Quelques mots pour Jean-Paul Dollé au séminaire de Françoise Gorog et Stéphane Habib.

Ce que je veux vous dire, la plupart d’entre vous le savent déjà, cet immense malheur: Jean-Paul Dollé est mort.

Depuis que je l’ai appris je redoute ce moment du séminaire et de voir devant moi, devant nous, le vide. Cette place qu’il occupait depuis quatre ans ici. Parce que l’exceptionnel de cet homme, c’est que grand philosophe avant tout, grand intellectuel, grand écrivain, tous ces mots l’auraient fait rire, n’est-ce pas ?, tout grand penseur qu’il était, eh bien il n’hésitait pas à venir nous écouter encore et encore. Je n’en connais pas d’autre comme lui, toujours aussi curieux, toujours aussi attentif, toujours aussi avide de savoir et de pensée, et de ce qui se fait, se dit, s’écrit et s’élabore, toujours aussi révolté qu’il y a 38 ans lorsque, dans l’introduction de son premier livre il écrivait ou il s’écriait : « Nous sommes tous des Juifs allemands, des paumés, des retraités de l’avenir, des endormis de l’espérance, des relégués de l’humanité, des névropathes de l’immobilisme, des chômeurs du bonheur, des prolétaires déprolétarisés, sans conscience, sans rêve. [1] »

Ceux qui avaient la chance de lui parler fréquemment savent que ces mots étaient encore les siens il y a quelques jours, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils sont étrangement, malheureusement, cruellement on ne peut davantage d’actualité. Depuis que Françoise Gorog m’a appris cette nouvelle qui nous déchire, je tourne tous les jours, tous les matins avant de faire quoi que ce soit d’autre, quelques pages de ce livre, Le désir de révolution. Je l’ouvre au hasard et je l’écoute.

Dans un court texte que Françoise et moi avons écrit il y a quelques jours, nous rappelions qu’il y a 12 ans, en arrivant à Sainte-Anne pour fonder le Collectif de Recherche Analytique – CoRA – Jean-Paul Dollé faisait tout bonnement entrer ce qui s’appelle la philosophie dans les murs de l’hôpital. Si vous êtes là c’est que vous savez l’importance décisive d’un tel geste. Mais, flash-back encore, 1972, déjà le désir comme désir psychanalytique lui permettait d’écrire le politique en philosophie, c’est à savoir en le mettant radicalement à la question. Vous allez l’entendre, il n’ignorait rien des subtilités de l’inconscient tel que Lacan était précisément en train de l’enseigner et c’est sur ces mots, les siens, sa voix qui résonnent dans ses mots, la générosité de ses mots, ce qui, comme chacun sait, reste indestructible, le désir, son désir que j’arrêterai ce trop bref hommage. Le chapitre dans lequel je les prélève porte ce titre comme un clin d’œil survivant à ce que nous disons ici : « La visée de l’impossible : s’exprimer ». « Le désir se situe au niveau du « vécu » – on ne peut rien en dire… La connaissance a toujours eu pour fonction de combler quelque chose (le désir) dont on ne peut rendre compte. […] Le désir n’est peut-être que la différence structurelle entre ce que l’on veut nommer et ce que l’on peut nommer ? Tout rapport humain, s’il veut être plus qu’addition, est alimenté par autre chose que la constatation du seul flux biologique. Le désir, c’est peut-être l’insatisfaction du besoin satisfait, l’écart… C’est pourquoi le désir n’a pas d’objet qui lui corresponde. A penser le contraire on vit perpétuellement son présent comme un futur, celui de la poursuite de l’objet de désir, le désir de puissance, le donjuanisme, le désir de connaissance, etc. » (220-221)

Et puis les dernières phrases du Désir de révolution parce que je crois qu’elles auront été sa boussole dans ce monde qu’il aura interrogé sans relâche, sans résignation aucune : « Le pouvoir c’est se prendre soi, avec tous les autres, s’approprier en nous appropriant notre monde. Faire la révolution c’est réaliser alors ce pour quoi elle est à faire : réaliser le bonheur, c’est-à-dire que chacun puisse dire je. »

Paris, le 9 février 2011


[1] Jean-Paul Dollé, Le désir de révolution, Paris, Grasset, 1972, p.10