La question du « comment ? » est, vous avez raison, fondamentale, puisqu’il s’agit, en politique, d’agir, et si possible efficacement. Mais il importe toutefois qu’elle reste suspendue à la question du « pourquoi ? », sinon tout cela ne vaudrait pas une heure de peine. Un monde peuplé de statisticiens, d’instruments, d’outils, de causes efficientes, de technocrates, de sondeurs, de publicitaires et d’administrateurs, et dans lequel nous n’aurions d’autre ambition possible, d’autre idéal, que de faire carrière : ce monde-là existe peut-être, et peut-être est-il devenu outrageusement puissant. C’est le monde plat, froid, stérile et dangereux du seul « comment ». Raison suffisante pour veiller à ne pas séparer le « comment » du « pourquoi », et cela me semble pouvoir être une belle et juste ambition pour un futur président de la République française. La vertu propre du politique n’est ni dans le choix exclusif des moyens ni dans celui, autonome, bavard et déréalisé des fins, mais dans l’ajustement le plus précis et le plus rigoureux, jamais acquis, toujours à refaire, des uns aux autres. Sinon on est, comme l’écrivait autrefois Merleau-Ponty, soit un cynique, soit un coquin. Tâchons d’éviter, en 2012, cette triste alternative.
Personne, pas même Nicolas Sarkozy, ne peut incarner le mal par évidence ou par nature : il faut nommer précisément ce que nous refusons, et le justifier. Cela permettrait déjà de se différencier de lui, qui a prononcé tant de jugements sans examen ni nuances parce qu’il a toujours cru que force finirait par faire droit et qu’il suffisait de désigner les ennemis : Mai 68, les 35 heures, les musulmans, les professeurs, la « racaille »… Notre pays, la France, vit, et ce n’est pas la première fois de son histoire, une période d’abaissement. Ce diagnostic sombre se doit d’être étayé avec précision : le désengagement de notre avenir (croissance, innovation, jeunesse, développement durable, stratégie européenne et internationale), la montée des inégalités (de revenus, de territoires, de patrimoines, d’origines, de générations), la stigmatisation des étrangers, le mépris de la culture, l’ignorance de notre histoire et de nos valeurs… Crise économique et sociale, mais aussi crise civique et républicaine d’une profonde gravité qui justifie une campagne de raison et de respect, argumentée point par point.
En retour, il faudra justifier les normes, les valeurs et les possibles à partir desquels nous prononçons ce jugement qui doit être ferme sans être brutal, expliciter notre horizon, l’assumer et le porter : une certaine idée de la République, de la justice, de la France, des droits de l’homme, de la rationalité, de l’internationalisme, de la culture et de la connaissance… Ce que d’autres ont nommé la bataille idéologique.
La désaffection du politique dont on nous rabat tant les oreilles n’est pas liée seulement à l’impuissance du politique à résoudre les questions de la vie quotidienne mais à son impuissance à dégager du sens, un horizon, un projet, des valeurs. Il y eut un temps où les grands récits avaient une tendance lyrique à conférer sens à l’histoire, où tout militant s’établissait prophète, et nous en sommes, après quelques tragiques désastres, justement revenus. Mais de n’avoir plus que des pensées étroites sur des problèmes de vie quotidienne et de proximité laisse les hommes et les citoyens aussi désemparés : le désenchantement provoque aussi son propre désenchantement, et cela peut coûter cher. Il faut dire d’où nous venons, où nous en sommes, où nous voulons aller, et alors proposer le chemin qui permette de s’y rendre. Donc, un programme mais aussi un projet, des propositions mais aussi du sens, du pain et des rêves, des faits et du droit, du comment et du pourquoi, des priorités et un horizon, un chiffrage et un idéal.
Enfin, comme de la rhétorique compulsive et paranoïaque du déclin il ne sort jamais rien de bon, et que peindre noir sur noir ne fait qu’exaspérer les frustrations, les colères, le désespoir, il faut chercher ce qui marche, prendre appui sur ce qui est positif, mettre en valeur les efforts, les réussites, les audaces, les générosités. La France a des atouts : les Françaises et les Français ne sont pas tous aigris, racistes, incultes, râleurs et fermés sur eux-mêmes ; le progrès et l’avenir, le courage et la générosité, la rationalité et la créativité ne leur sont pas étrangers. La responsabilité d’un politique n’est pas de nier les craintes, les peurs, mais elle ne saurait être de les alimenter et de prospérer sur leur exaspération ; il faut tenir un discours de la mobilisation, des atouts, de l’espoir et renvoyer à la France une image plus sereine et plus juste, plus équilibrée et plus édifiante.
