Comme il y a des livres pour littérateurs de métier ou de passion, qui ne traitent que d’écriture, de théorie du roman, de style, de langage, et finissent par se prendre pour cible de leur propre étude, il y a des expositions en sciences humaines qui ont moins pour objet de montrer des contenus spécifiques que de soumettre à examen le principe même d’exposition dans telle discipline, qui se voit ainsi regardée, analysée, problématisée au miroir d’elle-même. Tel est le cas de l’exposition ethnographique au musée Jacques Chirac du quai Branly, intitulée Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : Contre-enquêtes, qui vient de clore ses portes.

Que recouvre cette contre-enquête qui s’en prend à cette Mission de célèbre mémoire et qu’adoube un grand musée parisien ?

Ce vocable justicier laisse entendre des aspects cachés, un envers des choses, qui auraient entaché cette expédition abusivement légendaire.

Les cartels des pièces de cette contre-enquête reprennent les mêmes mots à connotation policière qu’employa dans ses « prélèvements conservatoires » sur le terrain, la Mission Dakar-Djibouti. Ils décrivent le recours ici ou là à la contrainte, parfois même le vol, exercés sur les populations étudiées. En sorte que la contre-enquête d’aujourd’hui, menée par une dizaine d’ethnologues africains et français, présente l’aventure globale, par-delà ses dehors scientifiques et l’intérêt sincère porté aux cultures traditionnelles menacées par la colonisation, comme une entreprise prédatrice, dans son principe même, voire, en quelques cas, profanatrice.

Les tenants de cette contre-enquête, en vue de documenter les pratiques dont la Mission serait comptable, ont interrogé les descendants des anciens, dans les villages visités jadis par elle. Mais un siècle ou presque a passé, et nulle trace mémorielle ne subsiste. Ils n’en peignent pas moins en creux une expédition accumulant les artefacts usuels ou rituels, dont les participants, s’appuyant au besoin sur l’administration coloniale, auraient délesté sans toujours leur accord les populations locales, enrichissant à bon compte les collections ethnographiques françaises, privant l’Afrique de quelques fleurons de son patrimoine séculaire encore vivant. Détournement, appropriation matérielle, appropriation culturelle, muséification : voilà les reproches sous-jacents faits à demi-mot à la Mission Dakar-Djibouti. Mais comment rendre compte d’une culture non écrite, exposer une civilisation, sans le support d’artefacts matériels ? Et comment, en contrepartie de quoi, les acquérir ?

Un peu d’histoire. Au pic du colonialisme français que couronne au bois de Vincennes l’infame Exposition Coloniale de 1931 et ses huit millions de visiteurs, est lancée, en contre-point, financée sur fonds d’État après un vote du parlement et parrainée par le Ministère des colonies, une mission ethnographique « a-coloniale ». Abondamment dotée en matériels, tentes, voitures, moyens techniques de toutes sortes, elle sera commandée par l’ethnologue Marcel Griaule, élève de Mauss et de Lévy-Bruhl. Il recrute le jeune Michel Leiris, dissident du surréalisme, comme scribe-historiographe au jour le jour d’une traversée d’ouest en est de l’Afrique française et de l’Abyssinie, qui durera près de deux ans et deviendra fameuse.

La mission ramènera un bagage ethnographique considérable, qui sera exposé au futur Musée de l’Homme au Trocadéro. Milliers de fiches, milliers d’objets, qui tous prennent rang de témoins matériels d’une civilisation menacée mais toujours vivante. Au pic du colonialisme français en Afrique et ailleurs, réitérant la découverte de l’art nègre au tournant du vingtième siècle par les inventeurs du cubisme, ce fut une seconde reconnaissance de la civilisation et des cultures africaines, par des africanistes déclarés. Aimé Césaire, Senghor, Bataille, Malraux, bien d’autres, ne s’y sont pas trompés.

Ce fut aussi un livre-phare, L’Afrique fantôme, de Leiris, écrit dans la même veine dénonciatrice des méfaits du colonialisme que le Voyage au Congo de Gide et le Voyage au bout de la nuit de Céline. Un brûlot où rien n’était celé des « permis de capture » que s’était octroyé Griaule – il rompit avec Leiris à la publication de l’ouvrage – pour arracher sans autre forme de procès masques, fétiches et secrets aux Dogons de la falaise de Bandiagara, au Mali, inscrite aujourd’hui au patrimoine de l’humanité.

Cet épisode peu glorieux fut rapporté en long et en large par Leiris, qui participa lui-même au fameux rapt du Kono. Extrait de vive force de son sanctuaire secret, le Kono – sorte de cochon de lait recouvert d’une croute de sang coagulé et pesant quinze kilos, dont la vue était interdite aux femmes, aux enfants et aux étrangers, et auquel il convenait de sacrifier quelques poulets étiques – a trôné au cœur de l’exposition du quai Branly. Ce serait pure justice qu’il soit restitué à ses desservants de toujours. C’est la vertu de cette Contre-enquête que de s’en faire l’avocate.

Le même instigateur du vol du Kono, Marcel Griaule, écrira deux maîtres-livres Dieu d’eau et Masques dogons. Il déclarera, fasciné par la mystique dogon, qu’il existe « un univers mental chez les prétendus primitifs, une culture, une pensée savante, une philosophie et une cosmologie aussi complexe que celle d’Hésiode. » A sa mort en 1956, il aura droit à des funérailles symboliques à Bandiagara.

Cet aspect des choses ne convainc guère nos contre-enquêteurs. Ils érigent les péchés véniels de la mission Dakar-Djibouti en preuves ontologiques de l’ethnologie des dominants et de ses masques blancs.

Il est bien tard pour sauver ce qui survit des cultures africaines anciennes. Elles étaient menacées hier par le mépris au mieux condescendant du colonisateur et de ses administrateurs, tandis que les missionnaires blancs réduisaient en cendres les idoles dans des bûchers expiateurs et bannissaient les cultes animistes. Elles sont menacées aujourd’hui, au Sahel, par l’islam conquérant et violent, réducteur de « païens ». Elles sont menacées par le nationalisme unificateur, culturel et linguistique, des nouveaux États post-coloniaux. Et, par-dessus tout, elles sont menacées par le rouleau compresseur de la civilisation moderne, la bassine en plastique remplaçant la jarre du potier, le portable et TikTok le griot.

Plutôt qu’instruire des enquêtes qui se voudraient réparatrices, pourquoi ne pas rééditer l’exposition de la Mission Dakar-Djibouti qui fut faite après son retour à Paris.

Mais cette fois, la tenir, cette exposition, à Dakar, en 2031, pour le centenaire de la Mission Dakar-Djibouti.