I
Noirs, rongés par l’eau et à certains endroits décharnés jusqu’à leur carcasse rouillée, quelques chalands sont ensablés, qui sait depuis combien de temps, sur un haut-fond de la lagune, près de l’île Pampagnola. La barque, un bateau plat à très faible tirant et qui par instants glisse presque à ras de terre sur une infime couche d’eau, vient tout juste de laisser Grado derrière elle et suit le long du littoral la route maritime qui conduit à Venise, bien marquée par les poteaux rouges et noirs qui la balisent et sur lesquels, aux bifurcations, des pancartes fléchées indiquent les directions : Aquileia, Venise, Trieste. Sur un de ces poteaux il y a, toute blanche, une statue de la Vierge ; sur sa tête est posée une mouette, immobile dans le grand vide lumineux de l’été, et ce diadème sied à Marie étoile de la mer et protectrice des marins.
Notre voyage dans la lagune de Grado commence avec ce cimetière de bateaux. Du flanc de l’un d’entre eux dépasse une grue renversée et sur le pont les cabestans sont rouillés, mais les câbles sont encore intacts et solides. Ce naufrage est doux, le bateau repose, las et tranquille, sur une sèche, après avoir transporté pendant tant d’années du poisson et surtout du sable, et il attend la consomption. D’un chaland plus détérioré, il ne reste que les varangues et la quille, abstraite dentelle de longs clous arrogants ; mais les autres sont encore solides : leur bois est dur, leur forme puissante et pansue témoigne du savoir des marins qui les ont fabriqués, d’une connaissance des vents et des marées accumulée au long des générations. Sur leurs flancs des bandes rouges et bleues s’effacent, mais par endroits la couleur est encore vive et intense.
Il faudra bien du temps pour que les marées, la pluie et le vent mettent en pièces ces barques, et davantage encore pour qu’elles pourrissent et tombent en miettes. On a plaisir à constater cette lenteur de la mort à triompher, cette tenace résistance de la forme à s’éteindre ; voyager, c’est aussi cheminer à l’arrière-garde, s’arrêter pour observer la silhouette d’un tronc désagrégé mais pas encore tout à fait disparu, le contour d’une dune qui s’affaisse, des traces d’habitation dans une maison en ruine. Le voyage est une guerilla perdue d’avance contre l’oubli, et qui se prolonge encore un peu dans les notes que l’on griffonne sur un bout de papier.
La lagune est un paysage propice à ce vagabondage lent, sans but, à la recherche de signes de la métamorphose, car les changements, même ceux de la terre et de la mer, sont visibles et s’opèrent sous nos yeux. Le banc de sable sur notre gauche, le Banco d’Orio, qui sépare la lagune de la mer ouverte, s’est déplacé, au cours des deux années pendant lesquelles Fabio Zanetti l’étudiait pour sa thèse de doctorat, de plusieurs mètres, particulièrement vers l’ouest, du fait d’une bora exceptionnelle. Le mouvement est tangible, comme le passage du temps sur un visage. Les vents sont les capricieux architectes du paysage. Le sirocco détruit, la bora balaie et emporte, la brise construit et reconstruit.
II
Fabio Zanetti, qui fait pour nous office de batelier, a été maire de Grado ; louvoyer avec légèreté et précision parmi les algues et entre les hauts-fonds, connaître chaque îlot et chaque casone avec leurs personnages et leurs histoires, cela fait aussi partie de l’art de gouverner. Son bateau longe un tapo, un de ces innombrables îlots qui émergent à peine de la lagune et que l’on appelle aussi barene ; les touffes d’herbe, parmi lesquelles sautillent de petits oiseaux à tête rouge, se confondent quelques mètres plus loin avec les algues dans l’eau. Un léger souffle d’air fait frissonner les fleurs bleu lavande. Biagio Marin avait intitulé Fiuri de tapo son premier recueil de vers, publié en 1912. Avec les coquillages, ces fleurs de tapo sont le symbole de sa poésie et de l’indéfectible sentiment qui l’anime, création née du limon, de la bourbe de la vie. De la boue saumâtre surgit une tige mince et gracieuse, le mollusque gluant engendre la parfaite spirale irisée du coquillage, tel était le psaume de l’éternel que Marin entendait chanter parmi les roseaux et le clapotis des hauts-fonds, et qu’il retrouvait dans les chœurs liturgiques qu’il écoutait dans l’ombre de Sainte-Euphémie, la vénérable basilique de Grado.
