Je m’endors avec cette phrase de Debord en boucle : «Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre».
Évidence toujours bonne à rappeler dans un monde où le livre se réduit le plus souvent à une marchandise, la lecture à un aimable passe-temps, et où l’on se plaît à imaginer l’écrivain (ou l’intellectuel) comme pathologiquement déconnecté du réel. Or la réalité nous vient d’un bloc auquel il n’existe aucun à côté. Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre le monde réel. Il n’est rien qui nous entoure − des objets aux villes, de la culture à la technique, de la technique aux organisations politiques, de la politique à la vie de tous les jours − qui ne soit la matérialisation de nos fantasmes.
La réalité ou, pour reprendre l’expression de Lacan, la grimace du réel.

Vous parcourez la presse littéraire, vous en venez vite à vous demander si la critique n’aurait pas pour seul but de doper le chiffre d’affaire du marchand de sable. À défaut de critères clairement définis, on laisse libre cours à sa petite subjectivité étriquée. D’un côté, discours universitaire frigide, de l’autre, horizon restreint du « j’aime » ou « j’aime pas ». Top and down. Promotion et formol. Et en fin de compte : bavardage. Je force le trait à dessein. Je ne cherche pas à dénigrer le travail journalistique, je m’interroge sur ce qui, au travers de tel ou tel article et sous telle ou telle plume, le motive. De là mon sentiment que les rares singularités à redonner réellement corps et coffre à la critique s’avère, sauf exception, les écrivains themselves. Par eux, critique de l’art et art de la critique se coulent en une seule et même parole.

Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu1

 

 

Je descends en ville l’esprit ivre du dernier roman de Christine Angot, lu quasi d’une traite, un thé/une clope au bout des doigts en guise de métronome. Encore un peu secoué par sa charge électrique, je prends connaissance de la polémique dont il fait l’objet via divers tabloïds qui en font leur choux gras. Je me dis que décidément la généalogie de la morale post-moderne reste encore à écrire. Je me dis : on ne touche pas impunément au sacré, quand on sait ce qu’il en reste. Je me dis que l’homme n’a pas son pareil pour noyer le poisson. Toujours ces vieux remugles de conciergerie. Toujours cette réaction quasi pavlovienne : évacuer le bébé avec l’eau du bain, passer sciemment à côté de la question et en l’occurrence ici des enjeux strictement romanesques de l’oeuvre écrite. Et le remue-méninge sur le vrai, le faux, et les limites exigibles du dire, et est-ce que vous ne pensez pas qu’elle y va un peu fort, et est-ce qu’on a le droit d’étaler ainsi la vie des autres, et a-t-on idée de laver son linge sale en public, et une fois de plus je me vois contraint de sortir mon flingue devant ce Niagara d’inepties, d’imposer le silence afin de revenir à l’essentiel : le roman lui-même, en lui-même, pour lui-même, et rien d’autre.

Falsifier la falsification fait partie de la stratégie romanesque. De même : contraindre le réel à faire la grimace ; écouter ce que les mots, les gestes, les silences ont à dire par eux-mêmes ; déjouer les moyens mis en oeuvre pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu. “Les Petits” de Christine Angot, ce n’est que cela. Autant dire que c’est énorme, remuant, estomaquant, escamotant, énervant, terrifiant, purifiant, soulageant. Je vois tout de suite le style de Billy, stature, démarche, dégaine, tout ; je reconnais de suite la voix d’Hélène − crissement de craie sur tableau noir ; et n’ai pas grand mal à imaginer ce qui les attire l’un vers l’autre. C’est physique. Ça correspond. C’est bon de baiser un black. C’est cool de mettre au monde de mignons petits métis. Le désir qu’ils ont l’un pour l’autre crée une illusion de compréhension mutuelle. Il a un premier enfant avec elle. Billy n’a pas le moindre doute. Ça ne peut être qu’elle. Ce n’est déjà plus Hélène, c’est déjà la mère de ses enfants. Il faut toujours comprendre les mères. Ça doit correspondre à une représentation. Je pense à Billy (et un peu à moi par la même occasion). À quelle heure sa conscience s’est-elle mise en veilleuse ? Allez savoir. À quel moment ne peut-on plus se dégager de l’étau ? À quel moment plie-t-on devant l’inacceptable ? On laisse faire. On refuse de se (dé)battre. On se croit plus intelligent que le système. Sauf que ça fait partie du système. Donc on laisse faire. On ferme les yeux sur les signes. On les minimise. Ça devient tellement énorme que vous êtes obligés de minimiser. Les enfants ? De simples pions dans une guerre sans merci. Qui nous dit d’ailleurs que les parents ne sont eux-mêmes les jouets d’un bras de fer qui les dépasse de très loin ? Une tragédie dans sa configuration post-moderne ? L’absence de dieux élevant d’un cran la violence du sacré. On y tient au sacré, quand on sait ce qu’il en reste. On pourrait s’y soumettre jusqu’à la nausée, jusqu’à l’absurde, comme jamais. Hélène est cette figure sacrée, sacrément névrosée, derrière laquelle il ne faut pas chercher une personne en particulier, mais une myriade de femelles en mal de domination. La domination, on l’exercera dans les moindres détails. Déroger aux règles, fussent-elles proprement (et c’est bien le cas de le dire) absurdes ? Crise. C’est irrévocable, sans appel. Vous ne voudriez quand même pas que maman pète de nouveau un plomb par hasard ?

