L’antisémitisme avec la Shoah
La tradition française de l’intellectuel engagé en général, et contre l’antisémitisme en particulier, ne manque pas de noms prestigieux comme ceux de Victor Hugo[1] et de Zola[2] pour ne citer que les premiers. C’était avant la Shoah. Il n’a pas manqué d’intellectuels sérieux pour tenter d’aborder la Shoah. Mais la Shoah reste encore un impensable. Quelque chose de la Shoah ne se laisse capter par aucune écriture et, ne cesse pas de ce fait, de secréter sa propre méconnaissance, son propre refoulement.
Négationnisme et révisionnisme ne sont pas le fait d’une minorité isolable, irresponsable et limitée dans le temps. Le triple assassinat contre les journalistes de Charlie, les clients de l’Hyper Casher et les policiers de Paris et de Montrouge, qui a devancé de peu la date anniversaire de la découverte du camp d’Auschwitz, indique une autre perspective : le rejet inconscient de la Shoah est ininterrompu depuis le premier jour de sa mise en œuvre jusqu’à aujourd’hui. Il a seulement pris des formes différentes depuis sa découverte officielle en 1945 jusqu’à la forme la plus ordinaire de l’antisémitisme que nous connaissons aujourd’hui en France, en Europe, et au-delà.
Nous savons que bien des pays en guerre informés de l’existence des camps pendant la Deuxième Guerre ne pouvaient pourtant croire à cette réalité. Un autre détail donne une idée du rejet immédiat dont la Shoah a fait l’objet : lors de l’ouverture du camp d’Auschwitz, au moment de nommer ceux qui avaient été déportés pour y être exterminés, le nom donné aux suppliciés était celui de leur nationalité et non pas celui de leur appartenance à la religion juive, nom qui leur avait pourtant justement valu cette condamnation à mort. Comment reconnaître la singularité de La solution finale si elle est mal nommée ?
Le nom commun ne suffit pas à désigner l’événement. Seul le nom propre fait une place au réel innommable. Churchill, qui fait figure d’exception quant aux intentions d’Hitler, pressent assez tôt un crime sans nom[3]. Le nom propre de Shoah ne désigne pas seulement un crime de masse ou un génocide, il désigne une création inédite dans l’histoire de l’humanité : la production industrielle de la mort perpétrée par des hommes. Cette alliance de la technique et de l’économie est impensable si l’on ne prend pas au sérieux les racines inconscientes de la pulsion de mort qui habite chaque être parlant pris dans le discours dominant. Or, ce discours dominant, qui est le discours capitaliste, est aussi celui de l’inconscient.
C’est dire que les Lumières sont indissociables de cette pente à la cruauté plus ou moins refoulée ou sublimée. Depuis Lacan, Kant se lit avec Sade. Le détail peut paraître insignifiant, il est pourtant lourd de conséquence : celui de la concentration de millions de personnes réduites à l’état de marchandises pour en extraire une plus-value exorbitante aux fins de colmater la déchirure qui habite chacun. Or, si la plus-value se déplace d’une marchandise à l’autre, elle est inséparable du corps marchandisé. Deux concepts permettent de saisir cette logique : celui de plus-value de Marx et celui d’extimité formulé par Lacan[4]. De plus, dans le discours dominant, la plus-value est standardisée alors que, dans l’inconscient, chacun pâtit à son insu d’une jouissance singulière dite aussi “plus-de-jouir“. Impossible dans ces conditions de réconcilier l’offre du marché et la demande inconsciente du sujet. Toute mise hors jeu du désir accentuerait plutôt le sentiment de fissure, générateur d’angoisse et de haine, qui peut aller jusqu’à la scission et dénuder le vide au cœur de l’être avec son cortège de désespoir et de révolte.
L’antisémitisme ordinaire d’aujourd’hui n’est pas fondé sur la seule ignorance à laquelle l’école de la République pourrait remédier, il est aussi fondé sur le refus de croire à la Shoah. Il y a peu, un jeune élève de quartiers dits « sensibles » répondait à son professeur d’histoire qui lui enseignait la deuxième guerre mondiale : « ça suffit de parler des juifs, il n’y a pas qu’eux qui sont morts pendant la guerre ! ». Une fois encore – et cet exemple n’en est qu’un parmi bien d’autres du même acabit – le nom des nationalités des morts de la Deuxième guerre tend à refouler celui de la Shoah et à creuser ainsi la fosse commune de l’antisémitisme ordinaire.
