La Moustache d’Adolphe Hitler, cela sonne comme le titre d’un roman, quelque peu provocateur. Le livre n’est pas un roman, mais une collection d’essais, qui emprunte son titre au texte qui s’attache, effectivement, à la moustache d’Hitler. Parmi les dix textes proposés dans l’ouvrage, quelques-uns interrogent l’imagerie du totalitarisme, et d’autres se centrent plus précisément sur les rapports entre le cinéma et la photographie. Alain Jaubert, on le sait, a imaginé et réalisé la formidable série « Palettes », il y scrutait au plus près le détail, racontait l’histoire et expliquait autrement le tableau. Et nos yeux de se dessiller. Lire les images, en peinture, en publicité, en photographie, en politique et au cinéma, cela s’apprend et s’enseigne. Alain Jaubert est un professeur comme on aimerait en avoir, ou en avoir eu.

Qu’est-ce qu’elle a donc, la moustache d’Hitler ? Elle est sombrement célèbre, bien sûr, et unique. Reconnaissable entre toutes. Le roman de Timur Vermes Er ist wieder da (en français Il est de retour, publié en Allemagne en 2012 et en France chez Belfond en 2014) racontait le retour d’Hitler, son réveil au XXIe siècle dans Berlin sur l’emplacement du bunker, et sa participation à une émission de téléréalité. Le graphiste Johannes Wiebel, pour l’illustration, a resserré le titre en un rectangle étroit, noir sur blanc, dans la moitié inférieure de l’illustration : la moustache. La moitié supérieure est occupée par le nom de l’auteur, en rouge, et par une large goutte noire qui dégouline sur un côté : la mèche. Hitler, graphiquement, est identifiable à ces deux taches, la mèche et la moustache. Pas besoin de nez, d’oreilles, d’yeux. C’est cette mèche et cette moustache que nous connaissons, c’est à cela que nous reconnaissons et identifions l’homme. Mais la moustache d’Hitler est passée par plusieurs stades, jusqu’à trouver sa forme définitive. Et cette forme, non broussailleuse, taillée au cordeau, simple et graphique, elle vient du cinéma. Du Charlot de Charlie Chaplin :

« Dans un article publié par Esprits en 1945 c’est-à-dire au lendemain de la mort du Führer au moment où, en France, on pouvait enfin voir tous les films qui pendant près de cinq ans avaient été interdits, dont Le Dictateur, André Bazin émet l’hypothèse, déjà suggérée par Chaplin lui-même, que Hitler avait volé sa moustache à Charlot. Le texte est intitulé “Pastiche ou postiche, ou le néant pour une moustache” ».

Jaubert ne s’intéresse pas qu’à l’évolution de la forme de la moustache d’Hitler qui, donc, vient du cinéma. Le cinéma, et singulièrement le cinéma allemand, dans ces années-là, est avant tout expressionniste. La gestuelle de Führer, lorsqu’il prononçait ses discours hallucinés, emprunte les codes du style cinématographique de l’époque. Une forme de relooking quand le mot n’existait pas encore. Un sens aigu de l’image, et de la communication. Propaganda.

