Tout voyage est un retour, même si souvent ce retour ne dure guère, même si presque tout de suite il faille déjà s’en aller. Dans ces âpres vallées, jadis parmi les plus misérables de la partie pauvre du Frioul, celle qui est au pied des montagnes, les hommes émigraient, ils allaient creuser des mines ou construire des routes et des chemins de fer en France ou en Sibérie, et les femmes, avec sur le dos une hotte pleine de cuillers et de mouvettes en bois, allaient à pied d’un village à l’autre pour vendre leur marchandise de maison en maison, en dormant dans les granges ou dans les fossés, mais le but du voyage, c’était pour tous, à chaque fois, le bref retour.

L’oncle de mon arrière-grand-père, un grenadier de Napoléon, était lui aussi revenu à pied de la campagne de Russie, après quelques années de prison et de pérégrinations, et quand il était arrivé à Malnisio les gens du pays ne l’avaient pas tout de suite reconnu. On raconte que quelques dizaines d’années plus tard, en 1866, durant la troisième guerre d’Indépendance, ce vieux dur à cuire avait mis sur pied un bataillon de francs-tireurs pour épauler l’armée italienne par des actions de partisans contre les Autrichiens, mais qu’il avait fait broder sur leur drapeau la devise « Devenir italiens pour ensuite devenir français ». L’empereur, qui lui avait fait perdre sa jeunesse dans les neiges de Russie, les privations et les batailles, lui avait laissé la nostalgie de quelque chose de grand, d’un changement révolutionnaire du monde. C’est peut-être à cet aïeul lointain que je dois de préférer, en dépit de tout, la Marseillaise à la Marche de Radetzky.

Je ne connais même pas le nom de ce trisaïeul : les registres de la paroisse de Malnisio ne remontent pas au-delà de la génération suivante. Pour moi aussi il s’agit d’un retour, dans ce village d’où mon grand-père Sebastiano, à treize ans, était parti pour Trieste, entamant ainsi une modeste ascension bourgeoise, tandis que son frère, Barba Valentin, était resté à Malnisio à travailler la terre jusqu’à l’âge de quatre-vingt-douze ans, et à lire et relire le soir – l’hiver dans l’étable – Les MisérablesI Promessi sposiGuerino il MeschinoI Reali di Francia[1] et une encyclopédie universelle en deux volumes.

Malnisio compte un millier d’habitants qui ne se partagent que quelques noms, auxquels on a souvent ajouté des surnoms pour distinguer les différentes familles, qui autrement se confondraient en un magma indistinct, semblable à ce lait caillé qui selon Menocchio – le meunier hérétique du village voisin de Montereale que ses métaphores conduisirent au bûcher – avait donné naissance à l’univers, aux hommes et à Dieu lui-même. Derrière Malnisio, en direction d’Aviano et de Pordenone, la vallée descend et s’ouvre, large et bien aérée ; de l’autre côté, au-delà de Montereale, commence, abrupte et encaissée entre les rochers, la Valcellina proprement dite, qui jusqu’au début de ce siècle n’était reliée au reste du monde que par un chemin muletier qui franchissait la Forcella La Croce. Il fallait marcher dix heures pour amener de Maniago à Erto, le dernier village de la vallée, les denrées nécessaires à la survie.

Malnisio est enchâssé dans les champs de maïs ; à la fin de l’été les épis sont des trophées d’or barbare, mais le village, comme oublieux d’une séculaire et récente pauvreté, est florissant et tranquille – l’antique malédiction de travailler la terre a forgé des gens forts et solides qui l’ont vaincue. La campagne qui commence à quelques mètres est lointaine, la misère paysanne a été balayée, comme les bouses de vaches de dessus les routes. Aujourd’hui c’est la vue, le plus noble de nos sens, qui perçoit dans le décor des maisons la réalité du lieu, qui autrefois ne se faisait reconnaître et distinguer qu’à travers des sons, des odeurs et des goûts : une touffe de roseaux qui le soir, derrière un sentier, se pliait en bruissant plus fort qu’ailleurs, une route plus fréquentée que d’autres par les bêtes rentrant du pâturage, un gros tas d’herbe fauchée qui répandait une odeur plus âcre, ou le bouquet du clinton et le goût un peu plus âpre du fragola coupé de baco[2].

