Personne n’a probablement mieux su exprimer la vérité de l’insurrection de pâques 1916 que le poète William Butler Yeats, témoignant du choc qui fut le sien, comme de celui de tous ses contemporains : « A terrible beauty is born » ; un soulèvement qui conduisit lentement l’Irlande à son indépendance, mais aussi au chaos d’une guerre civile. Ces paroles tirées de son poème Easter, 1916, semblent être le catafalque que le poète dresse aux enfants morts de la révolution au lendemain d’une semaine de violence et de solitude, trop conscient de ce qui se jouait et de la dangerosité des outils utilisés pour s’arracher à l’oppression subit par tout un peuple depuis des siècles. Une terrible beauté venait en effet de naître, et elle allait plonger le pays dans près de quatre-vingt années de trébuchements, de larmes, de cendre et de sang épanchés en terre d’Irlande. C’est de cette terre, symbole d’un avenir rêvé et peut-être tangible ; et de cette cendre, reste d’un passé et d’un présent consumés, que le dramaturge Sean O’Casey tire le deuxième volet de sa trilogie dublinoise, Juno and the Peacock (Junon et le Paon) créé en 1924 à l’Abbey Theater de Dublin, suscitant scandale et fascination. Pièce d’une modernité radicale pour son époque, O’Casey amène sur scène comme on ne l’a encore jamais entendue la voix, et donc la langue, d’un peuple ayant souffert dans les barricades de l’insurrection, dans une ville assiégée, puis meurtrie par une guerre. Une guerre civile laissée comme un cadeau empoisonné par d’anciens occupants forcés de battre retraite.

Les premières passes d’armes qui ont lieux entre les forces de l’ordre britannique et les unionistes de l’Ulster (l’actuelle Irlande du Nord) montrent l’exemple au reste du pays; en novembre 1913 Patrick Pearse, poète nationaliste et insurgé irlandais, annonce la révolution à venir dont il sera à la fois l’un des instigateurs et martyrs : « Je suis heureux que le nord ait commencé. Je suis heureux de voir les Orangemen armés car c’est une bonne chose de voir des armes entre les mains des irlandais. Je voudrais voir l’A.O.H[1]. s’armer. Je voudrais voir les syndicats s’armer. Nous devons nous habituer à l’idée des armes, à la vue des armes, à l’emploi des armes. Il nous arrivera peut-être de commettre des erreurs au début et de tuer des personnes innocentes, mais le sang verser purifie et sanctifie, et la nation qui le considère avec horreur a perdu sa virilité. Car il y a des choses plus horribles que le sang versé ; et l’esclavage est l’une d’elle. » Ces paroles peuvent rétrospectivement et au regard des trente dernières années écoulées, nous rappeler aux plus sinistres souvenirs : Sarajevo pilonné, Srebrenica massacré, Grozni détruite ; et plus récemment Benghazi, Mizrata ou Tripoli, nous remémorent ce que la notion de purification par le sang veut concrètement dire. Elle est le baptême des bourreaux sur leurs victimes, la rhétorique de ceux qui veulent faire courir des rivières de sang à l’image du triste dictateur libyen finalement lynché par ce peuple qu’il avait opprimé ; c’est aussi la strophe et l’antistrophe chantée par les mercenaires et les assassins sur l’avant-scène des guerres civiles, proférant l’antipoésie de ces écrivains de pacotille et véritables meurtriers, tel que Radovan Karadzic.

Pourtant nous nous égarerions en comparant Patrick Pearse et ses compagnons de route à ces monstres. La virulence de leurs propos, la furie qui put durant un temps les animer était de celles qui devaient leur permettre de passer outre leurs peurs, de galvaniser des hommes, de faire appel à un courage désespéré pour oser rallumer et proclamer un principe de liberté inaliénable, comme une flamme recommençant à crépiter dans un néant où l’on avait bien voulu la reléguer durant des siècles d’asservissement et d’humiliation, jusqu’en arriver à l’instrumentalisation d’une famine au cours du XIXe siècle qui servit la couronne et l’Etat Britannique, décimant toute une partie du peuple d’Irlande et conduisant aux premières vagues d’immigration vers les Etats-Unis d’Amérique. La minorité qui s’est révolté lors de ce lundi de Pâques, l’était réellement. Une toute petite poignée d’hommes et de femmes cherchant à prendre le gouvernement britannique par surprise, mal préparés, mais déterminés à accéder s’il le fallait par la force à ce qui était l’essence même de leur identité et de leur foi. Ces paroles Patrick Pearse, qui sera l’un des chefs à la tête de l’insurrection du lundi 24 avril 1916 (le fameux Easter Rising), les paiera de sa propre vie, comme Thomas Mac Donagh, Tom Clarke, Joseph Plunkett ; son petit frère Willy Pearse ; Sean Mac Diarmada ; Eamonn Ceant ; ou encore le célèbre syndicaliste James Connolly, porte-parole des ouvriers de Dublin, que l’on dut fusiller attaché à une chaise, parce que sa jambe gangrénée, suite à ses blessures lors des affrontements de rue de l’Easter Monday, l’empêchait de tenir debout. Ces pères fondateurs de la République d’Irlande furent presque tous exécutés dans la prison de Kilmainham, au bout d’une semaine d’affrontements durant laquelle ces rebelles armés de fusils, d’armes blanches et de bombes artisanales, tinrent tête à l’armée de l’empire le plus puissant au monde : une armée qui menait en déroute durant la Première Guerre Mondiale celle du Kaiser Guillaume II, qui régnait sur la quasi-totalité des continents, et qui se trouvait fragilisée par ces quelques hommes et femmes menant une lutte mètre par mètre dans les rues de Dublin. Durant cette semaine les insurgés supportèrent le feu et la force de frappe des chars et des bombardiers britanniques : pour 1 soldat de l’Irish Citizen Army, l’on comptait 20 soldats britanniques.