Le tapo affleure toujours, mais la velma est une terre qui n’émerge qu’à marée basse puis est à nouveau engloutie, tantôt familièrement exposée au regard tantôt plongée dans le mystère que cinquante centimètres d’eau suffisent à créer – mystère voilé et apparemment immobile des profondeurs, des cailloux et des coquillages du fond, si étranges et si lointains quand on trempe la main ne serait-ce qu’un peu pour violer cet enchantement, l’envoûtement des villes englouties comme Ys ou l’Atlantide, dont un peu de vase suffit à faire briller l’éclat au fond de l’eau.
Par les chenaux qui traversent le cordon littoral sableux, la marée entre dans la lagune et avec elle les grandes eaux du large pénètrent dans les étangs salés, et dans les valli[1] où les poissons d’élevage passent l’hiver. Le calme lent de la lagune, qu’à la mauvaise saison le brouillard et la vase instable peuvent transformer en piège dangereux, est lui aussi un aspect de la mer, de son indifférence magnanime. Sur une pierre où on les a mis à sécher luisent quelques coquillages, des oreilles de mer, des tellines roses et violettes, des clefs de Saint Pierre, des patelles bleutées.
Un cormoran s’envole péniblement, rase l’eau et, arrivé à un chenal peu profond, y plonge et disparaît ; son cou noir réémerge comme un périscope quelques mètres plus loin. Nous laissons sur notre droite l’île Ravaiarina ; deux barques avec des chiffons noirs pendus aux mâts – repères à placer là où seront immergées les nasses – glissent en silence entre deux miroirs. Sur les îlots apparaissent les casoni, ces constructions séculaires de la lagune qui servaient à la fois de maisons et d’entrepôts pour la pêche, faites de bois et de jonc, avec leur porte à l’ouest, leur sol de boue séchée, leur foyer (fugher) au centre et leur paillasse bourrée d’algues sèches. De ces casoni, il en reste encore, et même beaucoup ; certains sont surmontés d’une antenne de télévision, d’autres ont été refaits ou transformés. À Porto Buso, là où se termine la lagune de Grado, il n’y en a plus, car à l’époque de la guerre d’Abyssinie un hiérarque passant par-là remarqua que, quand on allait civiliser l’Afrique, on ne pouvait pas décemment tolérer chez soi ces espèces de huttes : il les fit donc abattre pour les remplacer par des maisonnettes en pierre.
Jadis ceux qui vivaient dans ces casoni n’allaient à Grado que rarement, pour y porter le produit de leur pêche ; à cette occasion ils se mettaient sur leur 31 et se lustraient les cheveux avec de l’huile de friture dont l’odeur, quand ils allaient à la messe, se répandait à travers toute l’église. En dehors de ces recettes cosmétiques d’un autre âge, la lagune, comme toutes les mers, est un grand bain d’eau et d’air qui efface les distinctions habituelles entre le propre et le sale. Un peu plus loin, sous l’effet d’un souffle de vent et de quelques courants, la lagune devient transparente et bleu-vert comme une aigue-marine, de ce vert d’eau qui est la couleur de ma vie, mais le pied s’enfonce volontiers dans le marais fangeux. Cette couleur trouble, qui ternit l’or du sable d’une humidité brunâtre, a la chaleur et la douceur du limon des origines, le limon de la vie, qui n’est ni propre ni sale, dont sont faits les hommes et les visages qu’ils aiment et désirent, et dont les hommes font des châteaux de sable et des images de leurs dieux.