J’entre dans l’église. Il y a là un confessionnal qui jadis, quand j’étais enfant, a entendu mes bien prévisibles péchés. Le curé aimait boire mais il luttait de son mieux contre ce démon ; certains paysans s’amusaient à l’enivrer pour qu’il soit saoul après minuit, lui faisant ainsi commettre un sacrilège au moment de la communion de la messe du lendemain. J’ai su par la suite que dans cette bataille entre le vin et lui, c’était le vin qui avait gagné et qu’il avait fait une triste fin. La vie trouve toujours le moyen de nous vaincre, avec chaque fois des armes adaptées à nos faiblesses, le vin, la drogue, l’ambition, la peur, le succès. De ce prêtre, qui a fini ainsi avili, je me rappelle avec gratitude des paroles qu’il m’a dites dans ce confessionnal – qui du reste n’étaient pas moins intelligentes que bien d’autres que j’ai entendues tomber de chaires et de tribunes illustres – et de la bonté de sa voix. Dans l’église vide, entre un homme à qui je demande où se trouve la cure, mais il ne me répond pas ; il me regarde en biais par deux fentes étroites et luisantes, se dirige en sautillant vers la première rangée de bancs, se penche et en flaire un méticuleusement, puis il sort sur la place et, en courant, disparaît derrière les maisons.

Le frère et la sœur

La Cellina, qui quelques kilomètres plus loin creuse la vallée en cercles dantesques, est canalisée à Malnisio dans les grandes conduites de la vieille centrale hydro-électrique datant de 1903 désormais destinée à devenir un musée. Non loin de là, à Montereale, des fouilles font resurgir d’un lointain passé prestigieux, l’antique Caelina évoquée par Pline, des épées de bronze jetées dans les eaux il y a des siècles et des siècles en hommage aux divinités de la rivière et des gués. Mais depuis, l’Industrie aussi a atteint un âge respectable et expose, comme dans cette centrale-musée, sa propre archéologie, turbines et manomètres géants, photos solennelles d’ingénieurs barbus qui ont dompté les eaux ; la Technique, gage de Paix et de Progrès, est un ange sculpté sur un sarcophage.

Parmi ces ingénieurs, Paolo Bozzi, perceptologue consultant de chacun de mes voyages, me dit qu’il y avait son oncle Francesco Harrauer, spécialisé dans les conduites forcées qui convoyaient l’eau dans les méandres infernaux de la vallée. Il avait épousé une Mreule, parente d’Enrico[3], une femme dont les yeux magnifiques, couleur de gentiane, se rapetissaient au fil des ans dans un visage de plus en plus empâté ; tandis que lui était de plus en plus absorbé par ses conduites forcées, l’âge et l’embonpoint l’isolaient, elle, de la prolixité de l’existence. C’était à sa sœur que l’ingénieur Harrauer parlait du matin au soir de canalisations ; elle, qui était couturière, y consacrait une partie de son temps, l’autre étant réservée à son travail, qui incluait le linge qu’elle cousait par charité pour les religieux d’un couvent voisin, sur la porte duquel était inscrite la devise « ABSTINE SUSTINE », abstiens-toi de manger plus qu’il n’est indispensable à la sustentation, qu’elle lisait Abstíne sustíne, pensant que le second mot désignait, conformément au sens du terme dialectal homonyme, les boutons à pression. Baudelaire et Montale ne sont pas les seuls à qui il soit donné d’enfermer dans quelques vers denses et sibyllins, pour le plus grand plaisir des commentateurs, une pluralité de sens. La sœur de l’ingénieur Harrauer avait réussi à concentrer en un quatrain digne d’exégèses structuralistes la totalité de son existence, absorbée par l’obsession hydraulique de son frère et ses propres travaux de coupe et de couture, et elle aimait se réciter ces vers pendant qu’elle travaillait, en les marmonnant entre ses lèvres serrées sur des aiguilles et des épingles :

« Abstíne sustíne
mudande del frate
condotte forzate
orate per me
 »,

dans lesquels le mot orate désignait probablement ce poisson de mer[4] délicieux et réputé.