Écrire un récit qui ne méconnaisse pas les difficultés de l’heure, cette crise profonde, cet abaissement, ce danger, qui ne se ferme pas les yeux ni ne se bouche les oreilles et le nez devant la réalité, mais qui trace un horizon, renvoie une autre vision, ne néglige, pour le faire, ni notre histoire particulière, notre esprit, ni l’exemplarité et la rigueur de comportement qu’il faudra avoir et tenir, soi et les siens, pour ne pas nourrir davantage les mauvaises passions, le ressentiment, la haine, cela pourrait être une responsabilité historique, et cela pourrait justifier, pour celui prêt à relever le défi, de s’y consacrer pleinement, sans réserve. Nous serons nombreux à vouloir l’aider dans sa tâche et à nous y dévouer sans compter.
Quel type de discours ?
On pourrait, par exemple, imaginer un discours politique où on s’attacherait à ce qu’une correspondance existe entre ce que l’on dit et ce qui est, entre ce que l’on propose et ce que l’on fait, entre ce que l’on dit aujourd’hui, ce que l’on a dit hier et ce que l’on dira encore demain.
La démocratie, disait-on autrefois, est « démopédie ». Une certaine pédagogie lui sied bien, qui utilise la raison, serait-elle modeste, critique, dialogique, plutôt que l’émotion. Convenons que cela nous changerait. Ce serait un discours presque neuf dans un pays et dans une époque où les mensonges, les approximations, les raccourcis, les manichéismes, les postures, les hystéries, les revirements sont si nombreux.
Par exemple, pour l’état des lieux :
qu’il n’est pas vrai que les riches payent trop d’impôts, mais que notre fiscalité est aujourd’hui régressive et non plus progressive ; ou que la globalisation n’a pas qu’une face noire et que l’on doit se réjouir de voir tant de nations accéder à la démocratie et au développement ; ou que les 35 heures ne furent pas une catastrophe et la police de proximité une galéjade ; qu’il n’est pas vrai que l’on pourrait être plus fort sans l’Europe ou sans l’euro, alors que la tâche première va être de relancer l’Europe et de définir une stratégie franco-allemande en ce sens ; que les Américains sont nos ennemis, alors qu’ils sont sur l’essentiel nos alliés ;
que le progrès technologique est l’ennemi de l’humanisme et la nature sa meilleure alliée ; que notre Sud, en particulier méditerranéen, est seulement un danger ou un coût alors qu’il doit être notre chance et notre avenir.
Par exemple, pour ce qui est possible :
que l’on ne peut pas dépenser toujours plus dans un pays où la dette est déjà si importante ; qu’il n’est non seulement pas possible mais pas même souhaitable que l’État nous prenne en charge de la plus petite enfance jusqu’au dernier souffle, parce que l’initiative et la responsabilité sont des valeurs puissantes pour la vie civique, l’épanouissement individuel, l’émancipation personnelle et même l’exercice de la solidarité réelle ; que la sûreté est un droit constitutionnel, qu’il est trop souvent bafoué en certains territoires perdus de la République, mais que, pour le rétablir, il faudra agir sur une multiplicité de facteurs dans la durée.
On pourrait, de la même façon, faire savoir et valoir que le temps de l’action, celui de la volonté, de l’effort, de la réforme suppose une certaine endurance et ne se confond pas avec le simple volontarisme, le speech act ou le coup de menton. Réépaissir un peu le temps, lui conférer de la durée et, pour l’action, de la constance, serait sans doute utile pour échapper à la vanité de l’instant et aux désolations du volontarisme, cette nouvelle idole qui a fini par ressembler à la girouette et sombrer dans l’impuissance et le discrédit.
Le combat pour la régulation de l’économie, du commerce, des échanges prendra des décennies et sera l’oeuvre du siècle qui vient, non d’un discours ou d’un décret.
Nous avons besoin de revoir en profondeur notre système des universités et de la recherche, d’un nouveau contrat entre l’école et la nation, d’une relance européenne, d’une nouvelle politique énergétique, d’une politique industrielle, d’une puissante réforme fiscale et cela suppose plus que des effets d’annonce et une inflation législative, mais des actions délibérées collectivement, négociées et portées en commun, conduites dans la durée et évaluées dans la transparence.