Histoire d’amour ? Où est l’amour ? On l’imagine bien quelque part mais où ? Le style ici dit tout : absence de lyrisme, rhétorique au point mort, sujet, verbe, complément, sujet, verbe, complément, pour mieux rendre le climat de thriller domestique, une histoire vue à distance sous la forme d’un rapport de police. Seulement, il ne s’agit pas d’un rapport de police, il s’agit d’un roman ; et il s’agit d’un roman parce que l’auteur ne se contente pas de rapporter des faits, elle zoome sur des détails, a l’intelligence de les mettre en relations. Il ne s’agit pas d’un rapport de police parce qu’au final, il ne s’agit pas de juger, de condamner mais de comprendre ou à tout le moins d’éclairer une tragédie contemporaine. Où, s’il n’y a pas de mort à l’arrivée, l’on assiste bel et bien à une tentative de meurtre psychologique.

Essayez ne serait-ce qu’un instant de museler votre mégère intérieure. Gardez-vous bien de juger trop rapidement. Tu voudrais une réponse alors qu’il n’y a pas qu’une pourrait être une définition du roman comme nous l’avons vu dans le dernier opus de Bret Easton Ellis. Ce qui signifierait, a contrario, que nos jugements expéditifs nous refuseraient l’accès à l’art du roman ? C’est là plus qu’une hypothèse. Aucun problème n’appelle une seule solution. À problème complexe, causes multiples.

 

Raphäel Denys
Raphäel Denys

Les Petits. Ou comment l’exaltation amoureuse peut-elle virer en une guerre de tous les instants. On peut, bien sûr, invoquer le système. Le cadre, ma foi banal, dans lequel s’enferre le couple et au-delà duquel il n’a plus de raison d’être. Somme toute, la routine. Tout tourne autour des petits. L’amant disparaît au profit du paternel. La maîtresse à la faveur de la mère de famille. Glissement de rôles. C’est la réalité pernicieuse du système. J’ai besoin que tu sois père mais en même temps je t’en veux ou de l’être trop, ou de ne pas l’être suffisamment. On se plie donc à un système source de paradoxes sans nombre et par conséquent d’insatisfactions permanentes.
C’est là tout le sel de cette impitoyable aussi bien que pitoyable, immémoriale et cycliquement revue et corrigée, guerre des sexes.

Où art du roman rime avec amour des détails.
Un jour, Elle lui demande de se faire tatouer son prénom à Elle sur le corps. Elle dit : «C’est juste un symbole». Un détail. C’est apparemment innocent, c’est même censé procéder de l’Amour. Sauf que ça te fait penser (comment ce pourrait-il autrement, Billy est black) aux bestiaux et pis aux esclaves. Paranoïa ? Pas sûr.
Un autre jour, Elle lui reproche de parler trop fort. Sauf que ça fait partie de sa manière d’être, de son éducation et de sa nature. Ergo : les raisons pour lesquels on te trouvait attirant, sympa, séduisant, deviennent tout à coup autant de motifs à grief.
Un autre, Elle édicte les lois d’ordre intérieur et veille à leur bonne application : on retire ses chaussures avant d’entrer ; on se lave les menottes quand on sort des chiottes. Règle a priori admissible, n’était l’injonction à n’y point déroger qui confine au délire.

Détails, toujours des détails : politiquement, Hélène est plutôt à gauche (c’est ti pas mignon de faire des enfants métis ?!). Solidaire de la cause féminine. Contre l’avortement. Naturellement.

