Dans la vie d’un médecin, l’urgence impose son rythme. Mais le soin ne peut se limiter à l’action immédiate, il appelle aussi des temps de réflexion, indispensables pour en saisir le sens. Les vacances, elles, offrent une respiration plus ample, une occasion de penser autrement son métier. C’est dans cette disposition d’esprit que j’ai ouvert le dernier livre du Professeur Gérard Reach : Pour une médecine humaine. Étude philosophique d’une rencontre. Sa lecture m’a procuré un enthousiasme que peu d’essais consacrés au soin m’avaient donné jusqu’ici. Je l’avais déjà croisé il y a plus de trente ans, dans le service de diabétologie de l’Hôpital Hôtel-Dieu de Paris, alors dirigé par le professeur Georges Tchobroutsky. Gérard Reach y était responsable de l’unité INSERM, et moi jeune externe. Le service avait cette atmosphère à la fois exigeante et stimulante, où la rigueur scientifique se mêlait à une curiosité intellectuelle rare. Tchobroutsky, grand clinicien, trouvait toujours le temps de nous encourager à élargir notre regard en lisant des textes philosophiques. Reach rappelle d’ailleurs, dans les remerciements de son livre, que c’est lui qui lui avait conseillé de lire Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt, le premier ouvrage de philosophie qu’il découvrit. Cette initiation à la pensée éclaire sans doute la profondeur de l’essai qu’il publie aujourd’hui et qui engage une réflexion qui touche au cœur même du métier de soignant. Il serait d’ailleurs salutaire de le recommander à tout praticien et à tout étudiant en médecine. Les questions qui traversent ce livre sont essentielles : Une médecine humaine est-elle possible ? Comment donner des soins de qualité ? Comment mieux pratiquer la médecine, sans dissocier la technicité de l’humanité ? Car c’est bien là que réside la tension fondamentale de la médecine contemporaine. Depuis plus d’un demi-siècle, on célèbre ses progrès fulgurants : thérapies géniques, transplantation d’organes, intelligence artificielle appliquée au diagnostic. Des avancées réelles, qui ont sauvé de nombreuses vies, mais elles nourrissent aussi l’illusion que la technique pourrait, à elle seule, définir l’acte médical. La pandémie de COVID-19 est venue fissurer en partie cette croyance. En effet, malgré la puissance des algorithmes, la médecine s’est trouvée démunie face à l’incertitude, contrainte de reconnaître ses limites. Elle a dû improviser en constatant que la technicité, si précieuse soit-elle, ne suffit pas à apaiser l’angoisse des patients isolés, privés de contact humain, ni à soutenir des soignants épuisés. Sans confiance, sans écoute, sans la reconnaissance de l’autre comme personne, la médecine demeure fragile, incomplète. L’intelligence artificielle, souvent présentée comme la nouvelle frontière, illustre bien cette tension. Faut-il redouter une compétition entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle ? Peut-on croire qu’un jour l’ordinateur prendra la place du médecin, posant des diagnostics plus justes et prenant de meilleures décisions que lui ? Ce serait là, une erreur de perspective, le numérique ne doit pas être pensé comme un rival, mais comme une aide précieuse qui restitue au médecin le temps de la réflexion. Il ne pourra jamais se substituer à la relation humaine qui fonde l’acte de soin. Le véritable défi n’est pas technologique, il est relationnel. Le malaise est là, diffus mais profond. Ce n’est pas la science qui manque, mais l’empathie d’une relation. Les patients l’expriment souvent ainsi : « Il est compétent, mais pressé, distant. » Les praticiens eux-mêmes se sentent réduits à des exécutants, contraints par des protocoles, des recommandations et des arbres décisionnels. Le politique, trop souvent, se trompe de finalité. Il promet aux médecins de voir plus de patients, ce qui n’a guère de sens car l’essentiel n’est pas le nombre mais la possibilité de mieux les prendre en charge. Sans un véritable sursaut, la médecine risque alors de glisser vers une efficacité froide, où la précision de la technique supplante la chaleur de la relation humaine. La crise que traverse aujourd’hui la médecine n’est pas un phénomène isolé. Elle révèle plus largement une fragilisation des liens sociaux. C’est