Maman, tu étais une athée intraitable. J’ai relu hier la lettre dans laquelle tu prescris, d’une haute et claire écriture, l’ordonnancement de cette cérémonie des adieux. Tu y réitères fermement, saine de corps et d’esprit, signes-tu, ta volonté, cent fois exprimée, d’avoir un enterrement civil. Au contraire de beaucoup qui, après des vies de militantisme laïque et parvenus au terme de leur âge, oublient, sait-on jamais, de dire ce qu’ils souhaitent et reçoivent, comme à la sauvette, ce qu’on appelle les secours de la religion, tu n’as, toi, jamais varié, jamais cédé. Je me souviens d’une conversation rue du Bac, un soir d’été, il y a quelques années. Nous avions décidé de dîner en tête à tête, ce qui était rare et se terminait souvent mal. Tu marchais encore mais, voûtée déjà, agrippée à mon bras avec une énergie si incroyable qu’il était difficile de démêler qui, dans cet enlacement, soutenait qui et tu me disais — je voudrais pouvoir rapporter exactement tes paroles tant elles étaient fortes et belles — que la grandeur de l’homme était de faire face, de lutter jusqu’au bout, d’accomplir ce qui devait l’être, en refusant toute consolation, en sachant qu’il n’y a ni au-delà ni vie éternelle mais le néant, seul. Tu récusais Dieu, mais fondais, en vraie Mère Courage, la plus orgueilleuse des morales. Gravé sur la stèle de la tombe où tu reposeras tout à l’heure, auprès de ma sœur Evelyne et de Monny de Boully, l’homme qui t’a adorée, jour après jour, sans une défaillance et que tu as, toi aussi, absolument aimé, il y a ce poème déchirant dont Monny est l’auteur, poème sur la mort et le néant impensables, impensable pensée à laquelle tu es demeurée fidèle jusqu’au bout :

« Passé, présent, avenir, où êtes-vous passés
Ici n’est nulle part
Là-haut jeter le harpon
Là-haut parmi les astres monotones »

ll n’y aura donc ici ni rabbin, ni kippa, ni kaddish, et si je sonne pourtant pour toi, maman, le dernier appel juif, je le ferai seul, silencieusement, dans le secret de mon cœur et pour des raisons qui sont miennes.
Si tu ne croyais ni aux prières ni aux liturgies, tu aimais au contraire les mots à la folie, tu aimais et exigeais la parole. Tu as dit, à maintes reprises, que tu voulais, sur ta tombe, à l’instant d’être portée en terre, un discours. Et c’est à moi qu’échoit cette harangue, c’est à moi, me dit-on, que tu avais dévolu cette impossible tâche d’oraison. Mais maman, il y faudrait non pas un mais cent Bossuet. À la condition bien sûr qu’ils ne fussent pas évêques. Comment en effet prendre et dire ta mesure, lorsqu’on est ton fils et dans le chagrin. Car tu mérites non pas quelques paroles, mais tout un livre. J’ai souvent pensé que je m’y essaierai un jour, je le pensais bien avant ta mort et je me disais que si j’y parvenais, si je réussissais à dresser ta vivante statue, à dire ce qu’il y a eu de passionné et d’inextricable dans notre relation, avec la question centrale de l’amour sans cesse nouée, dénouée, renouée, ce serait l’œuvre la plus difficile et celle dont j’aurais peut-être lieu d’être le plus fier.