Les petits naissent coup sur coup. Le regard d’Hélène n’est plus pareil. Je dirais même qu’Elle n’est plus qu’un archétype immiscé en elle pour prendre sa place. On pense ici à la terrible phrase d’Artaud : «Nous sommes environnés de Mythes qui veulent s’accoucher sur nous». Et visiblement, Hélène est envoûtée jusqu’à la moelle.
La furie et toutes les formes que peuvent prendre l’hystérie vont dès lors se déployer.
Exemple, et non des moindres : deux petits se chamaillent, Billy intervient, ce qui lui vaut ipso facto une nuit en garde à vue, rien de moins. À peine le temps de comprendre ce qui lui arrive. Bon dieu pourquoi faire appel à la police pour une malheureuse histoire de fessée ? Parce qu’Elle sait que la justice est a priori de son côté. Et pas seulement la justice, les assistants sociaux, les psys et autres flics assermentés. Bref, Elle sait que la société est de son côté. Souvenons-nous : «Elle est solidaire de la cause féminine». Elle vient de marquer un point décisif. Il doit savoir qui est le maton, qui est le maître. Et comme rien n’est simple, comme rien dans l’ordre des affaires humaines n’est évident, au lieu de quitter une fois pour toute le navire, comme si la leçon ne lui suffisait toujours pas, Billy s’obstine à remettre le couvert : «Il ne lui en veut pas fondamentalement. Son naturel reprend le dessous».  Vous avez beau sourire ou vous indigner, rien ne dit que vous n’en auriez pas fait tout autant.
Et donc reprend la routine. Le contexte social est impitoyable. Tu tiens aujourd’hui le haut du pavé. Le lendemain tu n’es plus rien. Mais envers et contre tout, Billy s’obstine, Billy bosse, Billy est courageux. Elle s’occupe des petits toute seule. Elle a des problèmes de dos. Elle crise pour oui pour non. Billy respire de temps à autre dans les bras de Chloé. Hélène prépare le dîner, lange, allaite, savonne, sermonne, borde, rassure, emmène à l’école, prépare des goûters, songe à des activités. Hélène crise pour des conneries. Même si elle prétendra le contraire devant les psys. Les petits sont à la fois ses armes et son bouclier. Billy marche de plus en plus sur des charbons ardents. Sait ce qu’il risque au moindre faux pas. Il ne tient pas à ne pas revoir ses enfants. Donc, il ne la ramène pas : «Il quitte l’appartement dès que ça se complique. Pas trop souvent non plus. Il ne doit pas faire d’acte d’abandon, il perdrait l’autorité parentale. Il y a deux pièges».

Enfin, il y a ce geste malheureux, le mot de trop, le cri qui fait déborder le vase. Le coup fatal, Elle n’attendait que ça. La violence, c’est son terrain, son langage. L’enfer des tribunaux et des procédures, il va amplement le déguster. Grâce à Elle. Là, Elle n’a pas seulement marqué un point, Elle vient de remporter une bataille. L’émasculation est opérée en bonne et dûe forme. On a tiré — et ô combien — le lait au membre de la famille («Moi, j’ai toujours voulu un étalon»), à présent il peut aller voir ailleurs.

Contrairement à ce qu’on peut lire dans la presse, Angot ne fait pas la part belle à son personnage masculin. Les dispositifs multiples mis en place pour oblitérer la réalité vécue concernent aussi bien l’un que l’autre. Tout aussi prompts l’un que l’autre à déréaliser leur relation. Hélène moyennant falsification des faits ; Billy moyennant cette pente naturelle à les minorer : «C’est du passé».
L’apparition de la narratrice au deux-tiers du roman ? Le troisième terme de ces deux éléments dialectiques, un trou pratiqué dans ce mur d’aliénation. Une métaphore actée de ce qu’est l’art du roman. L’épaisseur, la trame et la trace tangible qu’il propose. Non pas réquisitoire en vue d’atteindre la vérité judiciaire, mais matière à réflexion sur la tragédie en cours.
La recherche de la vérité romanesque (Tu voudrais une réponse alors qu’il n’y a pas qu’une) est un acte de guerre contre lequel nul ne peut rien. J’insiste. Derrière l’apparente trivialité de ce drame social, à mes yeux, sous mes yeux, la romancière Angot a su en dégager la trame quasi mythique, dépassant le cadre stricte du temps, des personnages dont elle s’inspire et des lieux.
Sans cela, ce livre n’aurait eu pour moi aucun intérêt.
Et c’est tout le contraire.


1 Milan Kundera dans Les testaments trahis

Un commentaire

  1. il faut plagier mais il ne faut pas que cela ce voit; cela se voit doit être adapté pour ne plus exister. Aujourd’hui on parle d’écrivain, mais en réalité la plupart sont des adaptateurs , des refoulés, qui plonge l’original dans le plagia. Alors de quoi on parle? De l’original ou du refoulé? L’adaptateur lui, ou elle, est fou et ne ce préoccupe pas du propriétaire.