C’est l’histoire d’un homme qui regrettait que son art très particulier ne fût plus apprécié du grand public. Cet art consistait à se laisser presque mourir de faim enfermé dans une petite cage installée sur une place centrale de la ville, sur le fond de laquelle était jetée de la paille. Des gardiens étaient postés devant la cage afin de garantir l’authenticité du spectacle, car comment sinon savoir si le jeûne était réel. Le rituel voulait qu’au terme de quarante jours on sorte le jeûneur de sa cage et le contraigne à prendre un repas avant de l’y remettre afin qu’il puisse continuer à s’affamer sans toutefois mourir. Des photos de son délabrement progressif étaient exposées ici et là dans la ville dans l’espoir d’attirer le chaland. Mais un jour vînt où ledit chaland cessa de s’intéresser à ce sinistre spectacle. L’artiste de la faim, car c’est ainsi que Kafka l’appelle dans la nouvelle éponyme qu’il publia en 1922, décida donc de se faire engager dans un cirque. Une place lui fut aménagée près de la ménagerie mais rien n’y fit, le public du cirque ne lui accorda pas non plus le moindre intérêt, de telle sorte que les gérants le laissèrent cette fois aller jusqu’au bout de son jeûne, c’est-à-dire jusqu’à la mort. L’artiste fut aussitôt jeté avec la paille de sa cage et remplacé par une jeune panthère.
Le psychanalyste britannique Adam Phillips établit dans son dernier livre, On Giving Up, un parallèle entre la relation de cet artiste de la faim avec ses gardiens et celle qui lie le masochiste à son sadique. En effet, de la même manière que le champion du jeûne doit manger juste assez pour ne pas mourir et pouvoir ainsi continuer de s’affamer, le masochiste doit limiter les souffrances que lui inflige son sadique afin de pouvoir continuer à souffrir. Car il ne faut pas perdre de vue que le maître dans ce couple, c’est le masochiste. Le jeûneur et ses gardiens comme le masochiste et son sadique doivent pouvoir garantir leur dépendance réciproque. Or, ces relations révèlent quelque chose qui nous concerne tous : tout à la fois notre besoin inné de dépendance, la terreur que nous inspire ce besoin, et la haine qui en résulte. Car il y a chez chacun de nous, à des degrés divers, quelque chose de l’artiste de la faim, du masochiste, et du sadique. C’est pourquoi la question se pose pour chacun de nous de savoir s’il est possible, et comment, de survivre à la dépendance. Car nous naissons absolument, radicalement dépendants, puis passons notre vie entière à tenter de nous affranchirde cette dépendance – mais seulement jusqu’à un certain point.
*
Jean-Paul Sartre, dans L’être et le néant, raconte l’histoire d’un couple qui a l’habitude de prendre ensemble, tous les matins, le petit-déjeuner avant le départ du mari pour le travail. L’épouse, quant à elle, passe sa journée assise à la fenêtre, en larmes, attendant le retour de son mari. Sartre nous explique qu’il ne faut surtout pas penser que cette femme souffrirait d’angoisse de séparation mais qu’au contraire ce qui la fait pleurer, c’est la terreur que lui inspire sa liberté : son mari parti, elle est libre de faire ce qu’elle veut. Morale de l’histoire : nous rêvons tous d’une vie dans laquelle nous n’aurions pas à composer avec l’extraordinaire luxuriance de notre imagination, c’est-à-dire avec la labilité du désir. D’où ce que Freud appelle pulsion de mort : il y a quelque chose en nous qui veut moins de vie et qui cherche à détruire nos relations, car nous ne tolérons pas qu’il nous faille plus ou moins dépendre de quelqu’un pour nous sentir vivant. C’est ainsi que nous faisons du mal de toute sorte de manières à ceux que nous aimons, car notre dépendance envers eux nous terrifie. Cette ambivalence fondamentale qui nous caractérise, Melanie Klein l’avait repérée déjà chez le nourrisson. Il nous faut donc abandonner l’espoir de ne jamais détester ceux que nous aimons, ainsi que de contrôler ceux dont nous dépendons. Et il y a également une limite à ce que nous sommes capables d’accepter, de tolérer – et donc d’exprimer, de montrer, de partager, d’offrir – de notre désir, des formes, des modalités, des versions qu’il peut prendre.
*
Il s’agit peut-être moins de savoir de quoi une analyse pourrait nous guérir que de savoir ce qu’elle pourrait rendre possible.
