Tout le monde, aujourd’hui, hier et toujours, veut connaître mes résultats aux échecs avec ce qu’ils appellent « les gens célèbres ». En réalité, la question à laquelle ils veulent que je réponde est : « Comment jouaient ces divas contre qui vous avez concouru ? » C’est un secret promis que je ne veux ni ne peux divulguer. Je crois que la personne avec qui j’ai le plus joué était mon meilleur ami du XXe siècle avec Topor : Marcel Duchamp (1887-1968), aussi dans la quête de l’amour, la liberté, la poésie et de la confusion « cervantine, philosophique et mathématique ». Nous partageons tous deux le titre honorifique de « Transcendant Satrape » décerné par le Collège de ‘Pataphysique… sans oublier l’accent.
Duchamp me disait : « Tout joueur d’échecs est un artiste ». Un jour, à la Promenade de Vénus à Paris, André Breton a dit : « Duchamp est l’homme le plus intelligent du siècle. » Duchamp a réalisé les « ready-made », des objets du quotidien transformés en œuvres d’art. Nous jouions aux échecs à New York et à Paris. Je pensais toujours beaucoup à lui lors de mes dizaines de parties simultanées. Parfois, je me demande si je jouais plus avec Beckett qu’avec Duchamp. Ou peut-être avec Topor ou Tristan Tzara, dans un café tout près de Saint-Germain, aujourd’hui une boutique de vêtements à la mode. Avec le fils de Tzara, mon ami Christophe, je jouais aussi aux échecs dans un superbe appartement face à Notre-Dame, qui appartenait à sa femme de l’époque, la fille de Nathalie Sarraute : Claude. Avec Christophe, j’ai planifié un attentat contre Franco grâce à son talent de docteur en chimie spécialisé en énergie atomique. J’ai voulu utiliser, avec son aide, un livre de sainte Thérèse d’Avila, en y ajoutant quelque chose d’atomique pour que le dictateur, en l’ouvrant… Jusqu’à ce que, heureusement pour moi – je déteste la violence malgré cela –, Christophe décide de consulter le Parti communiste à la dernière minute. Ils ont répondu : « Ce n’est pas le moment ».
Lorsque j’ai été arrêté en Espagne quelque temps plus tard j’ai cru que c’était à cause de cela, mais c’était à cause d’un blasphème. J’ai été sauvé par l’appel de cinq futurs prix Nobel.
Jean-François Revel, rédacteur en chef de L’Express, m’a demandé d’écrire une page sur les échecs toutes les semaines pendant trente ans. Lorsqu’il s’est « occulté », j’ai finalement arrêté ma collaboration avec le magazine. Les fans me reprochaient de parler de bataille navale au lieu des échecs, comme si j’avais été le patron !
J’ai joué des parties simultanées partout dans le monde. De Montréal à Porto Alegre, en passant par Buenos Aires. Avec des téléspectateurs comme Vargas Llosa, François Gourd et le pape François, qui m’a dit avoir apprécié mes terceras dans ABC. J’ai aussi beaucoup joué avec Cioran, Ionesco, Topor… Et très peu avec Dalí, qui jouait magnifiquement. Et beaucoup avec Gala. Des centaines de fois ? Duchamp m’a avoué, en 1958, qu’il allait créer « Étant donnés », le grand projet secret de sa vie. Une collection qu’il faut entrevoir à travers deux judas dans une porte en bois. À l’intérieur, entre autres, un tableau représentant une femme nue allongée, le visage caché, les jambes ouvertes. La première grande installation d’art contemporain. Il n’a été révélé au public qu’après avoir été « occulté »… c’est le mot que nous employons pour ne pas dire mourir. Mel Gussow reconnaissait dans le New York Times, que j’étais le seul survivant des quatre avatars de l’émerveillement : Dada, le Surréalisme, la ‘Pataphysique et Pan.
Cinq « pseudo-arrabalesques » pour Marcel Duchamp
« …Cioran : je ne sais pas jouer aux échecs, suis-je toujours plus contre que pour ? »
« …Ionesco : Échec et mat : rien ne coûte plus cher que le bonheur ? »
« …Tzara : j’ai joué contre Lénine à Londres, ce qui l’a empêché d’être dadaïste, et qui m’a empêché d’être léniniste ensuite ? »
« …Benjamin Péret : un traité d’échecs concret est-il valable si l’idée est abstraite ? »
« …pendant que nous jouions, Tzara me demanda : “Que pensent de moi tes amis du café surréaliste ?” Il ne pouvait pas savoir que la plupart d’entre eux, malheureusement, ne le connaissaient pas ? »
« …concentré avec Beckett sur la partie : il releva la tête un instant : “l’absurde, quelle absurdité !” »
« …Éluard : je progresse lentement, mais je me laisse acculer à pleine vitesse ? »
« …Octavio Paz : la partie s’est éteinte, comme un volcan ? »
« …Aragon : ces traités d’échecs parlent bien, mais comme ils s’expriment mal ! »
« …Man Ray : pendant la partie, je m’attendais au pire, mais quand le pire est arrivé, n’étais-je pas préparé ? »
Photos





Un vrai régal. C’est merveilleux d’avoir joué aux échecs avec la culture d’un siècle et au-delà et de nous en faire part.
Pourtant, il n’y a pas de sport plus violent que les échecs.
Transformer une faiblesse en force et un handicap en un atout, est un art intérieur accessible à tous, mais que bien peu pratiquent à part Magnus Carlsen.
Les échecs, c’est brutal. Il suffit de voir avec quelle rage le champion MC a tapé du poing le plateau du jeu après avoir perdu. Les joueurs ne devraient jamais porter des armes sur eux.
Évidemment, Gandhi ne savait pas jouer aux échecs.