L’impératrice

À Malnisio, les Magris se multiplient et se confondent comme les Buendia de Cent ans de solitude ; ils se divisent en une foule de branches identifiées par des surnoms divers, Sior, Brusulata, Del Grillo, Miu, Palazzo, qui semblent désigner tout le monde et personne. Tendresse, insignifiance, obscurité des origines, souvenir qui se perd d’autant plus qu’on retrouve des noms, des traces et des dates. Mon arrière-grand-mère Santina, qui avait élevé mon père et ses frères restés orphelins, avait un peu perdu la boussole à quatre-vingt-dix ans et ne se souvenait plus du tout de son mari, l’herculéen Favetta, dit le Roux, à qui l’on faisait appel pour dompter les taureaux furieux, avec lequel elle avait vécu un demi-siècle et dont elle avait eu des enfants ; elle ne parlait à ses petits-enfants que de son premier amour. On peut avancer, pour expliquer la chose, bien des interprétations, des plus matérialistes aux psychanalytiques, peu flatteuses pour mon arrière-grand-père. Et pourtant cette arrière-grand-mère analphabète avait joui, dix-huit lustres durant, d’une excellente mémoire, et avait même transmis à ses petits-enfants le seul épisode historique qu’elle eût connu, celui de l’impératrice Marie-Thérèse se réfugiant auprès des nobles hongrois, ces derniers lui jurant fidélité et, dans sa version à elle, lui offrant un trône. « Non mi sento », aurait répondu Marie-Thérèse selon ma bisaïeule, qui ajoutait qu’on n’avait jamais su – étant donné qu’en dialecte cette forme verbale peut venir de sentirse, se sentir, mais aussi de sentarse, s’asseoir – si elle voulait dire qu’elle ne se sentait pas ou qu’elle ne s’asseyait pas.

Bagarres

Une très vieille femme me dit : « Quand je t’ai vu à la télévision, j’ai compris que tu étais le fils de Duilio. Quand on était petits, on allait ensemble lancer des cailloux sur ceux de Grizzo, moi je les portais et lui il les lançait. » Je peux me mesurer à mon père pour la culture, encore qu’il lût le latin et surtout le grec beaucoup mieux que moi, et j’ai hérité de lui, militant de Justice et Liberté puis républicain, la maladie de la chose publique ; mais il m’a manqué ces batailles à coups de cailloux, qui peut-être lui ont permis d’affronter la vie, et aussi les combats politiques aux moments les plus difficiles de l’après-guerre, avec plus de familiarité.

Grizzo est le village voisin, et déjà en 1784 le curé se plaignait de ce que les jeunes « faisaient les drôles » ; l’invisible frontière qui passe juste un peu après la petite église de la Salute, suffisait à déchaîner les rivalités et à transformer en variantes de Roméo et Juliette les amours qui la transgressaient. Toute identité comporte aussi quelque chose d’horrible, puisque pour exister elle doit tracer une frontière et repousser celui qui se trouve de l’autre côté. Seule une haine plus grande peut étouffer des haines plus petites, qui du reste se rallument dès qu’il n’y a plus d’ennemi commun. Un peu avant l’église de la Salute, il y a le cimetière de Malnisio. De Walter, mon petit-cousin, il n’y a que la photo, car, à la différence de notre commun trisaïeul, il n’est jamais revenu de Russie. Les dernières nouvelles le donnaient pour disparu en 1942 et Ruben, son père, ne se lassa jamais de le chercher, sans relâche ; pendant des années, dès qu’il entendait dire que quelqu’un était revenu de Russie, il allait le voir, espérant apprendre quelque chose.

Ruben m’emmenait à travers ces vallées dans sa carriole tirée par un âne sage et rapide, Morro ; j’ai passé bien des heures avec lui et je pense lui être redevable d’une petite part de ma vision du monde. Ruben était un homme tranquille et très robuste. Un jour, à l’auberge, dans le feu d’une discussion politique, quelqu’un lui dịt que ça ne lui allait pas mal d’avoir perdu un fils en Russie ; il le prit au collet et, comme la fenêtre n’était qu’à un mètre du sol, il le jeta dans la rue par-dessus l’appui ; et le lendemain il alla chez lui pour faire la paix.

Autour du télescope de Grizzo, Giulio Trasanna rassemblait des jeunes, fascinés par sa personnalité. Frioulan d’élection pour s’être reconnu dans la patrie sans patrie des émigrants, Trasanna est un écrivain remarquable ; sa prose osseuse et rapide fixe en traits fulgurants l’écoulement de la vie, la tragédie de la guerre, la mélancolie d’une génération ou d’un soir. Il est à l’image de son Frioul adoptif, dont le destin est de passer, inaperçu, en marge de l’Histoire. Sa légende est vivante dans la mémoire des écrivains et des artistes qui l’ont connu, mais ses fragments, ses fulgurances et ses épiphanies n’offrent pas ces prises faciles et bien visibles auxquelles le monde littéraire a besoin de s’accrocher pour sanctionner la gloire d’un nom ; il n’a écrit aucun livre qui se soit imposé, comme un slogan à succès, à la célébrité. Ce qui intéresse celle-ci dans une page, c’est moins sa valeur intrinsèque que son aptitude à devenir un objet de consommation intellectuelle, une formule facile à retenir.