Junon et le Paon prend place six ans plus-tard, en 1922, au cœur de la capitale, dans l’un de ces appartements où parfois cinq à dix personnes vivent entassées dans une pièce. Selon les recensements de l’époque, l’on pouvait trouver pour 15 maisons jusqu’à près de 900 résidents. Suite au Lundi de Pâques, un traité de partition de l’Irlande et un statut d’autonomie, premier pas vers la liberté et la création d’une République, sont accordés (en fait imposés) par la Couronne, le Premier Ministre Lloyd-George et son gouvernement aux représentants de l’Etat Libre, qui doit promettre en contrepartie de porter allégeance à la couronne. Un autre Etat, essentiellement constitué de colons britanniques, d’anglo-irlandais, ainsi que de protestants est créé dans le nord du pays. La délégation du Sinn Féin conduite par Michael Collins et Arthur Griffith signe cet accord ressenti par beaucoup d’indépendantistes, tel que Eamon de Valera (futur Président de la république), comme une trahison. Il s’agit de stopper l’hémorragie. Pourtant ce traité entraînera une guerre civile qui durera un an, provoquera au total plus 4’000 morts et l’emprisonnement de 12’000 républicains. Ken Loach dans sa puissante fresque Le vent se lève (« The Wind That Shakes the Barley », 2006) traite comme aucun autre avant lui au cinéma de ces années de terreur auxquelles les enfants de la révolution prirent part. C’est cette terreur sourde, mais bien présente, que Sean O’Casey évoque dans sa pièce.

Junon est une mère de famille. Comme de nombreux autres résidents de son immeuble, elle tente de survivre à la misère et à une liberté encore incertaine et chèrement payée. Son mari le « Capitaine »  Jack Boyle noie sa pension dans les pubs et les bistrots de la ville, pendant que cette « mère courage » irlandaise tente de subvenir aux besoins de leur foyer. Sean O’Casey, dans un mouvement à rebours de celui que nous pouvons identifier chez Bertolt Brecht, fait ressurgir toute la dimension politique et le réalisme de son œuvre par la mise en exergue de scènes de la vie quotidienne d’une famille qui, si elles n’avaient lieu durant une guerre civile, pourraient être celles d’une comédie-dramatique bourgeoise. Pourtant l’Histoire frappe à la porte de cette pièce, une Histoire qui prend la forme d’un corps de jeune-homme mutilé, presque un enfant, Johnny, le fils du capitaine et de Junon, ayant perdu son bras gauche durant les affrontements de l’Easter Monday sur O’connell Street.  Déchiré entre un naturalisme théâtral à la Tchekhov et un réalisme politique qui nous rappelle ce théâtre allemand des années 1920 qui émergea avec le mouvement spartakiste (noyé dans son propre sang), O’Casey crée une tragi-comédie qui nous renvoie à l’essence même du Théâtre grec antique, c’est-à-dire à la condition humaine et à la solitude des hommes et des femmes face à une destinée à laquelle ils ne pourront échapper. Johnny, cette jeunesse irlandaise sacrifiée, qui de fait traîne dans la maison, se cache, comme un vieillard, est l’avenir et le passé meurtris de l’Irlande. Celui que l’on ne voit pas, qui parle peu, et dont les larmes et les révoltes se confondent avec une terreur intérieure, une mort qui semble rôder autour de lui et que personne, hormis lui-même dans ses scènes de délire, ne peut voir. Tandis que la famille Boyle tente du mieux qu’elle peut de sortir de son marasme financier, rit et s’inquiète, Johnny semble engoncé dans un mutisme et un effacement qui nous rappellerait la figure de Catherine, la fille muette de Mère Courage qui porte sur elle tout les stigmates et la rage comprimée de la Guerre de Trente Ans qui opposa au XVIIe siècle les partisans de l’Eglise Réformée à l’Eglise Catholique Romaine. Cette guerre est devenue une banalité, une quotidienneté. L’on apprend à vivre avec elle et c’est bien cela qui est anormale, constitue une horreur.