Un discours de la vérité, donc. Jaurès disait qu’il ne doit pas être impossible en politique, même s’il est difficile. La France et les Français y gagneraient. Le reste ne m’intéresse pas. On a déjà trop donné. Nous avons essayé beaucoup de menteurs. En 2012, essayons la vérité. Elle n’est pas l’ennemie de la justice et de la réussite. Elle est sa meilleure alliée.
Quelles valeurs et quels principes ?
Nous avons une belle tradition. Plusieurs livres n’y suffiraient pas ; une seule vie non plus, et je m’en réjouis autant que je m’en désole.
Des valeurs de liberté (qui n’est pas le droit du plus fort), d’égalité (qui n’est pas l’uniformité), de fraternité (qui n’est pas affaire de sang ou de biologie). Les droits de l’homme, qui ne sont pas une politique, mais sans lesquels il n’y a pas de politique possible. La laïcité, qui n’est ni neutralité ni simple et indifférente tolérance, mais une doctrine et une foi, nullement antireligieuse, mais aussi politique, pédagogique, morale, économique et sociale. L’individualisme républicain, la rationalité philosophique, le respect, la dignité, la justice, l’amour, l’intérêt général, la vertu civique, la loi morale et le ciel étoilé, le libre examen, la pitié, cette « répugnance innée à voir souffrir son semblable », la responsabilité, l’amour de soi qui n’est pas l’amour propre, la générosité cartésienne, la tolérance et le rire — serait-il, celui, sardonique, de Voltaire —, la prudence…..
Sur la table de chevet du président, à côté des rapports de l’INSEE, de la Cour des comptes, de l’OCDE, du FMI, des livres de la République des idées et de la Fondation Jean Jaurès, des notes des conseillers et d’un traité d’échecs, dans un beau désordre, du Cesare Pavese et du Georges Limbour, du René Crevel et du Tristan Tzara, du Saul Bellow et du Albert Camus, du Victor Segalen, du Paul Valéry, du Hermann Broch, À l’échelle humaine de Léon Blum, La République moderne de Pierre Mendès France, Les Preuves de Jean Jaurès, du Célestin Bouglé et du Henry Michel…
Quelle part de la tradition ?
Celle qui reste à découvrir, c’est-à-dire à accomplir. Le socialisme des républicains, libéral, individualiste, moral, religieux, celui de l’État régulateur, de l’instruction publique, des associations et de la solidarité, celui de Leroux, de Louis Blanc, de Pecqueur, de Malon, d’Andler, de James Guillaume l’anarchiste et de Ferdinand Buisson le radical, de Jaurès, de Blum et de Mendès… Refus des discours de tréteaux, du parti des places à occuper, de la République sans les républicains, des sectaires et des hypocrites, des coups de force…
Quelles forces pour conduire cet effort ?
Redresser la France, c’est mettre un terme à la crise de l’avenir qui nous ronge et c’est refonder la République. Ne sous-estimons pas la tâche. Elle va supposer intelligence, ardeur, puissance, courage. Décollons les étiquettes. Refusons les a priori et les sectarismes qui minent la gauche. Refusons le fétichisme des appareils. Il va nous falloir conduire de profondes réformes et mobiliser la nation. Recomposons par le projet : nous avons besoin de toutes les femmes et de tous les hommes de bonne volonté. Il y a presque deux ans, j’ai proposé avec d’autres un Rassemblement des socialistes, des démocrates et des écologistes, de toute la gauche et des républicains de progrès et de conviction. La situation est grave, en France, en Europe et dans le monde. Cela doit se faire sur un projet, des propositions, dans la clarté, autour d’un contrat de gouvernement qui assume ses valeurs, décline ses propositions, définit sa méthode. La gauche du XXIe siècle doit inventer une nouvelle stratégie de rassemblement et d’action. L’élection présidentielle est le moment opportun, celui où cela peut se faire, où cela doit se faire.
Vincent Peillon
Philosophe et député européen (PS)
A lire également :
– La politique étrangère de la France peut-elle être de gauche ?, par Frédéric Encel
– Quand les valeurs supplantent l’efficacité, par Jean-Daniel Lévy
– La gauche peut gagner si elle fait la moisson de la crise, par Denis Muzet
– Comment la gauche peut-elle l’emporter en 2012, par Raphaël Haddad
Comment et pourquoi ?
par Vincent Peillon
15 août 2011
Retrouvez tous les lundis, les réponses de deux experts à la question que tous se posent : Comment la gauche peut-elle l’emporter en 2012 ? Aujourd’hui : Frédéric Encel et Vincent Peillon.