Un murmure prénatal

Il existe une Italie de la province, étrangère aux querelles de clocher et beaucoup plus riche de vie et d’intelligence que ce qu’il est convenu d’appeler les grands centres, qui se prennent pour des salles d’exclusivité et ne sont plus désormais que de vieux studios de cinéma en voie de désaffection. Autour de la bibliothèque et du cercle « Menocchio » de Montereale Valcellina (un peu plus de deux mille habitants, six mille environ en comptant les frazioni[5]) fleurit, essentiellement à l’initiative d’Aldo Colonnello, une activité culturelle de tout premier ordre, attentive aux valeurs du lieu mais étrangère à cet attachement viscéral à son lopin qui aujourd’hui rend souvent si obtuse et si régressive la redécouverte des identités et des ethnies dans toute l’Italie, pour ne pas dire dans toute l’Europe, et par conséquent aussi dans le Frioul comme à Trieste, où l’on se sent souvent étouffé par la « frioulanité » et la « triestinité ».

Le Frioul, en particulier dans le second après-guerre, a d’éminentes traditions poétiques, de Pasolini à Turoldo, et Montereale surtout est une pépinière de poètes, des poètes vivant discrètement à l’écart, cachés dans leur petit monde, et pour lesquels le frioulan (ou plus exactement ses différents dialectes qui varient d’une vallée à l’autre) n’est pas un élément de couleur locale, mais une langue qui coule de source, à la fois archaïque et actuelle, collective et réinventée individuellement, qui descend jusqu’à un fond alluvial de l’être et de l’Histoire. Te vardi tài oe te bùsse i zinoe[6] écrit Beno Fignon, mêlant au chant de flûte de la vallée les parlers de Montereale et d’Andreis, et puisant dans une totalité épique immémoriale, A ploùf la vita ta l’erba dei ans[7], comme dit un vers de Rosanna Paroni Bertoja. Le frioulan, que je ne parle pas, est pour moi une sorte de pré-langue, un murmure prénatal qui s’enfonce dans le non-parlable comme le visage d’un petit enfant dans le sein qu’il tète. Ces montagnes sont des seins taris, elles ne donnent pas de lait comme les mamelles de la terre mère dans les mythes primitifs, une pauvreté séculaire les a endurcies mais aussi rendues fortes, et elles ont ce corps robuste que la vox populi célèbre dans les femmes du Frioul, et que Jacopo da Porcia célébrait en particulier dans celles de Montereale.

Menocchio aussi était, à sa manière, un poète. Peut-être que ses hypothèses cosmogoniques étaient « bagliate » – sbagliate, erronées –, comme quelques-uns lui disaient au pays, mais certainement pas plus que d’autres, qui portent un label de garantie métaphysique ou scientifique. À la différence de son persécuteur Odorico, curé gardien de l’orthodoxie et séducteur de sa fille, Menocchio connaissait l’amour, celui qu’il éprouvait pour ses enfants, pivot de son existence, et pour sa femme. « C’était mon gouvernement », dit-il désespéré quand elle mourut. Mot qui mériterait d’entrer dans une anthologie poétique de l’amour conjugal et de la vie partagée – anthologie bien pauvre et bien mince par rapport à l’importance du thème, ce qui prouve une fois de plus que la poésie est souvent insuffisante face à la vie.

La Valcellina

La Valcellina proprement dite, tendre et horrible, commence une fois franchi le tunnel Magredo, qui semble vous introduire, comme ces galeries creusées par les vers dont parle la science (fiction), dans un autre temps, lointain et immobile. Jusqu’à l’ouverture de la route du canal de Montereale, en 1903, son isolement était séculaire ; la légende veut qu’Attila et Napoléon, parvenus à l’entrée, aient fait marche arrière, peut-être parce qu’à leur soif de conquête rien ne s’offrait à conquérir dans cette vallée, où seuls avaient pu se résoudre à s’établir des gens fuyant devant les Hongrois et d’autres barbares. Jusqu’en 1805, même les représentations cartographiques de cette zone étaient incertaines et truffées d’erreurs.