Cette boue a quelque chose de bon. Elle semble sale mais en fait elle est salutaire, comme de la moisissure sur une plaie ; il est agréable de s’en libérer d’une brasse dans l’eau limpide et profonde, mais quand on débarque sur un flot on patauge dans cette vase avec une familiarité trop souvent perdue depuis l’enfance. Les plaies que ce bouillon adoucit comme la salive le fait pour une coupure, ce sont aussi les aiguillons qui chaque jour, à chaque heure, se plantent dans notre corps comme des flèches, les épines que les ordres, les interdictions, les injonctions, les invitations, les appels, les pressions, les initiatives laissent en nous, avec leur venin qui gâche notre goût de vivre et augmente notre angoisse de mourir.
La lagune est aussi quiétude, ralentissement, inertie, abandon paresseux et détaché, heures qui passent sans but ni destination, comme les nuages ; c’est pourquoi elle est vie, une vie intacte, délivrée de la morsure de devoir faire, d’avoir déjà fait, déjà vécu – une vie à pieds nus, directement en contact avec la chaleur de la pierre qui brûle et l’humidité de l’algue qui pourrit au soleil. Même les piqûres des moustiques ne réussissent pas à vous agacer ; elles sont presque agréables, comme le goût âcre de l’ail sauvage ou de l’eau salée.
Sur une barena, parmi les fleurs de tapo, il y a une croix, élevée à la mémoire de quelqu’un. Assis au bord du bateau, regardant les touffes de tamaris qui retombent sur l’eau comme l’écume de la crête d’une vague, on a un peu moins peur de mourir ; peut-être qu’on s’imagine avoir encore beaucoup de temps devant soi, mais surtout on prête un peu moins attention à cette comptabilité, comme ces enfants couverts de boue qui jouent sur le rivage. La barque passe devant des valli d’élevage et des fermes. Près de leurs tas d’ordures prospèrent des crabes qui, à cause de leurs préférences gastronomiques, sont appelés « magnamerda ». Il semble que certains restaurants servent aussi ce type de crabes, mélangés aux légitimes crabes blancs dans de délicieux petits potages pour les touristes, réalisant ainsi un cycle – et un recyclage – vital parfait.
III
Grado est entrée en littérature grâce à l’œuvre de Biagio Marin, qui en a fait un mythe poétique. Avant Marin il n’y a pas grand-chose, presque rien – les vers conventionnels de Sebastiano Scaramuzza, plus intéressants pour le dialectologue que pour le simple lecteur – mais même ce presque rien resplendit de quelques paillettes d’or, émeut comme la marqueterie d’un coquillage né lui aussi de presque rien. Domenico Marchesini, dit Menego Piccolo, et qui vécut de 1850 à 1924, ne passera pas à la postérité avec ses poèmes et ses proses en dialecte de Grado – si postérité il y a. Mais dans un de ses vers les pauvres pêcheurs deviennent les « commandaùri del palù » : sur leur dur labeur dans ces paluds rejaillit la gloire de la Sérénissime, dont Grado a été la mère ; mais aussitôt après il dit que, même si par leur travail ils en sont les commandants, ce palud dont dépend leur subsistance est leur « paròn », leur patron.