Coup de théâtre qui nous rappellerait une scène de théâtre de Labiche, le Capitaine apprend un jour par M. Charles Bentham, un notaire convoitant la main de sa fille Mary, qu’il est l’héritier d’une petite fortune. Tandis que l’on célèbre les funérailles de Tancred, un jeune résident de leur immeuble ayant perdu sa vie durant les combats menés par l’IRA (Armée de la République Irlandaise), la famille Boyle fête cet héritage. Perturbés par la venue de la mère du défunt, Junon et son mari préfèrent se tourner vers les vivants, vers cette chance qui leur sourit, et oublier les morts. Le capitaine aura vite fait de dilapider l’ensemble de cet héritage avant même de l’avoir perçu, jusqu’à ce qu’ils apprennent (autre coup de théâtre vaudevillesque) qu’il ne touchera pas un centime. Les meubles, vêtements et objets achetés à crédit vont être saisis par des huissiers. La famille Boyle s’apprête à tout perdre. Ce cloaque transformé de manière éphémère en un faux appartement cossu devient un espace vide. La guerre civile ne sera apparue qu’à quatre reprises par l’intermédiaire d’un homme vêtu d’un imperméable, que le public ne verra tout d’abord pas, frappant à la porte de leur maison ; puis par le décès de ce jeune-homme, Tancred, dont l’absence physique sur cette scène constitue une sorte de radiographie à venir de Johnny. Cet homme en Trench-coat  entre à la fin du deuxième acte. Il s’agit d’un jeune membre actif de l’IRA ordonnant à Johnny de les rejoindre. Ce dernier refuse de risquer à nouveau sa vie au nom d’un Etat pour lequel il a déjà sacrifié un bras. Une Irlande libre qui aura sacrifié sur l’autel de sa liberté des générations d’hommes et de femmes. Suite à cet évènement la comédie-dramatique vaudevillesque reprend son cours, jusqu’à ce que ce même homme réapparaisse accompagné d’un autre, armés, et enlèvent Johnny. Il sera retrouvé plus-tard assassiné. A cet instant Junon Boyle recouvre les traits meurtris de mère courage sur la scène déserte du théâtre. Une scène vide de sens, vide de Dieu, où plus rien de l’avenir tant espéré ne semble subsister. Les cris muets de la comédienne Hélène Weigel dans la pièce de Brecht se retrouvent dans ce vide métaphysique qui tremble dans chaque membre de la comédienne Sinéad Cusack qui interprète à L’Abbey Theater et au Théâtre National de Grande Bretagne la figure pathétique et terrible d’une femme et d’une mère condamnée à survivre à son propre enfant, et peut-être à un mari alcoolique qu’elle ne pourra bientôt plus supporter. Junon porte le nom de deux visages au sein d’une même œuvre et d’une même réalité ; elle parle la langue du poète, cette langue que O’Casey a voulu rendre à son peuple sur la scène d’un théâtre national naissant ; cette langue comme une matière rude photographiant le réel. Après des années de militantisme syndicaliste en tant qu’ouvrier et agriculteur, Sean O’Casey s’est dédié à l’écriture bouleversant la scène théâtrale de son époque, et finissant, comme beaucoup de ses compatriotes écrivains (Wilde, Joyce, Beckett…) par quitter sa propre patrie, cette terre et cette cendre que son regard ne pouvait plus soutenir.

 

 

 

 

 

 

 

 

Clare Dunne as Mary Boyle in JUNO AND THE PAYCOCK by Sean O'Casey. Photo by Mark Douet
Clare Dunne as Mary Boyle in JUNO AND THE PAYCOCK by Sean O’Casey. Photo by Mark Douet

 

 

 

 

 

 

 

 

Juno and the Peacock

De Sean O’Casey

Mise en scène de Howard Davie

Distribution: Sinéad Cusack (Juno Boyle); Ciaràn Hinds (Captain Jack Boyle); Clare Dunne (Mary Boyle); Ronan Raftery (Johnny Boyle); Risteàrd Cooper (Joxer Daly).

Du 21 septembre au 5 novembre à l’Abbey Theater de Dublin ; et du 11 novembre 2011 au 03 janvier 2012 au Natinal Theater of Great-Britain à Londres.

Réservations (Dublin) :+

353 (0)1 87 87 222 ; Réservations (Londres) : +44 (0)20 7452 3000


[1] [Ancient Order of Hibernians, qui désignait la fratrie des indépendantistes catholiques irlandais réclamant l’indépendance de leur pays à la Grande-Bretagne]