La montagne, toute striée, est comme un visage creusé de rides, que les touffes de bruyère violette parsèment de taches lie de vin ; la terre et les pierres sont couleur de plomb et de pauvreté, et les gens de cette vallée, dont Sgorlon parle dans ses romans, ont vécu submergés sous les détritus du fleuve de l’Histoire, qui leur est passé par-dessus. Mais même sous un ciel mouillé de brouillard et de pluie, la Cellina, qui serpente au fond, a une inaltérable transparence lumineuse et son vert d’eau suffit à rendre claire la vallée.

Isolé à l’écart, Andreis montre une sereine et royale indifférence ; même le dialecte qu’on y parle a une individualité autonome. Il y a ceux qui gravent et tressent des paniers de bois, et ceux qui gravent et tressent des mots. Andreis a deux poètes, qui contrastent idéalement, en incarnant en quelque sorte l’opposition entre le traditionalisme de la Filologica Friulana et l’innovation archaïco-révolutionnaire de l’Academiuta de Pasolini. Federico Tavan est le type même du poète maudit, transgressif avec innocence, socialement irrégulier et mal toléré, marqué par des mises à l’écart et enclin, comme beaucoup d’auteurs de son genre, à en faire abusivement un style de vie affiché, mais il est capable de descendre au fond des mots et de plonger à pic dans le mal-être. Anc’jo ’e ven jù, moi aussi je descends. Ugo Piazza, qui a quatre-vingt-neuf ans, est le poète des bons sentiments et des jolis mots mis agréablement en rimes. Mais quand il lit, plein d’émotion, un poème que lui a inspiré un flocon de neige tombant sur un fanal, on s’aperçoit que dans la maison de la poésie, comme dans celle du Père, il y a plusieurs demeures, même si « tout le monde veut faire des vers, alors que l’Europe a besoin de choses plus solides et plus vraies que la poésie », comme l’écrivait en 1826 Leopardi, qui déplorait que tant de gens courent « après les vers et les frivolités ».

Une tristesse de purgatoire

En quittant Andreis, nous faisons un petit détour par Poffabro, dans le Val Colvera. Le village est presque désert, les fenêtres regardent de leurs yeux vides, çà et là une porte de bois achève de pourrir. Nous cherchons un graveur de fleurs et nous nous informons à son sujet auprès du seul passant que nous rencontrons dans ces ruelles, un vieil homme qui, sous l’effet du vin, montre une face rouge et inexpressive. Il nous répond avec dignité qu’il n’en sait rien et il ajoute qu’il a perdu la mémoire, dominant pour un instant avec calme le vide dans lequel il est tombé. L’un de nous, observant les balcons marquetés en bois sombre, les bûches soigneusement rangées sous les escaliers, les fenêtres gracieuses, dit que les maisons sont jolies. « Non, elles ne sont pas jolies, venez voir comme elles sont laides à l’intérieur » dit une femme penchée à la fenêtre au-dessus de nous, les cheveux dépeignés. « Elles sont laides, venez voir », répète-t-elle d’une voix perçante et trop haute, à plusieurs reprises, alors que nous avons déjà tourné au coin de la rue.

Ensuite apparaît la cuvette de Barcis avec son lac, Claut, Cimolais, Erto et Casso ; la route monte vers le Vaiont à travers un paysage ferreux et poussiéreux ; les flancs de la montagne écroulée en ces instants tragiques du 9 octobre 1963 montrent des coupures et des bleus, des fragments de rochers comme des dents cariées et déchaussées. « Nous, très pauvres sujets de Votre Sérénité », disent de vieilles suppliques de ces pays. Un livre retrace avec une grande puissance la misère et la douleur du Frioul des temps difficiles ; c’est cette désolation d’une vie perdue et étouffée par la brutalité de la survie, que raconte Paola Drigo dans Maria Zef, un grand livre à mille lieues de l’Arcadie italienne.

