« On pensait vraiment qu’il produirait de grandes choses ; mais comme il eut toujours plus l’esprit à se donner du bon temps, à plaisanter et à festoyer avec ses amis qu’à étudier, il se mit plutôt à désapprendre qu’à apprendre. Mais la chose qui méritait le plus de rire, ou de compassion, était qu’il faisait partie d’un groupe, ou plutôt d’une bande de personnes, qui sous prétexte de vivre “alla filosofica”, vivaient comme des porcs et des bêtes sauvages. Ils ne se lavaient jamais les mains, ni le visage, ni la tête, ni la barbe, ne balayaient jamais la maison et ne refaisaient pas le lit plus d’une fois tous les deux mois. Ils se servaient de leurs grands dessins comme de nappes et ils buvaient directement à la bouteille ou à la cruche. Ceci était leur manière de vivre et ils la tenaient pour la plus belle du monde. »

Ce paragraphe sarcastique au sujet du peintre Jacone est de la plume de Giorgio Vasari, dans ses fameuses Vies d’artistes publiées à Florence en 1568. Ce texte m’a toujours frappé, car la vision contemporaine de « l’artiste de la Renaissance » est celle du génie tourmenté version Michel-Ange, ou élégant à la manière d’un Raphaël. Mais entre ces deux artistes, il en existe une foule d’autres de moindre envergure aujourd’hui souvent oubliés, ni très bons ni très mauvais, travaillant à la journée ou exécutant des commandes, et qui se considéraient pour la plupart comme des artisans. Dans ses Vies d’artistes, Vasari en mentionne un certain nombre – peintres, sculpteurs, graveurs, architectes – passés à la postérité grâce aux chapitres, élogieux ou critiques, qu’il leur a consacrés. D’autres n’ont pas eu la chance d’être cités par le biographe et sont totalement tombés dans l’oubli.
Le portrait si précis et si réaliste que nous dresse Vasari de ce peintre bohème nous plonge avec réalisme dans cette brillante et dure période que fut la Renaissance : Jacone, le paresseux qui passait ses journées à boire, à plaisanter avec ses amis, à railler les autres, avait-il de temps en temps des traits de génie ? Ou n’était-il qu’un peintre besogneux dépourvu de commandes et noyant ses échecs dans l’alcool ? Ou encore un aliéné laissé en liberté et livré à lui-même ? Jacone, c’est probablement tout cela à la fois.

Jacopo di Giovanni di Francesco, dit Jacone, est né en 1495 à Florence, au début de la république de Savonarole. Il entra assez jeune dans l’atelier d’Andrea del Sarto, probablement vers 1505-1508, visita Rome à la fin des années 1510, et à la mort de son maître en 1530, sans emploi, il fut recueilli par le génie maniériste Jacopo Pontormo pour lui servir d’assistant : une carrière obscure, comme celles de tant d’artistes de l’époque qui n’avaient pas la renommée ou les capacités pour obtenir des commandes indépendantes et devaient servir d’exécutants pour d’autres peintres. Si Vasari n’avait pas laissé un texte si acerbe, si méchant envers l’artiste, s’il s’était contenté de décrire Jacone comme un bon et gentil peintre, serviable et pieux (une obsession de Vasari), qui se souviendrait de lui aujourd’hui ? Si ce biographe, qui le haïssait, ne l’avait pas fustigé, ses œuvres seraient probablement tombées dans l’anonymat.

Mais que pouvait donc reprocher le prude Vasari à Jacone ? D’être transgressif ? De ne pas faire les choses comme lui ? D’avoir raté sa vie, comme il le lui déclare quand il le harangue un jour du haut de son cheval à Monte Olivero, aux portes de Florence : « Autrefois j’étais pauvre comme vous, et maintenant je me trouve riche de trois mille écus ou plus. Vous me preniez pour un idiot […], autrefois j’étais à votre service et maintenant voici mon serviteur qui me sert et mène mon cheval. J’étais vêtu en pauvre peintre et maintenant je suis vêtu de velours. » Vasari était devenu riche et célèbre, alors que Jacone était vieux et usé, et n’avait jamais percé. Au moment où Jacone bénéficiait de la faveur de Pier Francesco Riccio, secrétaire et majordome du duc Cosimo I de’ Medici, Vasari avait dû s’exiler de Florence pour trouver du travail. Vingt ans plus tard, Vasari, devenu tout-puissant, peintre des Medici, grand ordonnateur des fêtes, architecte reconnu, se venge non sans mesquinerie, en accablant le vieux Jacone, devenu grabataire ; mais ainsi, il le laisse à la postérité. Le fair-play ne faisait pas partie de la panoplie du gentleman (gentiluomo) de la Renaissance. Vasari termine son histoire en écrivant que Jacone mourut « de privation dans un taudis qu’il avait dans une petite rue, ou à proprement parler une impasse, dite de Coda Rimessa, en 1553 » – alors la rue des maisons closes à Florence.