La question du « comment ? » est, vous avez raison, fondamentale, puisqu’il s’agit, en politique, d’agir, et si possible efficacement. Mais il importe toutefois qu’elle reste suspendue à la question du « pourquoi ? », sinon tout cela ne vaudrait pas une heure de peine. Un monde peuplé de statisticiens, d’instruments, d’outils, de causes efficientes, de technocrates, de sondeurs, de publicitaires et d’administrateurs, et dans lequel nous n’aurions d’autre ambition possible, d’autre idéal, que de faire carrière : ce monde-là existe peut-être, et peut-être est-il devenu outrageusement puissant. C’est le monde plat, froid, stérile et dangereux du seul « comment ». Raison suffisante pour veiller à ne pas séparer le « comment » du « pourquoi », et cela me semble pouvoir être une belle et juste ambition pour un futur président de la République française. La vertu propre du politique n’est ni dans le choix exclusif des moyens ni dans celui, autonome, bavard et déréalisé des fins, mais dans l’ajustement le plus précis et le plus rigoureux, jamais acquis, toujours à refaire, des uns aux autres. Sinon on est, comme l’écrivait autrefois Merleau-Ponty, soit un cynique, soit un coquin. Tâchons d’éviter, en 2012, cette triste alternative.
Personne, pas même Nicolas Sarkozy, ne peut incarner le mal par évidence ou par nature : il faut nommer précisément ce que nous refusons, et le justifier. Cela permettrait déjà de se différencier de lui, qui a prononcé tant de jugements sans examen ni nuances parce qu’il a toujours cru que force finirait par faire droit et qu’il suffisait de désigner les ennemis : Mai 68, les 35 heures, les musulmans, les professeurs, la « racaille »… Notre pays, la France, vit, et ce n’est pas la première fois de son histoire, une période d’abaissement. Ce diagnostic sombre se doit d’être étayé avec précision : le désengagement de notre avenir (croissance, innovation, jeunesse, développement durable, stratégie européenne et internationale), la montée des inégalités (de revenus, de territoires, de patrimoines, d’origines, de générations), la stigmatisation des étrangers, le mépris de la culture, l’ignorance de notre histoire et de nos valeurs… Crise économique et sociale, mais aussi crise civique et républicaine d’une profonde gravité qui justifie une campagne de raison et de respect, argumentée point par point.
En retour, il faudra justifier les normes, les valeurs et les possibles à partir desquels nous prononçons ce jugement qui doit être ferme sans être brutal, expliciter notre horizon, l’assumer et le porter : une certaine idée de la République, de la justice, de la France, des droits de l’homme, de la rationalité, de l’internationalisme, de la culture et de la connaissance… Ce que d’autres ont nommé la bataille idéologique.
La désaffection du politique dont on nous rabat tant les oreilles n’est pas liée seulement à l’impuissance du politique à résoudre les questions de la vie quotidienne mais à son impuissance à dégager du sens, un horizon, un projet, des valeurs. Il y eut un temps où les grands récits avaient une tendance lyrique à conférer sens à l’histoire, où tout militant s’établissait prophète, et nous en sommes, après quelques tragiques désastres, justement revenus. Mais de n’avoir plus que des pensées étroites sur des problèmes de vie quotidienne et de proximité laisse les hommes et les citoyens aussi désemparés : le désenchantement provoque aussi son propre désenchantement, et cela peut coûter cher. Il faut dire d’où nous venons, où nous en sommes, où nous voulons aller, et alors proposer le chemin qui permette de s’y rendre. Donc, un programme mais aussi un projet, des propositions mais aussi du sens, du pain et des rêves, des faits et du droit, du comment et du pourquoi, des priorités et un horizon, un chiffrage et un idéal.
