Le PS est un parti de gouvernement : les positions, si humaines soient-elles, de la Ligue des droits de l’homme, ne sont pas celles du PS. Personnellement, je ne défilerai pas.(1) »
L’homme qui s’exprime ainsi le 3 septembre 2010 à propos d’un rassemblement convoqué à l’appel de toutes les organisations de défense des droits de l’homme qui doit se tenir le lendemain à Paris, n’est pas n’importe qui. François Rebsamen est sénateur maire de Dijon et ancien directeur de la campagne de Ségolène Royal. C’est un homme qui compte au Parti socialiste.

Les mots sont lâchés et ne s’effaceront pas de sitôt : parti de gouvernement d’un côté ; défense des droits de l’homme de l’autre. L’antagonisme est savamment posé et la distinction est faite pour être entendue.
Mieux qu’une savante démonstration, un événement résume la situation. Au mois de mars 2009, le PS avait courageusement pris l’initiative de l’organisation d’un « Printemps des libertés » au Zénith. Las, une salle à moitié vide avait valu aux organisateurs ce commentaire féroce dans Libération : « La dénonciation des atteintes aux libertés publiques ne serait-elle pas de saison au PS ? (2)»
Il est vrai que, depuis 1981 et plus encore depuis le tournant de la rigueur opéré en 1983, le Parti socialiste incarne un progressisme responsable qui a su se faire appeler « gestionnaire » ou « de gouvernement » tant et si bien que la social-démocratie qui était jadis la composante la plus suspecte du socialisme est finalement — et heureusement — devenue sa véritable doctrine à l’aube du XXIe siècle.
Cette crédibilité chèrement acquise, arrimée à une rigueur unanimement reconnue, a permis d’arracher le socialisme français à son destin. Il n’est plus, même pour ses pires détracteurs, le parti de l’« aventure ». Admettons néanmoins que l’apprentissage des affaires de l’État a peut-être endommagé ce que trois révolutions et des décennies de luttes avaient forgé dans l’esprit du plus grand nombre : qu’il était la maison des droits et des libertés.
Que l’on me comprenne. Le Parti socialiste auquel j’appartiens et dont je suis un élu reste le seul parti qui rend l’alternance politique non seulement possible mais encore souhaitable. Toutefois, la fierté d’appartenance ne peut me conduire à ignorer les circonstances dans lesquelles un réflexe, une parole ou un mot a manqué.