Un vers, ce n’est pas rien dans une vie. Ce n’est pas rien non plus de mettre sur pied une auberge, et cela aussi Menego Piccolo l’a fait, il y a un siècle et même un peu plus, en ouvrant « Aux Amis », après avoir abandonné son métier de capitaine de marine. L’auberge et l’église sont les deux lieux majeurs de tout établissement humain qui se respecte, et de toute île aussi. Des lieux semblables, ouverts au voyageur qui passe sur cette terre et veut se reposer un instant à l’ombre, devant une vieille image ou un verre de vin, qui aident tous les deux à continuer la route. Deux lieux accueillants où l’on ne demande pas à celui qui entre d’où il vient, sous quelle bannière ou quel emblème il milite, sans compter qu’à l’église on n’a même pas à payer sa consommation : brûler un cierge est recommandé mais pas obligatoire. Les églises sont sans doute aujourd’hui l’un des endroits où l’on respire le plus librement, un peu comme dans une barque : on y entre quand on veut, personne ne vous demande pourquoi vous n’allez pas à la messe ou pourquoi vous allez à celle de huit heures plutôt qu’à celle de dix heures, à la différence des comités d’organisation de manifestations culturelles, auxquels on est tenu de rendre des comptes à propos de la moindre parcelle de liberté qu’on a voulu défendre, du moindre désir coupable d’aller se promener au lieu de participer au débat. Les rites sociaux sont plus tyranniques et plus harcelants que les rites religieux, il est beaucoup plus difficile de s’y dérober. Les annonces paroissiales de manifestations religieuses ne sont pas accompagnées du comminatoire R.S.V.P., tout au plus elles vous demandent, ce qui est en somme raisonnable, d’aller à l’église un peu plus habillé qu’en barque.
IV
San Pietro d’Orio nous accueille dans une chaleur étouffante, aride ; ce royaume d’os de seiches desséchés pourrait bien être, du moins en ce milieu de journée, une des Encantadasde Melville. Une croûte de boue se fendille au soleil, un lézard sur un galet regarde fixement les importuns ; c’est un regard direct, les yeux dans les yeux, on se sent stupide et déplacé devant ces pupilles d’un autre âge, et libéré d’une gêne quand le lézard disparaît sous le galet. Il y a beaucoup de moustiques, des roseaux sur le rivage, et des pissenlits couvrant tout un pré jusqu’à l’endroit où commence un bois d’acacias, des ronces qui dans quelques semaines donneront des mûres, l’odeur aigre-douce des armoises dont on parfume l’eau-de-vie.
Sur cette île se trouvait un sanctuaire, gardé par des bénédictins, et auparavant il y avait un temple de Bélénus, puis plus tard – autres temps, autres dieux et autres autels – un bunker allemand. Pendant l’entre-deux-guerres, sur cette île, un homme vivait seul avec le chiendent et ses chèvres, s’obstinant à ne vouloir jamais aller en ville ni en aucun lieu habité. Il s’était probablement rendu compte que la vie, pour être un peu moins insupportable, doit être débarrassée autant que possible de ce qui l’alourdit, et surtout de l’envahissante présence humaine. Tout refus a sa grandeur, fût-elle naïve ou arrogante. De toute façon en mer on n’est jamais vraiment seul ; cette lagune argentée, ces bruits infimes et variés qu’il faut sans cesse déchiffrer imposent une attitude qui s’apparente au dialogue.
V
Les îles, même sans compter ces aires qui apparaissent et disparaissent au gré des marées, sont très nombreuses ; le voyage les effleure sans leur prêter attention, aussi superficiel et distrait que ce trajet quotidien qui nous fait arriver à la fin de nos jours sans connaître le chemin de la maison. Le bateau virevolte d’avant en arrière comme un poisson, cherche des chenaux entre les hauts-fonds où, à la saison de la chasse, canards, bécasses et foulques tombent à pic dans l’eau ; il longe les filets tendus pour la pêche aux muges, passe au-dessus de longues algues blondes flottant comme des chevelures, et dans la zone voisine de Marina di Macia, d’où affleurent de temps en temps des amphores romaines. Ici, jadis, il y avait probablement de grands magasins, et le banc de sable restitue des amphores admirables, figures de l’éros émergeant des eaux du sommeil. Émerger et affleurer sont en fait des euphémismes pour désigner l’œuvre, souvent illicite, de récupération des amphores, qui se trouvent en général à environ un mètre et demi sous la surface du banc de sable. Autrefois, dans d’estimables familles de Grado, on se livrait à des séances de spiritisme pour connaître la localisation de ces précieux vestiges, et surtout pour ne pas avoir à révéler à quel pêcheur, plus exposé que les défunts aux rigueurs de la loi, on devait ces précieux renseignements.