Enfin, comme de la rhétorique compulsive et paranoïaque du déclin il ne sort jamais rien de bon, et que peindre noir sur noir ne fait qu’exaspérer les frustrations, les colères, le désespoir, il faut chercher ce qui marche, prendre appui sur ce qui est positif, mettre en valeur les efforts, les réussites, les audaces, les générosités. La France a des atouts : les Françaises et les Français ne sont pas tous aigris, racistes, incultes, râleurs et fermés sur eux-mêmes ; le progrès et l’avenir, le courage et la générosité, la rationalité et la créativité ne leur sont pas étrangers. La responsabilité d’un politique n’est pas de nier les craintes, les peurs, mais elle ne saurait être de les alimenter et de prospérer sur leur exaspération ; il faut tenir un discours de la mobilisation, des atouts, de l’espoir et renvoyer à la France une image plus sereine et plus juste, plus équilibrée et plus édifiante.
Écrire un récit qui ne méconnaisse pas les difficultés de l’heure, cette crise profonde, cet abaissement, ce danger, qui ne se ferme pas les yeux ni ne se bouche les oreilles et le nez devant la réalité, mais qui trace un horizon, renvoie une autre vision, ne néglige, pour le faire, ni notre histoire particulière, notre esprit, ni l’exemplarité et la rigueur de comportement qu’il faudra avoir et tenir, soi et les siens, pour ne pas nourrir davantage les mauvaises passions, le ressentiment, la haine, cela pourrait être une responsabilité historique, et cela pourrait justifier, pour celui prêt à relever le défi, de s’y consacrer pleinement, sans réserve. Nous serons nombreux à vouloir l’aider dans sa tâche et à nous y dévouer sans compter.
Quel type de discours ?
On pourrait, par exemple, imaginer un discours politique où on s’attacherait à ce qu’une correspondance existe entre ce que l’on dit et ce qui est, entre ce que l’on propose et ce que l’on fait, entre ce que l’on dit aujourd’hui, ce que l’on a dit hier et ce que l’on dira encore demain.
La démocratie, disait-on autrefois, est « démopédie ». Une certaine pédagogie lui sied bien, qui utilise la raison, serait-elle modeste, critique, dialogique, plutôt que l’émotion. Convenons que cela nous changerait. Ce serait un discours presque neuf dans un pays et dans une époque où les mensonges, les approximations, les raccourcis, les manichéismes, les postures, les hystéries, les revirements sont si nombreux.
Par exemple, pour l’état des lieux :
qu’il n’est pas vrai que les riches payent trop d’impôts, mais que notre fiscalité est aujourd’hui régressive et non plus progressive ; ou que la globalisation n’a pas qu’une face noire et que l’on doit se réjouir de voir tant de nations accéder à la démocratie et au développement ; ou que les 35 heures ne furent pas une catastrophe et la police de proximité une galéjade ; qu’il n’est pas vrai que l’on pourrait être plus fort sans l’Europe ou sans l’euro, alors que la tâche première va être de relancer l’Europe et de définir une stratégie franco-allemande en ce sens ; que les Américains sont nos ennemis, alors qu’ils sont sur l’essentiel nos alliés ;
que le progrès technologique est l’ennemi de l’humanisme et la nature sa meilleure alliée ; que notre Sud, en particulier méditerranéen, est seulement un danger ou un coût alors qu’il doit être notre chance et notre avenir.
Par exemple, pour ce qui est possible :
que l’on ne peut pas dépenser toujours plus dans un pays où la dette est déjà si importante ; qu’il n’est non seulement pas possible mais pas même souhaitable que l’État nous prenne en charge de la plus petite enfance jusqu’au dernier souffle, parce que l’initiative et la responsabilité sont des valeurs puissantes pour la vie civique, l’épanouissement individuel, l’émancipation personnelle et même l’exercice de la solidarité réelle ; que la sûreté est un droit constitutionnel, qu’il est trop souvent bafoué en certains territoires perdus de la République, mais que, pour le rétablir, il faudra agir sur une multiplicité de facteurs dans la durée.
On pourrait, de la même façon, faire savoir et valoir que le temps de l’action, celui de la volonté, de l’effort, de la réforme suppose une certaine endurance et ne se confond pas avec le simple volontarisme, le speech act ou le coup de menton. Réépaissir un peu le temps, lui conférer de la durée et, pour l’action, de la constance, serait sans doute utile pour échapper à la vanité de l’instant et aux désolations du volontarisme, cette nouvelle idole qui a fini par ressembler à la girouette et sombrer dans l’impuissance et le discrédit.
Le combat pour la régulation de l’économie, du commerce, des échanges prendra des décennies et sera l’oeuvre du siècle qui vient, non d’un discours ou d’un décret.
