Il y a deux jours que tu es parti et j’éprouve une étrange sensation…
Je suis perdu, comme lorsque tu partais, pour de longues semaines, décorer les vitrines à Metz, Thionville ou Merlebach…
C’est bien la première fois que tu disparais pendant la morte saison, celle que j’aimais, parce qu’on ne décore pas les vitrines des soldes et que tu restais avec nous…
Tu étais Ralph l’étalagiste décorateur. Le bracelet d’épingles, le petit marteau, le fil nylon, les feuilles de bristol et la boîte de peinture… L’apprentissage à 14 ans, en dépit de tes brillants résultats au Certificat d’études primaires.
Tu aurais tant voulu poursuivre tes études, être instituteur, comme ces maîtres que tu admirais… Ces hussards noirs de la République, qui ramenaient les Lumières dans Strasbourg, qui venait tout juste de redevenir française, lorsque mon grand-père a eu l’excellente idée de quitter la Pologne.
Ils s’appelaient Dreyfus et Lévy, ces maîtres qui te montraient ce pont sur le Rhin, où l’on avait écrit jadis : « Ici commence le pays de la Liberté. »
Tu voulais que tes enfants suivent la voie qui t’avait été interdite. L’enseignement, le service de l’école publique. Tu avais raison d’être fier de Marlène et Danielle, tes deux filles agrégées de l’Université… Moi, si je n’ai pas toujours écouté, c’était de trop vouloir te ressembler.
Cela peut sembler étrange et insensé, mais ton histoire me faisait rêver… Pour tragique et terrible qu’elle fut, ce n’était rien moins qu’une épopée…
Il y a des gens qui échappent à l’Histoire, mais toi, tu ne pouvais pas. Né pendant la première guerre, dans une ville de Pologne, majoritairement juive, tu as subi la disette et tu en as porté les stigmates. En 1915, les Allemands occupèrent Kalisz et, préfigurant le STO, ils emmenèrent les hommes valides, si bien que tu fus privé de ton père à ta naissance. Lorsqu’il revint, à la fin de 1918, une autre guerre commençait, entre les Bolchevicks et les patriotes polonais. À Kalisz, en janvier 1919, on célébra l’indépendance par un pogrom.
Mon grand-père militait pour une Palestine juive, ouvrière et socialiste, l’engagement est une vieille tradition familiale, mais il avait à peine de quoi payer le train pour Strasbourg.
Apprenti à Strasbourg puis à Metz, tu as choisi, à 15 ans, en 1930, de militer à la CGT et aux Jeunesses Socialistes SFIO. Tout près, de l’autre côté de la frontière, les chemises brunes proliféraient.
Tu t’es jeté à corps perdu dans l’action. Tu es rapidement devenu un dirigeant syndical et politique. Lorsque tu écrivais tes mémoires, nous avions beaucoup de peine à t’obliger à évoquer ton rôle réel… Tu avais la pudeur et la modestie des véritables militants ouvriers.
À 18 ans, secrétaire des Jeunesses Socialistes de la Moselle, tu es sur la tribune, aux côtés de Léo Lagrange. À 20 ans, tu mènes les campagnes du Front populaire, tu accueilles à Metz, Roger Salengro, tu milites à la gauche du Parti socialiste, avec Jean Zyromski. Tu interviens devant Léon Blum, pour exiger que la Chambre de Front Populaire abroge le régime de Concordat et étende les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Tu milites pour l’Espagne Républicaine, contre la non intervention. Tu diriges les grèves des employés de magasins, tu conduis les négociations avec les patrons et le préfet… Tu deviens tout de même chef étalagiste décorateur et tu as trouvé le temps de séduire et d’épouser la vendeuse du rayon chapeaux.
La presse réactionnaire de Metz trouve là un nouvel argument : non content d’être un juif polak, tu es marié à une Boche ! Mais cette même presse n’hésite à clamer : « plutôt redevenir allemand que de vivre dans la France de Léon Blum ! ».
Tu aimes ton métier, mais l’Histoire est la plus forte, tu es bientôt permanent de la CGT. Cela te vaudra d’être boycotté par les patrons, et de partir travailler à Marseille.
Viennent les ruptures. Trop laïque pour croire au père et au fils du peuple, tu étais socialiste. L’abandon de l’Espagne, la trahison de Munich signent une première rupture. Tu as à peine le temps d’admirer le discours de Gabriel Péri contre les Munichois, que les communistes approuvent le pacte germano-soviétique !
Te voici, soldat de 1940… Un régiment d’infanterie motorisée, qui doit monter de Mamers dans la Sarthe, pour dégager Dunkerque. Le colonel a rangé le matériel roulant et l’artillerie en bon ordre sur la place, sans camouflage. Quelques Stukas et tout est fini. La rage au cœur tu marches des jours et des nuits pour échapper à la soldatesque nazie qui déferle. Les officiers ont disparu.