Les totalitarismes, plus que les démocraties, s’intéressent à l’image et la maîtrisent. Ce sont les statues géantes des dignitaires soviétiques ou nord-coréens, celles que l’on a déboulonnées ou que l’on est obligé de photographier dans leur entièreté, sans les tronquer – c’est le cas en Corée du nord, ne photographier qu’une partie des statues est passible de prison[1]. La momie de Lénine est l’objet de soins minutieux : « Depuis bientôt un siècle, des équipes de plusieurs personnes – c’est même allé jusqu’à quatre cents ! – s’occupent du corps que l’on plonge de temps à autre dans un mélange de glycérine et d’autres ingrédients plus ou moins secrets qui ont fait la réputation du laboratoire. » Fidel Castro reste cet éternel jeune homme sac à dos et fusil à l’épaule, dans la sierra. Même lorsqu’il fête ses 80 ans, et qu’un peuple béat lui en souhaite quatre-vingts de plus. Alain Jaubert ne fait pas allusion dans l’ouvrage à la photo d’Ernesto Guevara par Alexandre Korda – et puis… le Che n’a jamais eu 80 ans – mais le lecteur associe immédiatement les deux images, les deux représentations. Líder máximo, Comandante, Duce, Führer, Caudillo, Petit père des peuples, Grand Timonier… L’imagerie va de pair avec un vocabulaire grandiloquent. Alain Jaubert, s’il ne souligne pas le parallèle entre l’outrance des surnoms et le gigantisme statuaire, s’intéresse de près aux prénoms donnés aux enfants russes – soviétiques – après la révolution d’octobre. Toute référence à la religion est balayée – la révolution française avait fait de même – et l’on voit grandir des « Meridien, Hypothenusa, Algebrina, Traktor, Diezel, Kombain (“moissonneuse-batteuse”), Hydrogen, Calcium, Sodium (et, hommage au savant russe, presque les trois quarts des éléments chimiques de la classification de Mendeleïev, même les plus menaçants). » Les symboles (faucille et marteau, par exemple) et les slogans sont aussi donnés pour prénoms aux nouveau-nés, ainsi que les patronymes des grands révolutionnaires. Le lecteur s’étonne alors, rétrospectivement, de n’avoir pas sursauté au prénom du tennisman russe Marat Safin, qui provient en droite ligne du révolutionnaire français Jean-Paul Marat. La toponymie est elle aussi reconfigurée. Saint-Pétersbourg, Petrograd, Leningrad… et retour, exemple le plus flagrant. Alain Jaubert s’intéresse avant tout au pouvoir des images, mais la langue s’en mêle. Parce que montrer et dire, peut-être, sont la même chose. Histoire de pouvoir et de communication.

Parallèlement à la recherche iconique et communicationnelle du totalitarisme, Alain Jaubert propose, dans La Moustache d’Adolphe Hitler, une réflexion sur les jointures entre la photographie et le cinéma. L’apparition du panoramique et du zoom avant l’invention de l’image animée – description des photographies des paysages chinois à la fin du XIXe, extraordinaire –, intuition de Goya qui « floute » un visage dans un tableau de la famille royale, retour sur le dispositif des miroirs en peinture et sur la pellicule, interrogations sur Paris 1973, une photographie d’Henri Cartier-Bresson : une paire de seins majestueuse sur une affiche, un Solex, et l’indication mystérieuse « Gardien 340 ». Le gros plan d’un pastel de Degas, les représentations picturales de La Célestine, et cette énigme du tableau de Manet Un bar au Folies Bergère, où le spectateur devrait se refléter dans le miroir, mais non, il n’y est pas, quand le cinéaste, lui, aurait dû dévier de quelques degrés sa caméra pour qu’elle ne soit pas dans le champ.

Alain Jaubert pose ici des questions essentielles, et minutieuses, sur ce qu’il en est de la représentation et de nos décryptages. Lire une image et analyser une imagerie, cela s’apprend et s’enseigne. Regarder un tableau, une photographie ou un film, en sachant où poser son œil pour que le monde s’élargisse – quand nous disons « monde », nous entendons tentative de compréhension du monde – voilà un objectif salubre, civique et culturel. Quelque chose qui nous grandit. Merci monsieur Alain Jaubert.


[1] Voir les photos et légendes du photographe polonais Michal Huniewicz : http://tempsreel.nouvelobs.com/galeries-photos/monde/20160304.OBS5867/grand-format-il-raconte-en-photos-son-voyage-en-coree-du-nord.html . « Cet endroit est appelé le Grand Monument de la colline Mansu. Nous sommes informés que “les visiteurs qui prennent des photos des statues doivent cadrer les deux ‘leaders’ en entier” ».