Mais il est trop tard ou trop tôt et je dois parler tout de suite, sans préparation, sans méditation, dans la fatigue et l’affairement suscités par l’événement de la mort. C’est vrai : j’avais beau la savoir inéluctable, en pressentir certains jours l’imminence, j’en reculais l’échéance à l’infini tant le monde sans toi, le monde sans Paulette, était inconcevable. Et ta force vitale, stupéfiante, m’entretenait dans l’illusoire certitude que tu serais la plus forte. Mais c’est bien, en un sens, ce qui s’est passé : car à quatre-vingt-treize ans, sourde, presque aveugle, cassée par l’âge, tu es morte chez toi, en pleine jeunesse, l’esprit aiguisé et intact, avec une curiosité des choses, des gens, une voracité de vivre jamais démenties. La plupart de ceux qui sont ici cet après-midi peuvent témoigner que tu ne t’es pas chlorotiquement éteinte, mais que tu es tombée, fauchée comme un soldat, restant jusqu’à la fin la Paulette violente, indomptable, impérieuse — plus impérieuse encore de te sentir impotente (tu aboyais des ordres inexécutables) — impatiente, rusée, courageuse, d’une tranchante intelligence, débusquant les compromis, les faux-semblants, le mensonge à soi, la Paulette drôle, à l’humour tout à la fois ravageur et rêveur, rendu rêveur par une si longue vie, la Paulette antiquaire, expert, d’une culture immense infiniment savante et imbattable dans ses spécialisations, Paulette mémoire vive et éléphantesque du siècle, mémoire de la lutte des femmes, nous enchantant de ses confrontations fulgurantes entre aujourd’hui et tous les hiers, hivers qu’elle avait connus, la Paulette, mère emblématique et générique de tous mes amis de khâgne au lycée Louis Le Grand, de tous ceux de mon frère Jacques. Elle n’était pas seulement la mère de Claude, Jacques et Evelyne L. Elle était « La mère». C’est Jean Cau qui l’avait ainsi baptisée. René Guyonnet, lui aussi mon condisciple à Louis Le Grand, René qui est ici aujourd’hui parmi nous, ne l’appelait pas autrement : elle attirait, attisait leurs confidences à tous, avec une géniale avidité. Tous étaient ses fils et elle les aimait autrement et plus en un sens que les siens propres car elle entretenait avec son engeance — sale engeance — une relation spectaculairement dépourvue d’indulgence. Tous lui sont restés fidèles gardant avec elle d’infracassables relations quand se distendaient leurs liens avec nous. Même chose pour les brus innombrables, les statutaires et les autres, qui jacassaient avec elle du sucre sur notre dos des décennies après la fin des amours. Je caricature. Bien sûr. Judith Magre, ma première femme, a passé avec Paulette sa dernière soirée, celle du 3 août. Ma mère, m’a dit Judith, était gaie et éblouissante comme jamais : elles étaient deux vraies amies qui, le plus souvent, parlaient de tout, sauf de moi. Mais, le 3 août, m’a rapporté Judith, après que je lui eusse le lendemain annoncé la nouvelle, la lancinante question de l’amour filial avait à nouveau été posée. Judith me dit pieusement avoir réussi à la persuader que, oui, son fils l’aimait. J’en doute fort : on ne convainquait pas si aisément une telle investigatrice, un pareil procureur. Elle voulait des aveux complets, verrouillés, circonstanciés, coulpe battue, demandes agenouillées de pardon. Ses lettres : d’intenses réquisitoires de vingt, trente, quarante pages, d’un style grand siècle toujours magnifique. J’en ai tant reçu : elles étaient vraies et fausses, justes et injustes, mais entraînaient toujours mon admiration.
Son courage pendant la guerre, qu’elle a passée tout entière à Paris avec de faux papiers, sans carte d’alimentation, arrêtée trois fois par la Gestapo et la milice, tenant tête à ses tourmenteurs, se battant pied à pied et s’en sortant chaque fois par sa seule audace. Nos retrouvailles, à la fin de 1944, après une séparation de dix ans — visites très rares de 1934 à 1938 puisque nous habitions la province avec notre père tandis qu’elle sertissait en usine des boîtes de sardines dans la banlieue parisienne, puis une fois par semaine de 1938 à 1939, dans la chambre de l’hôtel garni de la rue Myrha, où elle vivait alors, nous offrant pour seul déjeuner ces tartares de cheval qui constituent aujourd’hui encore mon ordinaire, enfin la béance de l’occupation. Elle avait quitté des enfants, elle retrouvait des hommes. Mais quelle drôlerie, quel autre monde pour mon frère et moi, quelle fête ! Je nous revois debout, nus comme des vers, Monny, Jacques et moi, faisant la queue à la porte de la salle de bains comme pour un conseil de révision. Nous entrions chacun à notre tour : elle officiait, nous lavant, nous savonnant de la tête aux pieds, nous pansant, nous étrillant, nous examinant sous toutes les coutures, lippe écoeurée devant une épaule trop basse, un testicule haut perché. « Tu tiens cela du père Lanzmann », maugréait-elle. Le père Lanzmann était évidemment mon père qu’elle haïssait avec une inébranlable constance.