La débâcle et la trahison t’ont marqué profondément… Beaucoup plus tard, lorsque nous fêtions la retraite que tu avais prise à 67 ans, tu as brusquement ressenti de vives douleurs abdominales. Le médecin que nous avions appelé t’a demandé si tu avais déjà été malade… Tu as répondu : « oui, à la retraite… en 40 ».
Ta France effondrée, des trahisons de toutes parts, d’anciens socialistes à Vichy et d’anciens communistes dans les hordes de Doriot.
De retour à Marseille, tu entres en Résistance dès l’automne 40. Chez Baze, le grand magasin de la Canebière où tu travailles, tu réorganises clandestinement la CGT interdite par Vichy. Tu refuses d’être recensé comme juif. Tu prends les premiers contacts. Alfred Muller, camarade communiste connu à Metz est à Marseille. Tu deviens communiste, pour être efficace dans la Résistance.
Quand la prétendue zone libre est occupée, tu plonges dans la clandestinité. Faux papiers, tu seras « Georges » puis Édouard Voisin. Tu as quitté Marseille occupée, tu es à Nice lorsque la terreur nazie gagne la Côte d’azur. Tu sais déjà à quoi t’en tenir. Une partie de la famille repliée à Angoulême a été arrêtée. Maman a pris tous les risques pour que lui soient confiés les enfants de sa sœur. Mais Robert Brasillach a été exaucé, on n’a pas oublié les petits. David Zeidenwerger, cinq ans, sa petite sœur Solange, trois ans, sont partis de Drancy en novembre 1942. Mes cousins, mes aînés de quelques années à peine.
Voici le temps des rafles, de l’horreur.
À Nice, ville de Joseph Darnand, le Service d’ordre légionnaire parade aux arènes de Cimier.
Tu deviens imprimeur clandestin, risquant à tout instant d’être pris. Tu écris, tu tapes et tu imprimes à la ronéo les journaux et les tracts. Maman est ton agent de liaison, elle parcourt Nice pour acheminer les feuilles clandestines, transmettre les consignes et porter à chacun ses faux papiers et ses cartes de ravitaillement.
Ton chef, Joseph Rosenbaum, « l’avocat », Juif polonais, communiste de Dantzig est pris dans une souricière tout près de l’imprimerie. Torturé par la Gestapo il se jette par la fenêtre pour ne pas parler.
Qui sait encore à Nice, que les premiers résistants tombés pour la patrie se nommaient Joseph Rosenbaum et Grégoire Spolianski, qu’ils avaient formé un détachement FTP issu de la M.O.I, la section de main d’œuvre immigrée du parti communiste.
Le parti t’installe à Cannes, où tu es responsable politique et militaire pour la rive droite du Var, membre du triangle de direction départementale du PC et commandant FTP… Tu commandes ces Francs Tireurs et ces saboteurs. Les vedettes construites pour la Kriegsmarine ne sortiront jamais du chantier naval de La Bocca.
Quand les Alliés débarquent au Dramont, les FTP de la rive droite du Var harcèlent l’ennemi, contribuant ainsi au succès du débarquement. Les combattants en uniforme se dirigent vers Marseille et Grenoble.
Tu es à la tête des Forces Françaises de l’Intérieur qui libèrent Cannes, Antibes et le littoral ainsi que l’arrière-pays jusqu’à Grasse.
Au lendemain de la Libération, tu es secrétaire fédéral du parti communiste. Tu as trente ans. Tu es un orateur talentueux, un organisateur exceptionnel, un politique. Tu es populaire chez les militants, trop sans doute… Ceux qui rentrent, ceux qui n’ont pas pris part au combat clandestin se méfient de ce dirigeant trop talentueux, ancien socialiste et, bien sûr, un émissaire du Comité Central osera dire, « Voisin est juif et les Juifs sont ambitieux ».
Maurice Thorez en personne dirige l’Inquisition. Il envoie ses séides, Léon Mauvais, le bien nommé, et Jean Lliante, l’exécuteur des basses œuvres. Ce fut une chance de n’être pas à Budapest ou à Prague.
Tu subis, en 1946, un procès préfigurant ceux que connaîtront bientôt Rajk et Slansky. Mais à Nice, ils n’ont pas le pouvoir de te fusiller.`
Seulement celui de te renvoyer à la base et de te rayer de l’Histoire…
Je dois à tes persécuteurs staliniens d’être né à Paris, puisque tu ne pouvais rester à Nice en étant mis au ban du parti.
Tu es redevenu un travailleur et tu n’as jamais cessé de militer, de combattre pour la justice.
