La France vient de perdre l’un de ses plus prodigieux écrivains. (Et, d’avance, je demande au lecteur de me pardonner l’effusion de superlatifs qui succède : cela n’est que justice.)
L’étincelle que l’on nommait Claude-Louis Combet est morte, en partie, il y a quatre ou cinq jours, à l’âge de 93 ans ; d’après la maigre presse qui aura eu la décence d’annoncer cette triste nouvelle (Le Monde, Libération, France Culture, Actualitté, Livre Hebdo, le site Internet de la commune de Besançon, où le poète François Migeot lui consacre un bel et sobre hommage, that’s it).
Né à Lyon en 1932, passé par la foi religieuse, la phénoménologie, puis la pédagogie, pour se fixer dans les hauts-plateaux mordorés et vertigineux de la littérature française, à partir des années soixante-dix et pour l’éternité. Plateaux qu’il arpentait depuis la ville de Besançon, où il s’installa dans le courant des années cinquante.
Publié principalement sur les archipels nommés Corti et Fata Morgana, îles de tous les soleils et de toutes les lunes, de tous les trésors et voluptés rares, et des plus belles fantaisies ; comme presque chacun sait.
Écrivain aussi discret qu’estimé, aussi classique qu’hors-normes, aussi humble qu’excessif, il était aussi essayiste, brillant directeur de collection, fin critique d’art… en bref : Claude-Louis Combet était un grand homme.
Les titres de ses livres sont parmi les plus beaux de la littérature française : Infernaux paluds, (1970), Miroir de Léda (1971), Le péché d’écriture (1990), Ouverture du cri (1991), Augias et autres infamies (1993), Blesse, ronce noire (1995, les enfants, commencez par cela), L’âge de Rose (1997), Pour saluer l’absence (1999), D’île et de mémoire (2004), Cantilène et fables pour les yeux ronds (2006), La Sphère des mères (2009), Des transes et des transis (2011), L’origine du cérémonial (2012), Paysage des limites (2012), Suzanne et les croûtons (2013), Dérives (2014), Bethsabée au clair comme à l’obscur (2015), Aube des chairs et des viscères (2021), Toutes les bêtes sont mortelles (2021), Christine l’admirable, (2022).
Claude-Louis Combet a produit plus d’une cinquantaine de pièces d’orfèvrerie, toutes inclassables. Par-delà le roman et la poésie ; par-delà la mystique et la mythologie ; par-delà la littérature, même. C’est son côté Marcel Duchamp. Le goût du « frou-frou », comme disait Stendhal, en plus. Frou-frou clinique bien sûr, mais frou-frou quand même, Claude-Louis Combet, on aime, ou on déteste. Les amateurs de Taylor Swift, de deep-house produite après le milieu des années 90, de mobilier industriel ou scandinave, d’athéisme ou de confort en général appartiennent à la seconde catégorie.
Le Grand prix national de la Société des Gens de Lettres lui a été attribué, en 2022, pour l’ensemble de son œuvre. Lors de sa remise, on l’a qualifié, à très juste titre, d’« écrivain essentiel ».
François Angelier, lui, parle de « prosateur » à l’instar, précise-t-il, d’André Pieyre de Mandiargues, de Julien Gracq ou de Jacques Abeille. On ne peut pas dire mieux et quelle consolation ce fut, de voir que Monsieur Angelier, juste parmi les justes, objet de toute ma sympathie, de toute mon admiration, de toute ma gratitude depuis déjà de très nombreuses années, était venu sur France culture jeudi dernier pour parler de Claude-Louis Combet dont il est, je l’ignorais mais ne suis étonnée, un spécialiste.
Selon lui, la collection « Atopia », aux éditions Millon, est « une collection qui reste comme un chef-d’œuvre (…) qui traitait de la littérature spirituelle française du Moyen-Âge jusqu’à la révolution française (…) il avait par exemple beaucoup travaillé sur l’Abbé Bremond, un homme qui a véritablement inventé l’histoire littéraire de la spiritualité française, et d’une certaine façon, Claude-Louis Combet en était l’héritier, et donc il y avait aussi bien Marguerite Porete ; Marbode, écrivain médiéval qui a fait de très beaux textes sur les pierres précieuses ; il y avait toute l’école française du XVIIe siècle… et Combet ne traitait pas ces textes comme un érudit ecclésiastique, mais chaque fois, comme un écrivain amoureux de cette langue. »
Angelier ajoute, toujours sur les ondes : « Il avait un goût artisanal pour la très belle écriture, c’était comme un luthier. »
En effet la lecture de Combet s’adresse à ceux pour qui la littérature n’est pas un centre d’intérêt, ni même une passion, mais un vice fétichiste, un culte.
La beauté impeccable de la prose est ici affaire de salut métaphysique.