VI
L’île de Marina di Macia, aujourd’hui déserte, était il y a peu de temps encore le royaume de l’entreprenant Papo Slavich, désormais retiré au Sénégal. Elle est âpre, une barrière de tamaris que double son reflet dans l’eau lui donne des allures de forêt équatoriale, et vers le large s’étend le tragio, large ceinture d’eau peu profonde et tiède, berceau des poissons et de leur frai. Pendant les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale les Allemands, qui faisaient retraite vers Venise, furent mitraillés par l’aviation anglaise et se jetèrent à l’eau, dans l’espoir de pouvoir fuir à pied entre les hauts-fonds et les paluds, s’enlisèrent dans la vase qui parfois emprisonne comme les sables mouvants, se noyèrent dans la boue et furent abattus l’un après l’autre. Pendant des jours et des jours ce secteur de la lagune regorgea de cadavres qui flottaient entre les sèches et les chenaux. La rumeur locale parlait même de lingots d’or abandonnés par les Allemands et en attribuait la découverte à telle ou telle famille de Grado soudainement enrichie, parmi des murmures et des polémiques qui finissaient même parfois devant les tribunaux.
Les victimes de Papo Slavich, en revanche, ne furent que des huîtres. Son idée était de remplacer celles de Grado par des portugaises – qui d’ailleurs, à ce que l’on dit, étaient japonaises – et il se mit à en élever en masse et à projeter de grandes installations pour leur culture et leur récolte. Sur l’île, à présent, on voit les parcs abandonnés et envahis d’herbe, les pompes de lavage bloquées, ruines d’un petit empire naissant. Les huîtres portugo-japonaises, fixées jusque sur le quai, ont prospéré avec vigueur, étouffant et anéantissant celles de Grado. Entreprise réussie donc, à ceci près que ces fruits de mer exotiques ont, paraît-il, le goût de la pastèque.
VII
Recueillie et comme enchantée, Morgo est la plus belle de ces iles. Des pins touffus, des ormes, de grands roseaux, des ronces inextricables et quelques agaves rendent sa pénétration difficile ; dans une éclaircie du bois, des troncs nus et hérissés d’arbres dévorés par la chenille processionnaire s’élèvent, livides comme au lendemain d’une catastrophe. L’eau, près du rivage, disparaît sous le blanc plumage des chevaliers d’Italie, ces oiseaux qui ressemblent à des hérons blancs et qui prennent leur envol quand la barque accoste, nuage blanc dans l’air, blanche écume bercée par le léger ressac. Sur la plage, des crabes abandonnés par la marée, secs et blancs eux aussi, crissent et s’émiettent sous les pas comme sous la dent du crabe frais et tout juste poché.
Cette île romantique, autrefois riche d’animaux et vivant en autarcie, a son histoire romantique. Au plus profond du bois, en un lieu sombre et caché, il y avait jusqu’à ces dernières années un cippe avec une urne. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la jeune comtesse Maria Auchentaller, une Viennoise, s’était éprise du « petit docteur », un irrésistible Don Juan qui vivait à Grado et dont aujourd’hui encore beaucoup de gens se rappellent les bottes martiales, accessoire efficace, semble-t-il, de la séduction. Les mères ont souvent plus d’attrait que les filles, et la jeune comtesse surprit la sienne en flagrant délit avec son bien-aimé. Elle rentra à Vienne et se suicida, ses cendres furent ramenées à Morgo et placées sur une petite colonne dans cette sombre clairière. À présent il n’en reste plus rien, et ce vide sied à la mort, à son inconcevable néant, plus que les tombes ou les pierres avec leurs consolations guindées et dérisoires. Je ne sais pas comment la mère a fini ; un de ses fils, sympathisant des Allemands, alla, après la Seconde Guerre mondiale, s’installer dans le haut Adige, où il sombra peu à peu dans la boisson. La famille comptait aussi un peintre de talent, auteur de fresques dans le style de la Sécession viennoise, qui ornaient entre autres certains hôtels de Grado.