Comme ton ami Arthur London, tu as longtemps pensé que, victime d’une injustice du parti, tu devais demeurer, malgré tout, un communiste exemplaire… Et puis, les autres n’étaient guère reluisants, ni la droite, avec ses pétainistes recyclés, ni les socialistes indignes qui expédiaient le contingent en Algérie et couvraient la torture…
Tu souffrais en silence. La politique, l’Histoire chevillée au corps, tu partais pour tes longues tournées d’artisan décorateur. Nous te gardions les journaux. L’Huma et le Monde. Le dimanche matin, nous étions autour de toi, la salle à manger était aussi la chambre des parents. Tu étais assis sur ton lit, tu lisais les journaux de la semaine, tu pestais, contre les autres et, de plus en plus, contre les bêtises que l’on écrivait dans l’Huma…
Tu savais toujours tout des événements, tu suivais avec passion les mouvements du monde, tu avais acquis une vaste culture politique.
Je n’ai pas eu besoin de faire Science Po. En politique, j’ai eu le meilleur des maîtres. J’ai commencé à apprendre l’Histoire avec un homme qui la tutoyait.
Comment voulez-vous que je sois devenu autre chose que ce que je suis ! Mon éducation politique a commencé, tôt, sur ce lit où mon père commentait les journaux de la semaine.
Il y a quelques jours encore, lorsque ta respiration le permettait, tu me demandais ce qui se passait en Tunisie et en Égypte et tu voulais savoir si la gauche serait prête pour 2012.
Au long de ma vie de militant et d’élu, dans mon métier de journaliste, j’ai rencontré bien des hommes politiques, des parlementaires, des ministres et quelques chefs d’État… Tous ne sont pas sans qualités.
Mais ils sont si rares ceux, qui, comme toi, conjuguent le talent politique avec la droiture, la conviction et, faut-il le dire, le courage.
J’ai eu la chance exceptionnelle d’être le fils de Raphaël Konopnicki, le Camarade Voisin.
Tu aimais citer Victor Hugo : « ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent. »
Alors, je te salue d’un vers hugolien
Mon père ce héros au sourire si doux.
Guy Konopnicki, son fils.
Hommage de la CGT Moselle
Notre très cher camarade Ralph nous a quitté. C’est avec une très grande émotion que nous avons appris la nouvelle de son décès, d’autant que nous voulions, la veille prendre de ses nouvelles.
Ralph a marqué de son empreinte le mouvement syndical en Moselle, notamment la CGT. Très engagé politiquement et syndicalement avant la guerre, il a participé activement au Front Populaire en Moselle et prit des responsabilités au sein de la CGT comme membre du bureau de l’UD CGT Moselle.
Il a aussi contribué à la mise en place de l’Union Locale CGT de Metz en 1937. Lors du 70e anniversaire de l’UL CGT de Metz en 2007, Ralph nous a fait le très grand honneur de participer aux célébrations le 1er mai à Woippy à la Fête du Chiffon Rouge. Nous avons tous été impressionnés par son charisme, par sa combativité qui est restée intacte, une mémoire des évènements pourtant lointain qu’il a décrit avec une précision incroyable.
Ralph fait partie de ces hommes debout, qui ont combattu le système capitaliste qui écrase les hommes, il a toujours été aux cotés des plus humbles. Pendant la guerre et dans la résistance il a redoublé de combativité contre l’occupant nazi.
Notre organisation syndicale est fière d’avoir parmi elle de ces hommes d’une valeur inestimable qui ont consacré leur vie au service du monde du travail pour une société plus juste.
Nous voulons avoir aussi une pensée appuyée pour sa femme Rose qui s’engagea aussi dans la résistance et qui l’a accompagné toute sa vie.
A sa compagne Rose,
A ses enfants,
A ses petits enfants.
L’Union Départementale CGT de Moselle,
Les syndicats CGT de Moselle,
L’Union Locale CGT de Metz vous adressent leurs plus sincères condoléances,
Merci camarade Voisin pour ce que tu as été,
Nous continuons ton combat.
Éléments biographiques
Raphaël KONOPNICKI (Édouard Voisin)
Kalisz (Pologne), 28 mai 1915 – Paris, 15 février 2011.
Héros de guerre d’origine juive polonaise, Raphaël Konopnicki arrive encore enfant à Strasbourg. Étalagiste décorateur, il anime les grèves de 1936 à Metz. Mobilisé en 1940, il refuse la défaite et entre dans la Résistance suite à l’appel du 18 juin 1940 du Général de Gaulle. Socialiste républicain, militant du Front Populaire, il rallie dès 1940 le Parti Communiste pour combattre l’occupant nazi. Imprimeur clandestin à Nice, commandant FTP à Cannes, il dirige les combats de la Libération sur la Côte d’azur. À 92 ans, il livre ses mémoires dans son livre intitulé Camarade Voisin (Ed. Jean-Claude Gawsewitch). Il était l’époux de Rose avec qui il a eu trois enfants dont le romancier et journaliste Guy Konopnicki. Raphaël Konopnicki nous a quitté le 15 février 2011.
ma mère m a raconté la mort de grégoire spoliensky, ils étaient trés lier. je suis née en avril 1944,je pense que grégoire spoliensky est mon pére.je rechérche une photo pouvez vous m aider. je vous remercie.