Quelques cèdres royaux et d’autres arbres majestueux du domaine de Chaumont convergent vers le ciel sans se soucier des artistes qui cherchent à communier avec leur solennité et leur force apparemment infrangible. Le domaine date de Catherine de Médicis qui l’offrit à sa rivale Diane de Poitiers, laquelle n’y habita pas ; mais les arbres, eux, furent plantés par Marie Charlotte Constance Say, héritière des raffineries de sucre Say, dernière propriétaire privée du château et du domaine de Chaumont qu’elle acquit l’année de son mariage avec le prince Henri-Amédée de Broglie, en 1875.
Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine depuis 2007, après une carrière de diplomate dans la culture, notamment en Italie et en Allemagne, a organisé cette nouvelle saison comme un dialogue entre l’art et la nature. Fabienne Verdier occupe l’espace central du château, dévolu à la grande exposition de la saison, sous le titre Poétique du trait. Chantal Colleu-Dumond a convié autour de Fabienne Verdier quatorze artistes, dont deux couples impressionnants. Le premier est le duo G&K, c’est-à-dire Katarzyna Kot et Stéphane Guiran, tombés dans les bras l’un de l’autre dans ce même lieu en 2022. Leur œuvre en partie audiovisuelle est portée par la symbiose de la sculpture et de la nature, de la musique et de la danse, vécue dans la dernière forêt primaire d’Europe (ou l’une des dernières) : celle de Bialowieża, en Pologne. Glenn Albrecht a créé le mot de « Symbiocène » pour lancer un appel à l’humanité : l’Anthropocène doit céder la place au Symbiocène, nouvelle ère d’harmonie entre vivants – humains et bêtes – et nature. L’avenir de l’humanité en dépend. Si l’urgence est criante, la haine et la convoitise des peuples les uns contre les autres n’a hélas rien perdu en intensité à la surface de la Terre.
Anne et Patrick Poirier – invités en 2018 à exposer à la villa Médicis à Rome – sont le second couple présent à cette saison. Leur installation, dans la Tour de Diane, est constituée d’un lustre suspendu à l’envers, tel Le monde à l’envers, titre de l’œuvre, dont les bougies se tendent vers la terre autour d’un globe terrestre, un miroir posé au sol donnant toute sa puissance à l’œuvre.
Dix autres artistes ornent les pièces du château et quelques box des écuries. Nous voudrions encore citer deux d’entre eux avant de revenir à Fabienne Verdier. Sophie Zénon travaille sur les traces du passé dans nos existences. Elle cherche « à rendre visible notre rapport intime et collectif au passé », ici par une planche de crépides de Nîmes (Crepis Santa Subsp. Nemausensis) et une étrange bibliothèque dont les deux battants s’ouvrent sur un escalier avec un livre ouvert au sol et, sur la dernière marche, une pie au lieu du corbeau du fameux poème de Poe – traduit par Baudelaire – auquel le titre de cette œuvre de Sophie Zénon fait référence : This is the wind and nothing more (« C’est le vent et rien de plus »). Nicolas Alquin, sculpteur, revisite quant à lui la sculpture dogon ou celle de l’art vaudou des Fon avec ses Bois révélés.
Revenons à Fabienne Verdier. Il était une fois une étudiante de 20 ans aux Beaux-Arts de Toulouse qui reçut une bourse pour partir en Chine étudier la calligraphie à Chongqing qui venait d’être jumelée à la capitale de l’Occitanie. Elle y rencontre un vrai maître, Huang Yuan, et quelques autres maîtres. Passionnée pour le vol des oiseaux et la calligraphie, elle veut comprendre tant de choses, tant de réalités qui lui échappent et la fascinent. Partie en septembre 1983, elle reste onze ans en Chine, les premières années dans des conditions très difficiles qu’elle rapporte dans son récit exceptionnel : Passagère du silence (Albin Michel, 2003). Durant les dernières années, elle est attachée culturelle à l’ambassade de France. Elle connaît l’espoir puis le bain de sang de Tiananmen.
Guillaume Logé, commissaire de l’exposition, montre qu’il a compris beaucoup de Fabienne Verdier en plaçant en ouverture de son prologue Ornement I de Barnett Newman (1948), qui a pour elle une importance cardinale. Dans un de ses Carnets, elle a collé en 1998 une photo d’Ornement III avec ce commentaire : « Vibration de la petite ligne qui chante aux frontières de l’indicible ».