VIII
Voyager, comme raconter – et comme vivre –, c’est laisser de côté. Un pur hasard vous porte vers une rive et vous en fait éviter une autre. Sur l’île des Belli, ainsi nommée à cause de la laideur proverbiale de certains de ses habitants, vivait jadis la vieille Bela, une sorcière qui faisait se lever les vents, rendait infructueuse la pêche de ceux qui n’étaient pas gentils avec elle et qui, une fois, pour des raisons analogues, fit, d’un geste maléfique, à ce qu’il paraît, s’écraser un avion de reconnaissance. J’imagine le visage de cette femme, vraisemblablement enlaidi par le poids des ans et des injures dues à un préjugé cruel, et je veux espérer que ceux qui la traitaient de porte-guigne sont souvent bel et bien rentrés chez eux les mains vides. Le voyageur est fils des Lumières, et chaque fois qu’il le peut il déjoue la férocité aveugle et irrationnelle du mythe ; Ulysse lui-même – « celui qui résiste aux enchantements », comme l’appelle Circé – réduit à néant le cruel pouvoir des magiciennes, des géants et des sirènes. La méchanceté à l’égard de celui qui est censé jeter le mauvais sort est un racisme pire que le rejet de l’étranger, car, comme toute superstition, elle emprunte le masque d’une simplicité calculée.
Dans le casone de Pasolini le poète, il y a bien des années déjà, racontait avec un appareil de prises de vues l’histoire de la magicienne victime par excellence, de Médée. Un peu plus loin, à Anfora et à Porto Buso, se termine la lagune de Grado. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, au-delà, c’était l’Italie, et les irrédentistes de Grado, les républicains du cercle « Ausonia » traversaient de nuit le chenal pour toucher le sol de la patrie. En 1915 un torpilleur italien tira quelques coups de canon sur le bunker de l’île, les Autrichiens répondirent de même puis abandonnèrent le bunker et c’est ainsi que commença le grand chambardement qui risque aujourd’hui de se reproduire à peu près tel quel.
Maintenant, de l’autre côté de ce chenal que je vois d’une table du restaurant « Ai Ciodi » (Aux clous), voici la lagune de Marano. Les gens de Marano passent pour être des pêcheurs hardis et agressifs, on parle de leurs razzias effrontées sur l’autre rive de l’Adriatique au nez et à la barbe des garde-côtes yougoslaves, et on déplore leurs incursions dans les eaux de Grado, en rappelant avec sympathie le souvenir d’un certain Graziadio qui, il n’y a pas si longtemps encore, les tenait en respect depuis Porto Buso à coups de fusil. Par la fenêtre entre le mistral, le souffle de la vraie mer. J’essaie de distinguer la ligne de démarcation entre la mer et la lagune : j’ai toujours été fasciné par les frontières, qu’elles partagent les eaux, les couleurs, les pays ou les dialectes, les frontières nécessaires et vaines. Un pêcheur, qui revient du Banco d’Orio, ramène un loup de presque trois kilos ; et ses écailles aussi, qui luisent et changent imperceptiblement de couleur, avec le soleil à l’extérieur et la mort au dedans, sont une frontière agitée de soubresauts.