Nous avons besoin de revoir en profondeur notre système des universités et de la recherche, d’un nouveau contrat entre l’école et la nation, d’une relance européenne, d’une nouvelle politique énergétique, d’une politique industrielle, d’une puissante réforme fiscale et cela suppose plus que des effets d’annonce et une inflation législative, mais des actions délibérées collectivement, négociées et portées en commun, conduites dans la durée et évaluées dans la transparence.
Un discours de la vérité, donc. Jaurès disait qu’il ne doit pas être impossible en politique, même s’il est difficile. La France et les Français y gagneraient. Le reste ne m’intéresse pas. On a déjà trop donné. Nous avons essayé beaucoup de menteurs. En 2012, essayons la vérité. Elle n’est pas l’ennemie de la justice et de la réussite. Elle est sa meilleure alliée.
Quelles valeurs et quels principes ?
Nous avons une belle tradition. Plusieurs livres n’y suffiraient pas ; une seule vie non plus, et je m’en réjouis autant que je m’en désole.
Des valeurs de liberté (qui n’est pas le droit du plus fort), d’égalité (qui n’est pas l’uniformité), de fraternité (qui n’est pas affaire de sang ou de biologie). Les droits de l’homme, qui ne sont pas une politique, mais sans lesquels il n’y a pas de politique possible. La laïcité, qui n’est ni neutralité ni simple et indifférente tolérance, mais une doctrine et une foi, nullement antireligieuse, mais aussi politique, pédagogique, morale, économique et sociale. L’individualisme républicain, la rationalité philosophique, le respect, la dignité, la justice, l’amour, l’intérêt général, la vertu civique, la loi morale et le ciel étoilé, le libre examen, la pitié, cette « répugnance innée à voir souffrir son semblable », la responsabilité, l’amour de soi qui n’est pas l’amour propre, la générosité cartésienne, la tolérance et le rire — serait-il, celui, sardonique, de Voltaire —, la prudence…..
Sur la table de chevet du président, à côté des rapports de l’INSEE, de la Cour des comptes, de l’OCDE, du FMI, des livres de la République des idées et de la Fondation Jean Jaurès, des notes des conseillers et d’un traité d’échecs, dans un beau désordre, du Cesare Pavese et du Georges Limbour, du René Crevel et du Tristan Tzara, du Saul Bellow et du Albert Camus, du Victor Segalen, du Paul Valéry, du Hermann Broch, À l’échelle humaine de Léon Blum, La République moderne de Pierre Mendès France, Les Preuves de Jean Jaurès, du Célestin Bouglé et du Henry Michel…
Quelle part de la tradition ?
Celle qui reste à découvrir, c’est-à-dire à accomplir. Le socialisme des républicains, libéral, individualiste, moral, religieux, celui de l’État régulateur, de l’instruction publique, des associations et de la solidarité, celui de Leroux, de Louis Blanc, de Pecqueur, de Malon, d’Andler, de James Guillaume l’anarchiste et de Ferdinand Buisson le radical, de Jaurès, de Blum et de Mendès… Refus des discours de tréteaux, du parti des places à occuper, de la République sans les républicains, des sectaires et des hypocrites, des coups de force…
Quelles forces pour conduire cet effort ?
Redresser la France, c’est mettre un terme à la crise de l’avenir qui nous ronge et c’est refonder la République. Ne sous-estimons pas la tâche. Elle va supposer intelligence, ardeur, puissance, courage. Décollons les étiquettes. Refusons les a priori et les sectarismes qui minent la gauche. Refusons le fétichisme des appareils. Il va nous falloir conduire de profondes réformes et mobiliser la nation. Recomposons par le projet : nous avons besoin de toutes les femmes et de tous les hommes de bonne volonté. Il y a presque deux ans, j’ai proposé avec d’autres un Rassemblement des socialistes, des démocrates et des écologistes, de toute la gauche et des républicains de progrès et de conviction. La situation est grave, en France, en Europe et dans le monde. Cela doit se faire sur un projet, des propositions, dans la clarté, autour d’un contrat de gouvernement qui assume ses valeurs, décline ses propositions, définit sa méthode. La gauche du XXIe siècle doit inventer une nouvelle stratégie de rassemblement et d’action. L’élection présidentielle est le moment opportun, celui où cela peut se faire, où cela doit se faire.
Vincent Peillon
Philosophe et député européen (PS)
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