Ainsi à l’été 2010, lorsque la sécurité a servi de prétexte à Nicolas Sarkozy pour mettre en cause les Français d’origine étrangère et remettre en cause le pacte républicain, le PS a préféré, en premier lieu tout du moins, décliner ses propres propositions pour lutter contre l’insécurité. Bien sûr, le Parti se ravisera peu après et Martine Aubry ne tardera pas à dénoncer un été de la honte. Il demeure le regret d’un léger retard à l’allumage.
On pourrait disserter longtemps sur l’égarement d’un parti hagard, qui se cherche parfois en se reniant souvent. La trop grande absence du PS sur le terrain des libertés, dans le temps particulier du mandat de Nicolas Sarkozy, représente une hérésie qui peut se révéler à terme une folie politique. Cette position est à rebours d’une offensive idéologique sans précédent.
À ce titre, il n’est pas certain que chacun ait pris conscience de l’identité, très mouvante d’ailleurs, de ce président qui a eu pour première volonté de ne ressembler à aucun de ses prédécesseurs.
Nicolas Sarkozy s’est donné pour mission de vaincre la malédiction qui empoisonne son camp depuis 1945. Qui mieux que lui pour cela ? Né après Vichy, trop jeune pour avoir connu la guerre d’Algérie, il est en plus un Français de sang mêlé, comme il aime à le confesser. Il réunissait donc toutes les qualités pour purifier les siens de la honte née du vichysme et de la colonisation, ce qu’il a fait avec une idée fixe : débarrasser les Français de leur culpabilité. Cette lubie est aussi une aubaine pour aller conquérir les terres électoralement fécondes du Front national. Combien de fois Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas lancé cette phrase : « On n’a pas à s’excuser d’être ce que l’on est » ? Les actions ne suivent pas toujours la parole, et heureusement d’ailleurs, s’agissant d’un mimétisme assumé avec l’extrême droite.
Dans cette veine, Nicolas Sarkozy n’a même n’a même pas attendu d’être le successeur de Jacques Chirac pour
bafouer les paroles d’honneur et de vérité que celui-ci avait prononcées le 16 juillet 1995. Ainsi, les discours de Caen et de Nice, prononcés respectivement les 9 et 30 mars 2007, dans lesquels le candidat Sarkozy n’a pas hésité à lancer des propos regrettables et lourds de sens : « La France n’a pas commis de crime contre l’humanité […], la France n’a pas cédé à la passion totalitaire […], la France n’a pas commis de génocide. »
Comme « parricide » on ne saurait faire mieux… ou pire ! Ce n’était qu’un début. Il s’en suivra d’autres encore pendant la campagne, telle que la reprise, au mot près, du slogan de l’extrême droite : « La France, tu l’aimes ou tu la quittes. »
Il est vrai que l’immigration joue un rôle clé dans la stratégie présidentielle. Nicolas Sarkozy n’en a pourtant ni la haine ni la phobie. C’est purement tactique et en fait, politicien.
Chacun se souvient par exemple du discours de Dakar du mois de juin 2007 et de la vision du monde qui y était développée : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. […] Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. […] Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. » Ces mots n’ont pas été prononcés en vain et leur emploi était évidemment destiné à une frange de l’opinion plus habituée à taire ce genre de préjugés qu’à les écouter être proférés par le premier personnage de l’État en visite officielle sur le continent même qu’il est en train d’insulter.
Ainsi, la création d’un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale », dont l’intitulé est un crachat à la face de la République, ne doit rien au hasard. Ce ministère a été, le temps de son existence, le lieu d’accomplissement d’une funeste conquête idéologique : briser le tabou des tabous et associer impunément et outrageusement l’immigration à la délinquance. De fait, le ministre venu de la gauche pour exécuter cette basse besogne a mobilisé préfectures et mairies
lors de soirées au cours desquelles les préjugés les plus éculés, les lieux communs les plus rances furent proférés à même les murs de la République.
Le débat sur l’identité nationale s’enlisera bientôt sous les scandales et les quolibets. Resteront le souvenir et la honte. Mais le moins que l’on puisse dire est qu’il aura rempli son rôle électoral.
Dans l’intervalle, la France a assisté impuissante à l’introduction des tests ADN pour les candidats au regroupement familial, à une chasse spectacle aux immigrés, avec le démantèlement de la jungle de Calais sous les mégaphones de la police et les caméras de TF1, à l’expulsion de réfugiés vers l’Afghanistan (qui est pourtant un théâtre de guerre où l’on ne veut plus envoyer nos soldats), au vote à la hâte d’une loi inutile contre le niqab, qui était déjà réprimé par ailleurs…
On ne saurait, bien sûr, oublier les séquelles du discours de Grenoble du 30 juillet 2010. Afin de dénoncer les graves troubles à l’ordre public, ponctués par des affrontements à l’arme à feu qui avaient ensanglanté la métropole iséroise, le président a volontairement prononcé des paroles offensantes sur les Roms en particulier et sur les immigrés en général, réclamant pour les uns l’expulsion immédiate et, pour les autres, l’extension des cas de déchéance nationale.

Face à cette mise en accusation indifférenciée et infondée de l’immigration, le PS, à l’exception remarquable de Bertrand Delanoë, n’a pas su trouver les mots simples, prompts à rappeler que la France est une histoire en train de s’écrire, au sein de laquelle chacun peut prendre part. En dehors du maire de Paris, la gauche, dans son ensemble, s’est montrée plus raisonnable que courageuse, et technique davantage qu’ambitieuse ; elle a alors manqué à elle-même et aux Français.
Au-delà de l’immigration, la justice a pâti d’une idéologie liberticide directement dictée par le président de la République et que la gauche n’a pas su, pour l’heure, mettre en échec.