Cristiano nous emmène sur les hauts-fonds d’Anfora chercher des moules naturelles. Il a douze ans, un visage franc et fier ; c’est lui le capitaine, il sait où et comment mener la barque et, mus par le respect instinctif des hiérarchies de l’expérience, nous nous plaçons sous son commandement. Le battement alternatif et tranquille des rames nous donne un sentiment de sécurité. Cristiano ne perd pas de vue, sur le banc de sable bien dégagé par la marée, deux petits repères qui indiquent le refuge des moules. Le couteau retourne la boue noire qui grouille d’une vie élémentaire et obstinée, extrait l’animal enfermé dans ses valves. La plage est blanche de lumière, de coquillages, de vagues qui se brisent. Quelques mètres plus loin, parmi le chiendent et les nids de mouettes, pourrit la carcasse d’une énorme tortue de mer. Près de cette tortue, il y a quelques jours, Cristiano a sauvé un chien. Il l’a trouvé par hasard, à demi mort de soif, si épuisé qu’il ne parvenait pas à monter dans le bateau ; cela devait faire longtemps qu’il était sur le haut-fond. À la maison il a bu deux seaux d’eau coup sur coup et ensuite il a dormi presque deux jours. Cristiano s’est pris d’affection pour ce magnifique setter, vieux et un peu sourd, pour son regard empreint de noblesse et d’égarement ; il espérait que son maître avait voulu s’en débarrasser, et qu’il pourrait donc le garder, et il l’a appelé Ivan.
Il n’a pas inventé ce nom de toutes pièces. Ivan était un chien de berger de la Maremma qui, il y a une vingtaine d’années ou peut-être un peu plus, appartenait à un douanier de la petite caserne de Porto Buso, à présent désaffectée. Un jour le douanier, qui voulait se débarrasser de l’animal, l’emmena sur le haut-fond et lui tira un coup de fusil. Le chien fut seulement blessé, et survécut. Il survécut longtemps ; il ne se laissait approcher par personne, avait appris à se nourrir d’œufs de mouettes et d’animaux qu’il chassait, et attendait la nuit pour venir boire à la fontaine d’Anfora.
Ce chien blanc, qui apparaissait et disparaissait entre le sable et les touffes d’herbe sur le rivage, est resté dans les mémoires. On se souvient de son nom, et le donner à un autre chien, comme l’a fait Cristiano, est un petit rite qui transmet un héritage et confère une signification au nouvel animal. Quand son maître est venu reprendre le nouvel Ivan, qu’il avait perdu, Cristiano a peut-être compris que toute histoire a une fin. Mais le nom du chien blanc d’autrefois est resté, alors que personne ne se rappelle plus comment s’appelait ni qui était le douanier.
Nous nous préparons à rentrer, à boucler la boucle. L’île de San Giuliano, avec son église du VIème siècle, ses vergers exquis et ses écluses pour capturer les poissons ; sur la boue du rivage se détache, toute blanche, la pierre d’Istrie. Les gens de Grado allaient en Istrie apporter du sable, et revenaient chargés de ces pierres blanches. Îles de la Gran Chiusa, Casoni Tarlao, Île Montaron, Île des Rusiari ; au fond se détache le campanile d’Aquileia, qui s’élance au-dessus de la merveilleuse basilique dissimulée aux regards, symbole de la ville, de Civitas. Comme la fleur de tapo, de ces paluds surgit aussi la ville, l’Histoire. C’est de ces lagunes qu’est née Venise. Quand Attila fondit sur Aquileia, précédé d’un vent de fournaise et traîté de fils de chien par les habitants, les fuyards qui se réfugièrent sur les îles jetèrent les fondements d’un des plus grands états du monde.
Je lis le seul livre que j’ai emporté, le mince et fascinant Longa tibi exilia de Jean-Baptiste Para, méditation lyrique sur l’Énéide : l’empire naît d’un exil, la grande fondation du futur est toujours précédée d’un exode, de la perte douloureuse du passé. Sur ces eaux le début et la fin de la Sérénissime se touchent : à la Centenara, aujourd’hui bonifié, un Gradenigo, descendant de la famille des Doges, avait fini gardien de la pêcherie ; il faisait s’écouler les eaux quand il y avait trop de limon, il brûlait les branches mortes et les herbes sèches.