Tout l’art de Fabienne Verdier, depuis trente ans, est d’atteindre à ce chant aux frontières de l’indicible. L’œuvre monumentale de l’exposition est présentée dans le catalogue sous le titre « Peindre avec la gravité ». Il s’agit d’une œuvre de quinze mètres de long, Cabriolant dans l’herbe, créée pour la Saison d’art de Chaumont-sur-Loire 2025, à partir de la citation de Montaigne : « J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. » Tout, ici, nous oblige à réfléchir à la polysémie du terme « gravité ». On peut suivre sur la toile les pas de l’artiste, puisque pour peindre elle a dû s’acheminer sur sa toile en portant la lourde douille remplie de peinture noire. C’est son double mouvement de peindre et d’avancer qui l’a fait réfléchir à la question toute physique de l’attraction gravitationnelle. Mais à la gravité terrestre, il faut ajouter la gravité philosophique ou métaphysique de la peintre, et aussi du spectateur. Le plus grand hasard m’a fait découvrir quelques jours plus tard sur France Musique le Concerto pour violon n°2 en ré majeur de Franz Lamotte (1751-1780), qui est fait de sauts et de gambades, tels que les narre la puissante peinture de quinze mètres que nous suivons du regard comme s’il s’agissait d’une partition. Dans un livre paru il y a quarante ans, Mélancolie de l’art (1985), Sarah Kofman, à propos de deux œuvres de Greuze – en particulier Le miroir brisé (1763, collection Wallace, Londres) – et d’une réflexion de Diderot, parlait de la « brisure du sens », comme la Kabbale parle de la « brisure des vases » – « Chevirat haKélim » –, image qui a fasciné Anselm Kiefer. L’œuvre fulgurante de Fabienne Verdier donne beaucoup à réfléchir sur cette brisure du sens ou cette « brisure des vases ».
La fresque Cabriolant dans l’herbe nous parle du mouvement du temps et de l’encre qui s’écoule de la douille selon la gravité terrestre autant que selon toute la gravité qu’il y a à être artiste – et l’on sait combien Fabienne Verdier est « une conque où l’océan mugit », comme le poète Pierre Emmanuel (1916-1984) l’écrivait à propos d’Hölderlin dans son livre Le poète fou (Seuil, 1963).
En regardant avec beaucoup d’acuité les œuvres de Verdier ou encore la grotte d’Eva Jospin – au nombre des œuvres « à perpétuelle demeure » dans le Domaine –, se confirme ce que l’on sait depuis toujours : que chaque nouveau regard porté sur une œuvre d’art, comme chaque nouvelle écoute d’une œuvre musicale, est une « première fois », parfois une révélation artistique au sens premier.
La trace des pas de Fabienne Verdier sur cette fresque ajoute à la gravité ascensionnelle de la peinture qui a coulé de sa douille de façon aléatoire, malgré le bras et la main de l’artiste.
Rarement exposés, ses gouaches et pastels – Paysage de roches et de pins, Dessin de grand bourgeon n°5, En attendant le printemps, Le pistachier de Château Noir ou Arbre et rocher, sur les chemins de Bibémus… – créent une harmonie, voire même une communion, avec les arbres centenaires qui entourent le château. Nous retrouvons quelques vortex comme Vado, ma dove ? (« Je vais, mais où ? ») et c’est avec une vraie joie que j’ai découvert Hymne à la vie, triptyque à fond d’or au centre duquel une cascade rouge carmin se répand sur la toile comme des larmes – larmes de sang ? Larmes de joie ? Enfin, dans un couloir, Fabienne Verdier nous invite à entrer dans La grotte de l’ermite, tout immatérielle qu’elle soit, à travers une gouache sur papier marouflé d’après Le Triptyque Moreel de Hans Memling (1484).
Dans ses Carnets, présentés dans la dernière partie de l’exposition, nous partageons avec Guillaume Logé l’idée qu’« une impression de “musée imaginaire” se dégage » : « La focale se concentre sur tel ou tel détail, zoome sur tel autre, des rapprochements se suggèrent qui n’ont à répondre qu’à la seule intuition de l’artiste et au seul service de ses investigations[1]. »
Les recherches de Fabienne Verdier fascinent car elles touchent autant à des questionnements éthiques qu’à des réalités physiques, de l’ordre des neurosciences ou de l’astrophysique, que sans doute peu d’artistes embrassent dans un même mouvement. C’est peut-être la raison pour laquelle elle ne cesse d’évoluer dans son art, d’une façon spectaculaire.
L’artiste – et la femme qu’elle est – a compris dans son corps, son esprit, son âme, sa conscience, que « le commencement et l’achèvement ne résident finalement [que] dans cet unique trait de pinceau dont le contrôle n’appartient qu’à l’homme », comme l’a enseigné Shitao (1641-vers 1719-20), surnommé « moine Citrouille-Amère » dans le livre de ses écrits[2]. Toute la philosophie de Fabienne Verdier se tient debout, à l’écoute de cette voix qui ne fléchit pas.
Saison d’art 2025 jusqu’au 2 novembre 2025.
Exposition Poétique de la ligne de Fabienne Verdier, domaine de Chaumont-sur-Loire.
Catalogue Fabienne Verdier. Poétique de la ligne, Guillaume Logé, Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2025.
[1] Catalogue Fabienne Verdier. Poétique de la ligne, Guillaume Logé, Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2025, p. 66.
[2] Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, éd. et trad. du chinois par Pierre Ryckmans, Paris, Hermann, 1984.