Dès son élection, cet homme qui avait son idée sur tout a mis à mal le droit pénal en faisant feu de lois répressives. Notre justice a écopé — sans être ici exhaustif — de l’instauration des peines planchers, de la remise en cause du droit des mineurs et, enfin, de la rétention de sûreté, qui vise à maintenir enfermés des individus qui ont purgé leur peine. Cette mesure mérite d’être soulignée : en instituant une peine après la peine, un emprisonnement sans jugement, il était impossible de porter plus gratuitement et plus gravement atteinte aux principes fondamentaux de la démocratie.
En tout cas, depuis 2007, on légifère pour les sondages et à tour de bras. Les mesures s’empilent, la plupart inutiles ou inappliquées. Tout a été sacrifié au sensationnalisme. Le 20 heures de TF1 semble être le dernier lieu où, chaque soir, se dessine l’avenir du pays. Chaque fait divers entraîne sa loi. Un attroupement dans un hall provoque un incident ? Une loi antiregroupement est votée. Une manifestation dégénère du fait d’individus masqués ? Une loi anticagoule est adoptée.
En revanche, le journal télévisé achevé, il peut se poursuivre la lente et silencieuse entreprise de démantèlement de la justice. On ferme des tribunaux, on vote toujours plus de textes avec moins de personnel et de moyens. Les réquisitoires sans complaisance des grandes consciences de la gauche, de Robert Badinter à Pierre Joxe, n’ont pas réussi à enrayer un processus, qui semble même s’emballer si l’on en croit la volonté d’introduire des jurys populaires auprès des juges d’application des peines et des tribunaux correctionnels.
Lorsque la suppression du juge d’instruction — seule autorité indépendante de poursuites prévue par notre droit — a été envisagée par le président de la République, ce sont davantage les professions judiciaires réunies en « États généraux de la justice pénale » qu’une opposition divisée sur la question qui feront reculer le pouvoir.