IX
Barbana, l’île la plus célèbre grâce à son sanctuaire bien vivant et rayonnant, est belle de loin, avec sa coupole maternelle et son campanile qui surgissent de la verdure luxuriante et élèvent au-dessus des eaux une harmonie toute en courbes. Aussitôt débarqué, on est saisi, plus que par l’église, par le vent qui circule entre les grands pins, les ormes et les cyprès, et par les ex-voto, pieux ancêtres des bandes dessinées qui racontent des désastres et des catastrophes de tout genre miraculeusement conjurés. Le premier dimanche de juillet a lieu le « pardon de Barbana », la grande procession des barques décorées en l’honneur de la Vierge que, d’après la tradition, une tempête avait apportée sur l’ile à la fin du VIèmesiècle : la statue de bois avait été trouvée dans les branches ou contre le tronc d’un arbre. Peut-être cette figure féminine se trouvait-elle à la proue d’un bateau et venait-elle des mers lointaines, peut-être n’est-elle devenue une Madone qu’en abordant à cette terre.
Autour de la chapelle, édifiée à l’endroit où se trouvait l’arbre qui offrit refuge et soutien à la statue apportée par les flots, il y a un petit cimetière. Et parmi d’autres, la tombe d’un certain révérend-père Mauro Mattessi, « Actif et joyeux serviteur de Marie » qui vécut et mourut dans le sanctuaire. Depuis longtemps la littérature sait raconter l’histoire de personnes qui se retirent du monde – comme le solitaire de San Pietro d’Orio –, d’anachorètes et de fugitifs qui se cachent, que ce soit sur une île ou dans l’anonymat de la foule, se dépouillant de toute vanité et accédant peut-être à la liberté, mais pas à la joie. Cette dernière est réservée à des bénédictins ou à des franciscains et semble refusée aux modernes moines laïcs comme le Wakefield de Hawthorne ou le Bartleby de Melville ou d’autres du même genre, qui se soumettent à des renoncements plus radicaux que les vœux religieux, tellement radicaux qu’ils décharnent la vie jusqu’à la stériliser. La civilisation moderne est marquée par ces fuites qui débouchent sur un absolu semblable au vide. Peut-êre Sciascia, dans son livre et ses conjectures sur Maiorana[2] qui aurait selon lui disparu dans un couvent, a-t-il voulu raconter l’histoire d’un vagabond du néant qui à la fin devient un « serviteur actif et joyeux ».
Un petit tour encore, et puis c’est le retour. De nouveau, l’île Pampagnola, les chalands ensablés, sous un ciel qui s’éloigne dans le soir. Je retrouve, je revois les mêmes images qu’à l’aller, comme des photos dans un album que l’on feuillette à l’envers, en remontant vers le point de départ. Le voyage est toujours un retour, comme l’Odyssée, le pas décisif c’est celui par lequel on foule de nouveau la terre ou le sol de sa maison. Le restaurant d’Augusto Zuberti – guide secret de ces péripéties lagunaires – où nous nous arrêtons avant de repartir pour Trieste, c’est déjà presque la maison, depuis bien des années. C’est ici que nous avons maintes fois fêté, en de mémorables agapes, l’anniversaire et la fête de Marin, à qui il ne déplaisait pas de se faire continuellement célébrer, et c’est ici qu’un soir il nous déclara que ce lieu était un golfe de nos vies. Une bonne auberge aussi est un golfe, un havre apprécié de celui qui voyage surtout pour s’arrêter. Le grand-père de Marin tenait une auberge : qui sait si ce ne fut pas là la véritable Université du futur poète ?
[1] Petits plans d’eau lagunaires pour l’élevage du poisson et la chasse (N.d.T.).
[2] Leonardo Sciascia a évoqué dans Il caso Maiorana la disparition mystérieuse de ce célèbre et brillant savant italien, spécialiste de physique nucléaire, qui dans les années 50 s’embarqua un jour à Palerme, et que l’on ne revit jamais plus. (N.d.T.).
