées qui voient sans regarder.
Il y a plus d’un tableau dans un tableau. Celui qui sait regarder le sait. Le Lionnais est de la trempe des regardeurs, de ceux qui s’immergent. Faites l’expérience : qui peut décrire le pont de La Joconde ? Oui, oui, le pont, il est là, à hauteur d’épaule. Mais on ne regarde que le sourire, n’est-ce pas ? ou, éventuellement, le voile arachnéen, sur le front. Mais le pont, qui le voit ? François Le Lionnais n’évoque pas La Joconde dans La Peinture à Dora. Son Vinci à lui, c’est La Vierge aux Rochers. Et dans le musée qu’il va bâtir pour son ami Jean, on navigue de Watteau à Klee, de Poussin au douanier Rousseau, des Ménines à la Tentation de saint Antoine, et plus encore. Giotto, Delacroix, Fra Angelico, Cézanne… Le Lionnais entre dans le tableau par le détail. A chaque spectateur de trouver sa porte… Pour FLL, c’est une grappe de raisin dans La Fécondité de Jordaens, la nappe des Pèlerins d’Emmaüs, et d’autres points d’entrée que le lecteur de ce texte si court et si dense découvrira. Jean Gaillard aura été le visiteur d’un musée pour lui seul agencé, un musée « parlé » et non « virtuel » comme on pourrait le dire aujourd’hui, un musée à la fois imaginaire et nécessaire, qui a permis la reconstruction mentale des images à partir de la parole sensible et éclairée de François Le Lionnais.
Dans son exceptionnelle biographie consacrée à François Le Lionnais, Tentative de recollement d’un puzzle biographique, Olivier Salon a mené l’enquête sur le sort de Jean Gaillard. Le Lionnais nous dit, dans La Peinture à Dora, que Jean ne « devait, hélas, pas sortir vivant de cette affreuse aventure. » Olivier Salon précise :
« Je puis livrer ici la fiche de Napoléon [Jean Gaston Marie Eugène] Gaillard, conservée à La Coupole : “né le 29/06/1919 à Paris, étudiant à Paris, déclaré ingénieur à Buchenwald. Arrêté le 20 mai 1943 entre Perpignan et Argelès alors qu’il tente de franchir la frontière espagnole. Célibataire. […] Il est déporté le 16 septembre 1943 à Buchenwald où il est immatriculé 21 700. […] Le 5 avril 1945, il intègre le convoi dirigé vers Ravensbrück. Il est décédé le 16 avril 1945 au cours de l’évacuation”. »
La Peinture à Dora est un texte fermé et ouvert à la fois. Fermé – enserré – dans le camp, mais ouvert – se déployant – sur d’autres perspectives. Ne l’oublions pas, ce texte a été publié pour la première fois en 1946. Et François Le Lionnais d’écrire :
« Emporté par mon élan, il m’arrive parfois d’aller plus loin et de concevoir, dans mes moments les plus aiguisés, des tableaux singuliers. Ce sont des œuvres d’une espèce qui ne serait plus guère humaine et dont les sens et la technique correspondraient à ces domaines ensorcelés dans lesquels nous n’avons pu pénétrer jusqu’ici qu’au moyen de notre intelligence mathématique. »
Une manière de boucler la boucle avec l’Histoire des Mathématiques. Et FLL de conclure sur la musique (le « Quintette pour clarinette de Mozart, dont les volutes argentées s’enlaçaient au thème infect de la dysenterie ») et sur la poésie – « Shelley, Rimbaud ou Eluard ». Musique, poésie… abstraction…
La Peinture à Dora est de ces textes inimaginables et pourtant écrits, qui sont l’étincelle vivante, vive et vibrante, du sursaut de l’Homme au cœur de l’horreur. L’amitié, les mathématiques, la peinture et la poésie, l’effroi factuel et l’humanité infrangible.