Soixante-dix ans après, il reste peu de survivants et de témoins de l’holocauste. C’est sans doute pourquoi l’antisémitisme ordinaire a gagné du terrain. En janvier 2014, une manifestation envahissait les rues de Paris aux cris de : « les juifs dehors, mort aux juifs ! ». Il n’échappait pas alors à Robert Badinter que c’était une première depuis l’Occupation. Plus la série des assassinats contre les juifs se multiplient et se banalisent, en France, en Europe et dans le monde, et plus la concentration de la haine antisémite tend à faire endosser aux juifs le costume du bouc émissaire. Or, dans le discours de l’inconscient, il n’y a pas de bouc émissaire sans homme providentiel.
L’homme providentiel et le bouc émissaire
Le principe de l’homme providentiel et du bouc émissaire, bien connu des monothéismes, peut se réduire à la structure logique de l’Universel et du particulier formalisé par Aristote et dont Lacan a montré les soubassements inconscients. Cette logique démontre que l’exception confirme la règle.
Les trois monothéismes (juif, catholique et musulman) ont des points communs et des différences. Ne retenons ici que deux points concernant leurs différences : le clergé et le prosélytisme. La religion juive ne fait de place ni à l’un ni à l’autre. Se convertir au judaïsme est un parcours du combattant. Le judaïsme est le seul des trois monothéismes à ne pas avoir de prétention universelle. En revanche, les prosélytismes chrétien et musulman sont bien connus. L’histoire des guerres de religions d’une partie de notre monde en témoigne. Et l’on sait qu’en France la stratégie du sabre et du goupillon a connu un frein sérieux, au moment de la Révolution, lorsque le roi a perdu la tête en même temps que son droit divin.
L’organisation des docteurs de l’Église en clergé est sans doute le secret de la stabilité du catholicisme depuis plus de 2000 ans. C’est pourquoi on peut avancer que l’islam est d’autant plus ouvert à l’instabilité que les différents courants qui s’affrontent pâtissent du manque du clergé qui stabiliserait la doxa dominante. Cette instabilité se propage en même temps que sa prétention universelle. Certains courants religieux y sont d’autant plus néfastes qu’ils décident de privilégier les injonctions, c’est-à-dire une application du Coran au pied de la lettre et sans les interprétations d’un clergé qui l’humanise, ou, à contrario, les interprétations faites il y a plusieurs centaines d’années (Hadith) du Coran sans vouloir les interroger, ni les remettre en cause[5]. Et c’est la raison pour laquelle la création d’un islam de France, s’il était créé, pourrait y remédier.
Quant au judaïsme, pour n’être pas prosélyte, il ne s’inscrit pas moins dans la même logique de l’universel et du particulier. Le peuple de l’Ancien testament entend en effet occuper la place de l’élément particulier, c’est-à-dire de l’exception qui confirme la règle, de l’universel. De ce point de vue, le peuple élu est indissociable de son envers de peuple paria et martyrisé au cours des siècles.
La psychanalyse enseigne que l’appel au père conduit toujours au pire. L’histoire du XXe siècle le démontre assez. La haine est un affect ordinaire et commun. Mais diviniser le mal est un penchant aussi vieux que l’humanité et d’autant plus intense que les idéaux de la démocratie sont impuissants à traiter le malaise économique et social. La vie en société permet de le sublimer et assure ainsi la stabilité du lien social. Mais lors d’une situation exceptionnelle de crise économique de grande ampleur, le lien social tend à se défaire, la sublimation s’étiole et la satisfaction enivrante de la haine reprend le dessus.