De Jacone, il reste aujourd’hui moins de vingt tableaux, vingt tableaux fastidieux qui montrent un peintre dépourvu d’imagination mais ajoutant souvent un petit quelque chose qui ne va pas : un regard vide, des têtes de travers, des corps un peu plus déformés que d’habitude… Le génie de Jacone n’était pas adapté à un travail suivi, lent et guindé, qui demandait d’être patient entre chaque couche de peinture. Son génie fou de la composition n’était pas non plus adapté aux commandes – il aurait certainement choqué le prude public florentin. Après tout, les cendres de Savonarole étaient à peine tièdes. Artiste de talent, il devait néanmoins savoir manier le pinceau ; et le peu de tableaux qu’il peignit le furent certainement sur la base de dessins de ses maîtres successifs, Sarto et Pontormo. Les œuvres les plus personnelles, les plus intimes, les plus hallucinées et donc les plus intéressantes de l’artiste, ce sont ses dessins. À peu près quarante sont aujourd’hui connus.
Au XVIe siècle, les dessins n’étaient pas collectionnés ni destinés à être montrés, encore moins vendus. Ce sont des études pour des tableaux, des exercices d’entraînement, souvent d’après nature, ou simplement un automatisme de l’artiste (fig. 1). Dans ces deux dernières catégories, nombre d’artistes ont produit d’étranges dessins, depuis les dessins érotiques de Parmigianino et de Salviati jusqu’aux dessins humoristiques d’Annibale Carracci. Aucun, cependant, ne ressemble à ceux de Jacone dans la bizarrerie de leur sujet mais aussi de leur traitement. Les peintres de la Renaissance conservent une certaine élégance dans leurs dessins, si ce n’est du sujet, au moins de la ligne, et je suis persuadé qu’elle n’est pas un effort pour eux, mais un automatisme. Jacone n’essaie pas. Comme le reconnaît Vasari : « Il dessinait très bien et avec une grande fermeté. Il donnait à ses figures des postures bizarres et fantastiques, s’attachant à les différencier les unes des autres et à leur donner des attitudes inhabituelles ; il ne manquait pas d’invention et de qualité quand il le voulait. » La ligne de Jacone est dure, hésitante, rude, presque agressive, les contours quasi inexistants (fig. 2 et 3) ; les mains ressemblent à des saucisses et il ne dessine même pas les pieds. Les visages ont un rictus à la place d’une expression. Les yeux sont vides, dessinés comme des petits cercles, donnant un air halluciné à ses figures. Les personnages sont penchés, contorsionnés, entremêlés. Ses dessins sont souvent laids et il s’en dégage une sensation diffuse d’aliénation, de délire.

