Un des rares écrivains du Bangladesh à la réputation solidement établie dans les pays anglophones, Kaiser Haq, né à Dhaka en 1950, est poète, traducteur, essayiste, critique et universitaire. Il a notamment publié une anthologie de la poésie indienne contemporaine en langue anglaise (Contemporary Indian Poetry, 1990) et une traduction du premier récit de voyage en Europe d’un voyageur indien (The Wonders of Vilayet, 2002). Le recueil Published in the Streets of Dhaka : Collected Poems (2012) rassemble l’intégralité de ses poèmes.
Kaiser Haq a participé activement à la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971, au cours de laquelle il a commandé une compagnie de maquisards en lutte contre l’armée pakistanaise et ses auxiliaires islamistes.
L’été prochain, à l’invitation de la Mairie de Paris et de l’Institut Français, Kaiser Haq sera écrivain en résidence à la Cité des Récollets à Paris. A cette occasion, ses poèmes seront publiés pour la première fois en français.
Le contexte du poème
Dans la nuit du 29 au 30 septembre, dans un district du sud du Bangladesh* proche de Cox’s Bazar au bord du Golfe du Bengale, des groupes de musulmans ont attaqué une quinzaine de villages bouddhistes, les pillant et détruisant les temples, dont un trois fois séculaire. Dans un contexte échauffé par le film L’innocence des musulmans, le prétexte de ces exactions fut la mise en ligne sur Facebook d’un commentaire négatif sur le Coran par un jeune bouddhiste (qui a immédiatement contesté l’interprétation de ce qui était publié sur sa page). Plus de 300 personnes furent arrêtées et des renforts de police furent envoyés pour éviter que ces violences ne se reproduisent.
Cet événement a causé un grand émoi au sein de la société civile traditionnellement séculière et libérale du Bangladesh*. Jugeant les discours politiciens cruellement insuffisants, Kaiser Haq, dont la philosophie de vie est fortement influencée par le bouddhisme, a décidé que seule une prise de position poétique pouvait faire justice à la gravité de ces événements. La structure du poème suit, pour l’essentiel, les huit étapes du cheminement bouddhique. Combien de bouddhas peuvent-ils détruire ? a été publié le 6 octobre 2012, dans le Daily Star, le journal anglophone de référence au Bangladesh. La Règle du jeu vous propose en dessous la version française.
COMBIEN DE BOUDDHAS PEUVENT-ILS DÉTRUIRE ?
Quand vous vous cramponnez à ce que vous possédez,
Ou vous désirez le peu que vous ne possédez pas,
Et qu’une voix murmure :
Laisse couler,
Car rien ne dure.
C’est le Bouddha qui parle.
Quand sous votre crâne se mélangent
Des pensées incontrôlables,
Et qu’une voix murmure :
Ressaisis-toi,
C’est le Bouddha qui parle.
Quand vos cordes vocales se tendent et s’apprêtent
A lancer une bordée d’injures,
Que vos poings ne demandent qu’à s’abattre
Et qu’une voix murmure :
Calme-toi,
C’est le Bouddha qui parle.
Quand vos doigts vont chercher
Sous la table
Une liasse de billets
Et qu’une voix vous avertit,
C’est le Bouddha qui parle.
Quand vos parcourez en haletant les labyrinthes
D’une vie de fou
Et qu’une voix amusée vous dit :
Perte d’énergie que tout cela,
C’est le Bouddha qui parle.
Quand le monde vous désespère
Et que vous posez un doigt imaginaire
Sur le bouton nucléaire pour tout détruire
Et qu’une voix douce
Vous conseille l’amour comme seul remède,
C’est le Bouddha qui parle.
Qui sait combien il existe de Bouddhas
Dans notre monde surpeuplé
Pour que retentisse chaque jour si souvent cette voix ?
Les spécialistes de sciences humaines qui pourraient trouver là
Matière à enquête universelle
N’ont pas à s’en donner la peine.
Je peux vous donner la réponse illico:
Il y en a plus de six milliards.
Nous sommes plus de six milliards
Qui avons un Bouddha vivant
Logé dans l’infini petit creux de notre cœur.
Dites-moi alors
Ce qu’ils peuvent faire contre pareille multitude
Ces marchands de la haine calculée
Ces techniciens de l’irrationalité
Dites-moi
Combien de Bouddhas peuvent-ils détruire ?
Kaiser Haq, octobre 2012
Traduction Olivier LITVINE, directeur de l’Alliance française de Dhaka.
HOW MANY BUDDHAS CAN THEY DESTROY ?
When you cling to things you have
Or crave a little you don’t have
And a voice whispers
Let go
For everything is impermanent
It’s the Buddha speaking
When your mind is a medley
Of wayward thoughts
And a voice whispers
Get a grip on yourself
It’s the Buddha speaking
When your vocal cords are taut and ready
To hurl a volley of abuse
Your fists are itching to fly
And a voice whispers
Take it easy
It’s the Buddha speaking
When your hand reaches
Under the table
For a wad of banknotes
And you hear a cautionary voice
It’s the Buddha speaking
When you are panting around the maze
Of the rat race
And you hear an amused voice tell you
What a waste of energy it is
It’s the Buddha speaking
When you have given up all hope for the world
And place a fantasy finger
On a nuclear button to blow it up
And a gentle voice
Counsels love for all there is
It’s the Buddha speaking
Who can tell
How many Buddhas there must be
In our overpopulated world
For us to hear the voice so often every day?
Social scientists might find it an interesting exercise
To conduct a worldwide survey
They needn’t bother
I can give you the answer straightaway
It’s over six billion
There are over six billion of us
Each with a living Buddha
In a tiny yet immeasurable space
Within the heart
Now tell me
What can they do to so many
Those merchants of calculated hatred
Those engineers of irrationality
Tell me
What can they do against six billion Buddhas
Tell me
How many Buddhas can they destroy?
Kaiser Haq, octobre 2012
* Note sur le Bangladesh
La partie orientale du Bengale, devenue en 1947 Pakistan oriental puis Bangladesh en 1971, compte aujourd’hui 85% de musulmans, 12% d’hindous, 3% de bouddhistes et 1% de chrétiens et d’animistes. Le pays, ancien Bengale oriental compte environ 160 millions d’habitants sur un territoire grand comme ¼ de fois la France. Dans cette vaste plaine alluviale où se rejoignent deux des plus grands fleuves du monde, le Gange et le Brahmapoutre, avant de se jeter dans le golfe du Bengale, vivent 160 millions d’habitants, une des plus fortes densités humaines au monde.
Olivier, merci pour ta publication, et pour ta traduction, qui vaut l’original.
C’est Sylvie qui vient de me l’envoyer.
Si ce n’est déjà fait, prend de ses nouvelles, car elle en a besoin.
Cheers.
xx
Merci Laure, c’est très inattendu et cela me fait très plaisir, vraiment.
Kaiser lira ses poèmes et moi ses traductions le 6 juillet à la Bibliothèque Marguerite Audoux.
Si tu peux venir, ça serait vraiment très chouette.
Le site de ses traductions est en construction
kaiserhaqpoemes.com
Much love
xxx
C’est beau !