Au siècle dernier, la crise économique qui s’est abattue sur l’Europe et le nouveau monde a favorisé l’expansion du nazisme et de l’antisémitisme. Les trente glorieuses ont favorisé l’intégration des immigrés en général et des juifs en particulier. La crise économique qui sévit en Europe et au-delà depuis le premier choc pétrolier a freiné l’intégration d’autres émigrations plus tardives. Les sirènes criminelles du groupe État islamique font aujourd’hui résonner une haine qui porte d’autant plus loin qu’elle ressuscite l’homme providentiel sous les espèces du Calife. Sa propagande fait croire à une justice distributive divine et sa politique de la terreur donne corps au bouc émissaire qui ne s’y soumet pas. Les derniers attentats qui viennent d’avoir lieu à Copenhague au Danemark donnent une idée de la détermination de cette idéologie totalitaire propagée via internet par un gang de criminels.
Le lien que chacun entretient avec sa part d’ombre haineuse fait symptôme. C’est dire qu’il n’est pas possible de s’en affranchir sans déchiffrer l’inconscient dont on est le sujet. En effet, la croyance à l’homme providentiel contraint à un choix forcé entre la haine de soi et celle de l’autre qui fait le lit du communautarisme, toujours religieux. La soumission ravageante pour qui se laisse traiter comme un objet de haine ou la révolte contre ce ravalement pour qui préfère la haine de l’autre sont deux impasses.
La haine n’est pas la seule réponse possible. Il y a la réponse propre à l’éthique de chacun. Il y a aussi celle de la psychanalyse d’orientation lacanienne. Elle peut ouvrir une autre voie pour qui décide de faire le tour d’une jouissance sans nom. Il est alors possible de renoncer aux sirènes de l’homme providentiel et à son corollaire du bouc émissaire pour faire partie d’une fraternité de discours. L’intranquillité est assurée, mais pas sans joie de vivre.
[1] Le meurtre d’Alexandre II, en1881, déclenche de violents pogroms. Peu après, en 1882, Victor Hugo publie un manifeste en faveur des juifs persécutés de Russie dans des journaux parisiens, L’Événement, Le Temps et Le Rappel.
[2] Le “J’accuse…! “ de Zola, écrit au cours de l’affaire Dreyfus, est publié dans le journal L’Aurore en janvier 1898.
[3] Dans son discours à la Nation du 24 août 1941, Winston Churchill lance un avertissement aux nazis: « Depuis les invasions mongoles au XIIe siècle, on n’a jamais assisté en Europe à des pratiques d’assassinat méthodique et sans pitié à une pareille échelle. Nous sommes en présence d’un crime sans nom  ».
[4] On doit à J.-A. Miller de l’avoir élevé à la dignité du concept dans son Cours d’orientation lacanienne “Extimité “, 1985-86, inédit en français.
[5] « Je vois que le discours religieux, dans le monde islamique au complet, a fait perdre à l’islam son humanité. » Interview de Abd el Fatah el Sissi, alors candidat à la présidence d’Égypte, et réalisé le 6 mai 2014 par la CBC et ON TV, deux chaînes de télévision égyptiennes.

2 Commentaires

  1. Des représailles contre Israël se traduisant par un renforcement du FataHamas à l’international… Really? Pourquoi pas une réconciliation avec Assad, tant qu’on y est!

  2. Merci pour cet article tout à fait intéressant qui pose bien l’essentiel des questions liées à l’antisémitisme actuel.
    Le rapport à la Shoah, aussi bien le mot que la tragédie historique, la place des intellectuels dans les débats cristallisés par l’antisémitisme, l’exacerbation particulièrement contemporaine de vieux et moins vieux sentiments purement antisémites, la dialectique bouc-émissaire / homme providentiel dans la société et son corollaire particulier-universel dans le judaïsme… Tout ça est malheureusement juste.
    Pouvez-vous néanmoins, s’il vous plaît, nous expliciter davantage votre analyse « économique » avec notamment cette idée de « plus-value » que vous évoquez? Elle m’intéresse et je ne suis pas certain de suffisamment la comprendre en l’état.
    Aussi, même si j’adhère plutôt à votre position, ne pensez-vous pas qu’il est « dangereux » de n’opposer à la « haine » que la recherche d’une « fraternité de discours », d’une « intranquillité »? Ne peut-il pas exister une troisième voie, une alternative tant à l’action déraisonnée de la haine qu’à l’inaction trop raisonnée de la philosophie? Je sais que la tâche est rude mais je crains qu’il ne faille rapidement trouver ce chemin, cette sorte de raison en action, de militantisme éthico-philosophique…