Il y a aussi chez Jacone une angoisse du vide, l’idée qu’il faut couvrir entièrement la feuille de traits de plume, comme s’il avait peur de ne pas finir. Le dessin est un art de l’économie. Il ne faut pas trop en faire, une idée se suggère, elle ne se dessine pas entièrement. Un simple trait en dessous de l’œil peut inspirer une idée de tristesse ; un point au-dessus de la bouche, une idée de félicité. Un contour non fini peut montrer de la lumière, un contraste avec un espace plus foncé donne du relief. Le vide, dans un dessin, c’est la vie. Les dessins de Jacone sont noirs, sans expression, il brouillonne toute sa feuille de lignes, des hachures simples, des hachures croisées, des hachures courtes ou longues, sans aucune régularité qui pourrait apporter ne serait-ce qu’une touche de grâce, de charme. L’évolution stylistique de l’artiste montre aussi une dégénérescence de la main, un tremblement, peut-être dus aux excès d’alcools décrits par Vasari ou à la syphilis (même l’honorable Nicolas Poussin en souffrait). Il a même été suggéré que les taches mauves présentes sur la plupart de ses dessins étaient des taches de vin faites lors des beuveries de Jacone et de ses amis. Les dessins de jeunesse de l’artiste (fig. 4-5), d’une main plus ferme, ont en revanche des contours un peu plus suivis et des hachures plus régulières. Dans les dessins tardifs (fig. 6), l’artiste n’arrive pas à suivre une ligne, il soulève constamment sa plume, il double son trait, la composition ressemble de plus en plus à un fouillis. Un des dessins les plus tardifs de l’artiste (fig. 7) ne comporte même plus de contours ; entièrement dessiné en hachures plus ou moins serrées, il montre plus encore que les autres une horreur du vide. Le sujet est des plus étranges : trois hommes fabriquent des tonneaux avec, à droite, deux énormes visages grimaçants, probablement des têtes de satyres. Deux des hommes sont nus et toute la composition est de guingois. Le dessin a été réalisé deux ans avant la mort de l’artiste et comporte l’inscription autographe : « Ceci du premier octobre, il y avait un traître. » Et une seconde, qui date certainement d’après la mort de l’artiste : « Ceci du premier octobre 1550, fait deux ans avant la mort. » Qui est le traître ? Probablement un propos délirant de l’artiste.

Même lorsqu’il se consacre à des sujets classiques – Vierge à l’Enfant, Pietà, Sainte Famille… –, Jacone reste transgressif. Il n’arrive pas composer comme les artistes de son époque, de façon équilibrée et gracieuse. Dans une Sainte Famille, et plus encore dans une Vierge à l’Enfant, l’artiste se devait de transmettre un sentiment de plénitude et de douceur. Or les Vierges de Jacone (fig. 8) sont construites comme des boxeurs, leurs traits sont forts et souvent elles ne savent que faire de leurs bébés. À elles seules, elles remplissent presque la feuille, au détriment de saint Joseph ou de sainte Anne. Mais peut-être l’interprétation la plus surprenante, et en même temps la plus puissante, de Jacone est-elle celle de la Pietà, qui représente la Vierge éplorée portant le Christ juste descendu de la croix. Dans ce dessin (fig. 9), l’un des plus brillamment dessinés de l’artiste, la Vierge, au pied de la croix, est fortement penchée vers la droite. Elle porte sur ses genoux, tel un bébé, le Christ mort, énorme, complétement recroquevillé sur lui-même en forme de cercle, le bras ballant rejoignant presque le pied. Sur la gauche et la droite sont les habituels Marie Madeleine et saint Jean, et à droite un étonnant Joseph d’Arimathie qui semble, avec la Vierge, examiner les parties génitales du Christ. Sous les genoux de la Vierge, Jacone a rajouté une figure agenouillée, qui n’a pas d’utilité et regarde intensément le spectateur. Une telle interprétation d’un sujet aussi sacré n’aurait eu, au début du XVIe siècle, aucune chance d’être transformée en retable. Jacone ne pouvait travailler seul, il avait besoin de Sarto ou de Pontormo pour lui fournir des idées présentables au public.

Jacone n’est pas un peintre de la Renaissance, il en rejette même ses concepts. Il ne cherche ni la beauté, ni la grâce, ni l’élégance ; et même s’il dessine la figure humaine, il n’y applique aucun réalisme. La notion même de perspective est absente de ses œuvres. Tout au plus dissémine-t-il dans la plupart de ses dessins des débris antiques, étudiés lors de son voyage à Rome. Il se rapproche ainsi du mouvement Anti-Renaissance presque inventé par Pontormo et par Michel-Ange avec qui il a travaillé, ainsi que par Rosso Fiorentino, Bronzino et Baccio Bandinelli, mouvement qui s’appellera plus tard le maniérisme. Ce mouvement – qui finira par se mordre la queue à force d’irréalisme – s’attache à l’invenzione et au concept, au fait que l’artiste puise ses sources en lui-même autant que dans la nature ; il ne copie plus la nature mais trouve dans son intellect sa propre interprétation. La figure humaine s’allonge, se déforme, se tasse sur elle-même ; la notion de perspective se dénature.

Le maniérisme a curieusement connu son apogée à ses débuts ; elle a entraîné toute l’Italie et l’Europe, avant de disparaître avec la Contre-Réforme à la fin du siècle. À sa marge, Jacone en fut un des membres les plus étranges et les plus insaisissables.
(Un texte paru originellement dans Oror N°2.)