Les maisons d’Erto-le-Bas et de Casso sont vides et menacent ruine ; accrochées à des pentes raides, au bord de précipices, elles regardent vers le bas. Ces lieux ont une tristesse de purgatoire, beaucoup plus difficile à représenter que celle de l’enfer ; la littérature moderne sait montrer toutes sortes d’enfers, qui se prêtent à des évocations rhétoriques, mais peu de purgatoires. Pourtant ce pays a sa beauté, une beauté géométrique de tableau ancien, avec ces vieilles maisons faisant face aux nouvelles ; dans ces parages les difficultés, y compris les tremblements de terre, sont des secousses qui revigorent l’énergie vitale. Le long des vieilles ruelles, la boue et les eaux fangeuses se sont coagulées dans les cochonniers déserts ; l’argile dont nous sommes faits n’est guère différente, et pourtant à en croire certains elle a mérité que le Créateur la modèle de ses mains.

À Erto, les mains de Mauro Corona connaissent la magie de créer la vie avec les choses. Corona, que l’on prendrait volontiers à première vue pour un montagnard excentrique, est, sans peut-être en avoir encore pleinement conscience, un grand sculpteur avec lequel il faudra compter. Ses figures en bois ont la force incroyable et la douloureuse friabilité de la vie. Corps de femme, visages de la vieillesse universelle, animaux, crucifixions, tronc d’olivier transformé en un torse tragique, en une Nikè de ces vallées, antique et abruptement contemporaine. Quand il ne sculpte pas, Mauro Corona escalade des parois difficiles de toutes les montagnes du globe et cède ses photos, qui doivent faire de la publicité pour des équipements sportifs, à des sponsors avisés, qui ne lui donnent pas des millions pour le récompenser. Son corps est en fil de fer et son intelligence fulgurante a la simplicité de la colombe de l’Évangile. Je voudrais qu’il ait aussi la prudence du serpent, selon l’exhortation de l’Évangile, qu’il soit conscient de la malice du monde et de la dose de ruse qu’il faut posséder pour ne pas en être victime. Mais peut-être que la tête, le cœur et les mains qui créent ces figures peuvent se passer de la prudence du serpent.

Qui représentez-vous ?

Sur le chemin du retour, nous faisons halte à Barcis. Les eaux du lac artificiel luisent, vert émeraude, comme pour démontrer que l’artifice n’est pas moins enchanteur que la nature, à supposer que l’on admette cette distinction honnie de Goethe, qui était convaincu que tout fait partie de la nature, même ce qui semble la contredire. Je demande à une vieille, vêtue de noir, où est la Communauté Montagnarde[8]. « Où voulez-vous qu’elle soit ? dans l’école, bien sûr. Avant, les gens avaient des enfants, maintenant ils n’en ont plus, les écoles sont vides, alors on y met tous ces machins-là. » J’entre dans le bâtiment et je demande à un employé s’il y a des livres sur la région et son histoire, en particulier de Giuseppe Malattia della Vallata, versificateur du XIXe siècle, auteur des Canti della Valcellina et d’un hymne à la matière. « Excusez-moi, mais qui représentez-vous ? », me demande-t-il en guise de réponse, ne pouvant évidemment concevoir que quelqu’un puisse chercher un livre ou se promener pour son propre compte. Quoi qu’il en soit, la question qu’il me pose est difficile, et Paolo, Marisa et Margaretha, qui m’attendent sur le seuil, sont incapables eux aussi de me venir en aide et de me suggérer une réponse. Ainsi l’effet tangible de ce voyage au pays de mes ancêtres est la perte d’un petit morceau de l’autonomie individuelle, de Sa Majesté le Moi. Il faudra donc se résigner à ne plus dire « Vous ne savez pas qui je suis », mais « Vous ne savez pas qui je représente ».


[1] Ces deux derniers titres appartiennent à la littérature de colportage. Le premier est une adaptation de la Geste de Garin de Monglane (celui que les chansons appellent « le Fier »), le second une chronique des familles royales de France. (N.d.T.)

[2] Le clinton, le fragola et le baco sont des vins du Frioul. (N.d.T.)

[3] Protagoniste du roman de Claudio Magris, Un altro mare (Une autre mer). (N.d.T.)

[4] C’est-à-dire les daurades. Les deux vers centraux (Caleçons des moines/conduites forcées) font rimer la vie de la sœur et celle du frère. (N.d.T.)

[5] Villages et hameaux proches rattachés à une commune. (N.d.T.)

[6] « Je te regarde dans les yeux et je te baise les genoux. »

[7] « La vie plonge parmi l’herbe des ans. »

[8] Institution financée par l’État et bénéficiant aussi du soutien des communes et de la Région ; elle a pour mission d’encourager la vie culturelle locale, de promouvoir le tourisme, d’attirer l’attention sur les problèmes éventuels, etc… (N.d.T.)