Un tour, recevant à dîner Jean Cocteau, qui s’était emparé de la parole, à sa façon éblouissante, et ne l’avait plus quittée, elle m’avait reproché, après son départ, d’être demeuré muet, ce qui, pour un khâgneux orgueilleux, en permission du samedi, était la moindre des choses. J’écoutais, c’est tout. Alors, elle m’avait apostrophe : « Les pieds de Jean, ses petits pieds, les as-tu observés ! » Elle trouvait les miens vagues et bêtes, ceux de Cocteau au contraire informés jusqu’au gros orteil par l’intelligence la plus déliée.
Elle aimait les petits pieds, signe d’innocence : je la revois, il y a seulement quelques semaines, portant à sa bouche ceux de Félix, son petit-fils de deux ans, que Dominique et moi lui avons donné. Elle aimait, malgré brouilles, ruptures, malédictions chacun de ses huit petits-enfants.
Les souvenirs se pressent maintenant, maman, je ne les savais pas si vils. Je pourrais écrire, écrire encore, pendant des nuits. Mais un fils ne peut pas tout dire : par exemple ceci, que je lis dans une lettre de Marthe Robert, reçue ce matin même, et qu’elle ne m’en voudra pas de divulguer:

« Mon cher Claude,
J’apprends la mort de Paulette par Le Monde d’aujourd’hui. Vous savez que je l’ai bien connue. À une certaine époque, j’allais très souvent la voir et je me plaisais beaucoup en sa compagnie. Surtout j’admirais sa beauté, elle me semblait incarner toute la noblesse des antiques filles d’lsraël.
J’ai été touchée aux larmes quand je l’ai vue venir à moi, marchant difficilement à vos côtés, le jour où j’ai reçu le prix du Judaïsme français.
Je vous embrasse.
M. »

Un ultime souvenir pourtant : c’est une aube du printemps 1942. J’entends qu’on frappe avec une grande douceur au volet de la maison d’Auvergne où nous habitions avec notre père. Nous étions préparés aux violents cognements de la Gestapo. Mais la caresse de ceux-ci que j’entends à peine me pousse à descendre les escaliers de cette silencieuse demeure, à prêter l’oreille, à ouvrir enfin. Devant moi, un inconnu, une légère valise à la main. La quarantaine, haute stature, front immense, les yeux rayonnant de bonté et d’intelligence, la crainte peinte sur tout le visage. ll murmure: « Tu es Claude ? » puis porte un doigt à ses lèvres et chuchote : « Chut, je suis Monsieur Sylvestre. » C’était Monny, Monny de Boully. Sylvestre, Amédée Sylvestre, était sa fausse identité d’alors. ll en eut tant d’autres. Surmontant sa peur et le danger objectif, il avait passé sous ce nom la ligne de démarcation, obéissant à ma mère à qui une diseuse de mauvaise aventure avait prédit qu’elle ne reverrait jamais ses enfants. ll est resté avec nous quelques jours avant de repartir. Chaque soir il écrivait à Paulette, de sa belle écriture calligraphiée de poète et d’étranger, terminant chacune de ses lettres par les mêmes mots : « À toi, Paulette, à toi seule, éternellement. » Et chaque fois il me demandait : « Veux-tu ajouter quelque chose pour ta mère? » Non, Monny, non maman, je n’ai rien à ajouter.