Prosateur certes mais aussi érudit, mystique érotiste, mythologue libertarien, chef de la sûreté du rêve, de la pure écriture sensible, du monde de l’astral c’est-à-dire de l’imaginaire, du fantasme, du désir, des puissances invisibles, de l’intemporel et de l’esthétique sans pourquoi.
Tout ce qui le rapproche de Georges Bataille est aussi tout ce qui l’en éloigne ; idem de Baudelaire ; idem de Pierre Jean Jouve ; idem de Pierre Michon, idem de Guyotat, etc. Il n’y a qu’un Claude-Louis Combet ; il n’y en aura pas d’autre.
Quelque chose de dandy chez Combet, mais un dandysme lumineux, monstrueusement humain, qui tirerait plus du côté d’un Giono, d’un Bernanos ou d’un Péguy que de celui d’un Lorrain, d’un Huysmans ou un d’Aurevilly. Claude-Louis Combet manque à la cruauté. Par je ne sais quel enchantement dont il eut seul le secret, il la dépasse, sans trouver l’ennui mais au contraire, la fascination et une profondeur contrabyssale.
Antimoderne. Vous qui entrez ici, abandonnez tout réalisme. Combet refuse l’entrée à la nature comme à la vie quotidienne, à la morale et à la société : c’est ainsi que le bal des étoiles commence. Combet lève toutes les interdictions. Il connaît son métier. Il écrit depuis son propre centre, c’est-à-dire qu’il ramène, et cela il le fait comme personne, ses propres obscurités à la surface d’une (in)conscience qui ne peut se passer de langage.
Un langage vrai, c’est-à-dire inventé, stylisé, entièrement à soi, entièrement pour soi, et qui ne ressemble à aucun autre : un langage souverain.
Pour cela, précisément, Claude-Louis Combet n’aura pas reçu les louanges à grande échelle qui auraient convenu ; tant la tâche est difficile, et tant sa réussite fut parfaite.
Bien sûr, l’on pourrait m’objecter ceci : que la finesse ne soit populaire, cela n’a vraiment rien de surprenant, et peut-être particulièrement maintenant…
Le nom de Combet est, encore aujourd’hui, un secret d’initié. Je souhaite que cela change, et vite, et fort.
Comment expliquer une telle perte d’adhésion entre la majorité des lecteurs et l’authentique littérature ? Peut-être une question de commerce… Peut-être une question de mauvaises habitudes… une sorte de laisser-aller général… peut-être la faute aux écrans… Peut-être quelque chose de beaucoup plus sombre, profond et métaphysique que cela ?
Mais qui, ou quoi, a donc plongé la littérature dans une cuve d’acide ? Terrifiante énigme. Je réclame une enquête.
Les textes de Claude-Louis Combet ne sont pas difficiles, attention. Seulement ils sont dérangeants, déstabilisants puisqu’il se passent entièrement de toutes nomenclatures mentales et sensibles communes. La vulgarité est en effet leur grande adversaire. Ils mènent l’esprit du lecteur vers des chemins de traverse inconnus, non policés, sans marquages ; explorent les espaces les plus mystérieux de l’âme, autant que du corps et du langage, sans apporter de réponses, seulement une contemplation, une constatation, parfaitement mises en forme, dont l’essence et la vibration sont saisies, photographiées par leur esthétique intrinsèque, mais sans certitudes, ni jugement.
Nous nous trouvons ici au royaume de la liberté, de l’intuition, de la sensation, et du courage.
Un territoire inexplicable, mais qu’il est possible de peindre, d’écrire, ou d’interpréter à l’aide d’instruments. La représentation surpasse la raison, c’est ainsi que dans le monde des hommes, les grands artistes sont perçus comme des demi-Dieux.
Sans l’ombre d’un doute, Claude-Louis Combet était de cette trempe. Tout cela, il l’aura accompli avec un talent absolu.
Combet est un mime. Le mime des vies intérieures les plus secrètes, un mime introsensible, et qui s’occupe, avec une exclusivité jalouse, de ces courants magnifiques et inavouables qui traversent chacun de nous, mais que l’affreux, le méchant égrégore que l’on nomme « communauté » nous empêche de percevoir, de vivre, dans toutes leurs plénitude et grandeur.
Combien furent-t-ils, ces grands mimes du corps et de l’esprit – ces messagers du désir ? Combien en reste-t-il ?
Claude-Louis Combet était un soldat du beau, un chevalier de l’antimoraline, un héros du non-dualisme, cet autre nom de l’amour. Il mérite toutes les distinctions honorifiques du monde ; je parle bien sûr du monde presqu’éteint de ceux qui se souviennent encore de ce qu’écrire veut dire.
Claude-Louis Combet fut à l’écriture ce que l’amiral Byrd fût à l’exploration : un prince de l’aventure.