Ce schéma s’est renouvelé sur la garde-à-vue.
Entre Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur (2002) et Nicolas Sarkozy président de la République (2007), le nombre de gardes à vue a augmenté de 70 % pour atteindre le chiffre faramineux d’un million de personnes retenues chaque année dans des conditions indignes, au sein de locaux insalubres et inadaptés (3). Du fait de cette fulgurante augmentation, la population française dans son ensemble a été suspectée de tout et arrêtée pour rien : excès de vitesse, non-respect de passages piétons, contrôle d’identité, etc. Durant cette période, nul n’a le souvenir d’une dénonciation solennelle de la part du Parti socialiste.
D’ailleurs, ce n’est pas au PS mais à l’acharnement des avocats, au courage de quelques magistrats et à la sévérité de la Cour européenne des droits de l’homme que l’on doit que cette autre exception française largement attentatoire aux libertés publique, la garde-à-vue, donc, ait finalement été déclarée illégale par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.
Bien sûr, l’opposition parlementaire, emmenée par l’inestimable Robert Badinter au Sénat et André Vallini à l’Assemblée, a bataillé sans relâche pour rappeler le Parlement à ses devoirs et dénoncer cette mise à sacs des principes et des institutions. Bien sûr, l’irremplaçable Marie-Pierre de la Gonterie a fait publier un remarquable bréviaire intitulé La France en libertés surveillées, mais cela a-t-il suffit ? À l’évidence, non, car il n’est pas sûr que la gauche ait pris la mesure du défi qui lui est lancé.
Ce qui se joue ne relève ni du programme ni de la gouvernance de la France mais de la seule stratégie politique d’un homme acculé au plan économique, qui a décidé de rebondir ailleurs pour remobiliser les siens. C’est la raison pour laquelle,
en dépit des apparences, la violence de ton et d’action du président n’est ni gratuite ni irraisonnée.
Cette violence assumée, longuement pensée et savamment articulée jusqu’aux dérapages prémédités, obéit au devoir de se rappeler au souvenir d’un électorat vieillissant, radicalisé et volage.
Nul n’a compris mieux que Nicolas Sarkozy que le pouvoir est un long exercice du reniement et du renoncement. L’intégration européenne, la mondialisation, la crise économique et, pour finir, le poids de la dette et des déficits rétrécissent sans cesse les marges du possible et de l’envisageable.
L’idéologie de la transgression sert à Nicolas Sarkozy de palliatif ou plutôt de placebo, pour donner l’illusion à un électorat déboussolé qu’il n’a pas abdiqué, qu’il reste maître et décisionnaire du destin de la France. Pour cela, pas besoin de comptes, d’études ou d’analyse : la proclamation se suffit à elle-même.
Cette transgression est perverse : toujours menée au nom de la « vérité » que l’on a trop longtemps occultée (chacun connaît la métaphore de la poussière sous le tapis), elle renvoie immanquablement celui ou celle qui la dénonce à l’idéalisme voir et à une vison dépassée du monde.
Plus encore, le comportement de Nicolas Sarkozy — fait de rodomontades et de reculades, d’agressions et d’inaction — constitue une véritable méthode pour choquer puis faire accepter l’onde de choc. Chez lui, le verbe outrancier est utilisé non seulement comme outil mais encore comme objectif. Pour cet homme, le discours n’est pas l’illustration de la politique mais la politique elle-même. Est-ce moins grave ? Certainement pas. Le sarkozysme doit être jugé sur les paroles comme sur les actes, car chacun sait que s’agissant de la chose publique, dire, c’est déjà faire.
Le génie de Nicolas Sarkozy est d’avoir fait passer une idéologie rétrograde pour du réalisme et la défense de principes
essentiels pour de l’idéalisme. En d’autres mots, il a réussi ce tragique tour de force : ringardiser la démocratie.
La gauche s’est trouvée prise dans cette toile d’araignée, cernée par le discours ambiant, engluée entre son désir de s’affirmer et sa crainte d’être renvoyée à la défense de principes — l’égalité entre les citoyens — qui seraient soudainement devenus suspects.
Dans ce contexte d’une psychose sécuritaire entretenue à dessein par le chef de l’État, il n’est pas étonnant que le PS ait souvent préféré se voir reprocher un certain attentisme plutôt qu’un trop grand laxisme. Dès lors, à chaque nouvelle attaque sur le terrain des libertés, l’opposition s’agite, bien sûr, dénonce, évidemment, mais jamais, pour ainsi dire, elle n’affronte ou ne cherche la confrontation.
Tout se passe en définitive comme si Nicolas Sarkozy avait livré une guerre sans l’avoir déclarée face un adversaire qui feint de l’ignorer pour ne pas s’avouer vaincu.
Pourtant la bataille des libertés doit être menée.
Il s’agit, pour commencer, de mettre un terme à cette curieuse démarcation du discours dans laquelle une droite décomplexée égraine une idéologie sans limites face à une gauche qui reste interdite. Sur ce point au moins, le chef de l’État ne s’est pas trompé : le raidissement sécuritaire agrémenté de la dénonciation de l’immigration n’est ni le succédané ni le supplétif d’autres considérations économiques ou sociales. C’est un filon et un moyen de communion électoral.
C’est pourquoi il relève de l’urgence de remplacer le gouvernement de l’insulte au profit d’un autre, pour qui la solidarité le progrès et la démocratie seront de belles idées et non de vilains mots.
Puisque c’est contre les libertés que Nicolas Sarkozy a voulu marquer la France de son empreinte, c’est au nom de celles-ci qu’il doit être désavoué. La gauche, pour sa plus grande chance, est acculée à devoir s’assumer ou à s’effacer, vouée à dépasser le dilemme entre sa responsabilité et ses valeurs, et,
plus exactement, forcée de reconquérir ses valeurs si elle veut revenir aux responsabilités.
À un an et demi de la prochaine échéance, l’honneur sera tout à la fois le garant et l’avenir du socialisme. Si du côté de la rue de Solférino, il arrive de douter, il suffit de suivre Éluard pour trouver la voie et les mots qui parfois font défaut :

« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté »

Patrick Klugman

Avocat à la Cour et conseiller de Paris (PS).

(1). Le Parisien/Aujourd’hui en France, édition du 3 septembre 2010.
(2). Libération du 23 mars 2009.
(3). Voir Patrick Klugman, Le livre noir de la garde à vue, Nova éditions, Paris, 2010.

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