ce constat que Gérard Reach met au jour avec lucidité. Son essai défend une conviction forte : soigner, c’est rencontrer. Comme l’a écrit le philosophe Martin Buber dans son ouvrage majeur Je et Tu (1923) : « Toute vie véritable est rencontre. » Cette phrase qui introduit et clôt son livre est une clé de lecture. Elle éclaire ce qui se joue dans le face-à-face entre médecin et patient. « Je m’accomplis au contact du Tu, je deviens Je en disant Tu », poursuit Buber. Cette éthique du Je-Tu fonde l’expérience du soin selon Reach qui place la découverte de l’altérité et la reconnaissance de la rencontre au centre même de la médecine. Il cite longuement Paul Ricoeur, Emmanuel Levinas ou encore le philosophe anglais, Derek Parfit, et développe qu’une médecine humaine n’est pas une nostalgie d’un passé révolu, mais une exigence actuelle qui consiste à maintenir vivante la dimension existentielle du soin, en dialogue constant avec les avancées techniques. La question de la personne devient alors centrale, et c’est la philosophie qui peut en donner l’épaisseur nécessaire. Son essai se déploie comme un itinéraire philosophique. Gérard Reach ne se contente pas de citer des penseurs, il chemine avec eux, et ses lectures deviennent autant de balises qui éclairent notre réflexion. Avec Hannah Arendt, il rappelle qu’aucune pratique humaine ne peut se dispenser de penser, et que soigner, avant d’être un geste technique, est toujours un acte de pensée. Puis il s’aventure sur le terrain plus vertigineux de la psychologie et de la phénoménologie : Donald Davidson, David Hume, Franz Brentano, Edmund Husserl… Autant de voix qui l’aident à interroger le mystère des comportements humains. Pourquoi certains patients n’observent-ils pas les prescriptions médicales ? Et si ce refus, plutôt que l’expression d’une simple négligence, traduisait une raison qui leur appartient et que le médecin ne perçoit pas toujours ? Qu’est-ce qui fonde une action ? Comment naît une décision ? Une incursion du côté des neurosciences élargit encore le regard, avant que ne surgissent les travaux d’Amos Tversky et de Daniel Kahneman. Leurs recherches sur les biais cognitifs révèlent combien nos choix, loin d’être rationnels, obéissent parfois à des mécanismes paradoxaux qui nous poussent à agir contre nous-mêmes. Si l’on ajoute la part de l’inconscient, on mesure à quel point la pensée humaine demeure une énigme, irréductible à la logique, indéchiffrable dans sa totalité. Comme si l’évocation de cet inconscient entrouvrait une porte secrète, l’auteur laisse affleurer au détour des pages quelques résonances intimes. Ainsi cette figure 26, émouvante, où apparaît son exemplaire d’Introduction à la psychanalyse, offert par son père le jour de ses vingt et un ans. De l’intime, Gérard Reach nous ramène ensuite vers l’universel. Il aborde la relation complexe entre corps et esprit, en s’arrêtant sur la question de l’âme et du libre arbitre. De Descartes à Spinoza, puis jusqu’aux réflexions plus récentes de Jaegwon Kim, Benjamin Libet ou Jerry Fodor, il met en perspective une interrogation qui traverse l’histoire de la pensée : l’homme est-il maître de ses actes ou guidé par des déterminismes qui lui échappent ? Ces questions, aussi théoriques qu’elles paraissent, ne sont pas sans conséquence pour la pratique médicale, car soigner c’est accueillir une personne dans toute son opacité, ses contradictions, sa liberté. C’est à l’issue de ce cheminement intellectuel que Gérard Reach conclut son livre sur une formule qui résume le sens profond du soin : « La santé est la vie en pleine lumière. Cette lumière, qu’il s’agit de rallumer chez la personne devenue malade, doit être accompagnée de chaleur et de gentillesse, de respect et de dignité ». La lumière n’est pas ici une simple image, elle dit ce qui rend la vie possible, ce qui éclaire l’existence et lui donne sa clarté. Elle traverse l’histoire de la pensée, de la philosophie antique aux méditations de la Kabbale, où chaque étincelle rallumée dans l’obscurité participe à la tâche infinie de réparer le monde. Son livre se lit à la fois comme une méditation et comme une anthologie vivante de textes philosophiques qui révèlent une profondeur insoupçonnée du métier de soignant.