Je suis infirme. Je suis incapable de ce que certains appellent la vraie vie. C’est-à-dire quoi, la vraie vie ? demanderez-vous. C’est la vie de tout le monde, la vie normale, avec foyer, femme, enfants, profession, dignité ordinaire. C’est la vie de ceux qui font. Qui font ce qu’ils ont à faire et même, c’est extraordinaire, qui aiment ce qu’ils font. Vous vous rendez compte ? Ils aiment ce qu’ils font ! Moi, je n’aime rien faire. Enfin, rien, j’exagère, mais c’est tout de même presque ça. Pour le dire mieux : j’aime ne rien faire. Je suis contemplatif. Mais il faut bien vivre, alors je fais. Le moins possible mais un peu tout de même. Seulement voilà. Une fois qu’une chose est commencée, je ne la fais que pour l’avoir finie, voyez ? Et quand la chose est finie, ma seule satisfaction est de savoir, d’avoir le sentiment intime, la conviction que je ne peux rien ajouter, rien faire de plus, que c’est bien fini, que c’est derrière moi, que je n’ai plus à y penser. Ce qui ne veut pas dire que je pense que c’est bien, évidemment. D’ailleurs, je trouve rarement que c’est bien. Quoi que je fasse, c’est la même chose. Mon souci n’est pas d’être satisfait de ce que j’ai fait, c’est d’être satisfait de n’avoir plus à faire. Évidemment, puisqu’on m’observe, je m’efforce de faire en sorte que ça ne se voie pas, j’essaye de donner le change. 

Mon problème, voyez-vous, est que je ne sais pas toujours me protéger des demandes de la vie. Sauf que je ne veux pas être dérangé. C’est bien sûr impossible. La vie est faite de dérangements en tous genres, la vie vous empêche de vous ranger. Alors, comment faire ? Je ne peux pas me limiter à la procrastination, c’est évident, parce qu’alors ça deviendrait très vite très compliqué, ingérable. Par exemple, la vaisselle. Si je ne la lavais pas au fur et à mesure, très vite il n’y aurait plus de vaisselle propre. Même chose pour les vêtements. Si je ne faisais pas de lessive ou ne les portais plus chez le teinturier régulièrement… Vous avez compris. Plus rien à manger si je ne faisais pas de courses de temps à autre. Etc. Les tâches à accomplir s’accumuleraient, je serais tout de suite dépassé, beaten at my own game. Bref, je me désespère de ne pouvoir, comme disait l’écrivain français Chateaubriand, « dormir la vie ». 

Mais que se passerait-il si je dormais la vie, si j’arrivais à m’installer dans une vie qui extérieurement ne bougerait plus, où je ne bougerais plus, où je ne lutterais plus, où je ne tendrais plus vers un changement ? Eh bien, c’est très simple : je tomberais au fond de la disgrâce, je ne serais plus qu’une larve, un tas, une bouse. L’ennui, c’est que je n’ai pas ce courage. Je n’ai pas le courage d’accepter cette disgrâce, j’ai encore trop de fierté. Je me dis donc que je n’ai pas le choix, qu’il me faut accepter la grégarité, parce que cette fierté dont je ne réussis pas à me défaire, elle me déchire. Je suis déchiré entre le besoin de satisfaire à l’affection dont j’ai besoin, qui m’est un bien précieux et vital, et la folie qui me fait désirer la levée de toute contrainte, même affective. C’est pourquoi je lutte. Parce qu’il faut toujours lutter, dans la vie, chose banale, et même pour les petites choses il faut lutter. Pour faire ses courses, il faut lutter ; pour aller chez le coiffeur, il faut lutter ; pour ne pas laisser le chaos s’installer dans son appartement, il faut lutter ; pour rester en forme, il faut lutter. Et c’est une question très difficile, celle-ci, celle de la forme à tenir. J’ai le plus grand mal avec ça. Comme je suis paresseux, je fais le moins d’efforts possible. D’efforts physiques j’entends. Je trouve absurde toutes ces disciplines corporelles auxquelles s’astreignent tant de gens. Ils courent, ils s’agitent, ils sautillent, ils glissent, ils se tordent dans tous les sens, ils soulèvent des poids en ahanant, ils font toutes sortes de choses étranges. C’est leur droit. Je ne fais rien de tout ça, je déteste le sport. C’est mon droit. Mais les conséquences de cette inertie hautaine ne sont pas joyeuses : je suis mou, maigre en même temps qu’un peu gras, la peau de la poitrine, du ventre, des bras et des cuisses un peu flasques. Ma nudité me répugne. Alors j’essaye d’habiller tout ça de manière à moins me déplaire, à m’oublier, et surtout à tromper ceux qui me regardent. Je cherche une tenue. Voilà, je cherche quelque chose qui me tienne, qui me donne une apparence de consistance, de cohérence même. Tous les jours je lutte avec ça. C’est épuisant. Je ne cherche pas tant à être que simplement tenir, tenir debout, tenir ensemble, tenir le regard. Et chaque jour, cette lutte recommence. Sans victoire possible, mais sans abandon non plus. J’envie ceux pour qui les choses semblent aller de soi, ces êtres dont le corps épouse le monde sans résistance. Ils marchent, rient, s’assoient, comme si tout cela leur revenait de droit. Moi, chaque geste est une négociation. Chaque respiration, une tentative pour m’ajuster à ma propre présence. 

Je voudrais ne jamais sortir, ne jamais m’exposer, être assez riche pour pouvoir depuis ma retraite faire venir à moi tout ce dont je pourrais avoir besoin, m’installer dans une véritable autarcie matérielle. Je pourrais me contenter de peu. Je rêve de modération, de modestie, d’une vie sobre, une sorte de vie ronde, une vie qui roulerait toute seule avec les mêmes éléments, et qui, s’entretenant seule matériellement, me laisserait tranquille, dans une sorte de temps immobile. Je n’aurais pas à m’inquiéter de satisfaire à ces valeurs que je trouve si oppressantes : le Nouveau, le Changement, le Progrès, l’Avancée, et surtout, évidemment, la Réussite. Cette autarcie serait une sorte de miracle : je ne sortirais jamais de mon appartement, de ce retranchement qui réunirait deux valeurs logiquement contradictoires : premièrement la clôture, c’est-à-dire l’abri, la sécurité, et deuxièmement la liberté absolue du « quant-à-soi ». J’y serais, comme dit Proust, « caché comme dans un nid et libre comme dans un monde. »