Il y avait L’Etabli de Robert Linhart (1978), livre-emblème de l’engagement ouvriériste d’une poignée d’intellectuels maoïstes après « 68 ». Il y avait L’Organisation de Jean Rolin (1999), Tigre en papier (2002) d’Olivier Rolin, Les Années de poudre (2008) de Patrick Rotman. Il faudra désormais ajouter à ces témoignages de l’aventure révolutionnaire en France dans les années 1970 un roman vrai, Le livre de Kells, de Sorj Chalandon.
Héritier en pensée de Jules Vallès, le Communard légendaire, auteur à succès de L’Enragé,sur la révolte de la colonie pénitentiaire pour enfants de Belle-Île-en-mer en 1934 (Prévert leur consacrera un poème), Sorj Chalandon, suite à Salaud de père sur son enfance martyrisée par un géniteur mythomane et pronazi, récidive aujourd’hui avec Le livre de Kells, récit saisissant de sa plongée dans ces années de braise d’après 1968, où la révolution était à l’ordre du jour.
Un demi-siècle plus tard, le temps n’a rien fait à l’affaire, le même homme blessé à vif par son enfance saccagée nous conte comme si c’était hier son odyssée parisienne d’adolescent rimbaldien en rupture de ban qui, dans son errance miséreuse à la rue, va trouver son salut dans la fréquentation à haut risque des maoïstes français de la Gauche Prolétarienne, la fameuse GP, et leur fraternité à coups de marteau.
D’entrée de Je, Sorj Chalandon nous brosse à la première personne son chemin d’endurance entre le printemps 1970 et l’automne 1973. Des années charnières, où la jeunesse, en Occident, rêvait de changer la vie, et qui ont changé la sienne. Roman d’éducation, dont toute nostalgie – et pour cause – est absente, cette autobiographie existentielle à perdre haleine, entre Vallès donc, Kerouac pour son écriture jazzée, et A bout de souffle, est un hymne puissant à la liberté et à la solidarité humaine.
Kells, alias Chalandon, fugue, rallie Paris et rêve, avec des routards de rencontre, de Katmandou, de musique planante à Ibiza. Il se retrouve bientôt nomadisant de squats minables en porches d’immeubles, de caves en wagons abandonnés, avec pour compagnons d’infortune des crèves la-faim comme lui, tous en butte à la police, aux gardiens de square, aux « braves gens qui n’aiment pas que… ». On pue. Les bains-douches municipaux sont un luxe. La lutte pour la survie se joue à chaque instant, tant « la rue n’est pas une copine ». Vols à la sauvette, bagarres entre SDF se disputant des rebuts, boulots merdiques au profit d’exploiteurs véreux. Vient l’Hiver, « tueur de pauvres gens ». La ville, hostile, n’offre plus que ses bouches de métro. « Je marchais le jour la nuit, je vivais en rond pour ne pas que le froid m’endorme. Quartiers pauvres, quartiers riches, j’avais peur de ne pas me réveiller. Souvent je titubais. Des passants me croyaient ivre. »
Un jour de désespoir, Chalandon avale un buvard imbibé de LSD, voit en songe sa mère en compagnie d’Angela Davis, qu’il vénère. Il Iit La Nausée de Sartre, s’identifie à Roquentin. Le terreau était propice pour passer de la révolte à la révolution. Janvier 1971, la rencontre gare Saint-Lazare avec des militants de la Gauche Prolétarienne vendant La Cause du Peuple,sera l’étincelle.
Du chien des rues qu’il est, au bon petit soldat du peuple qu’il va devenir, son parcours personnel résume à grands traits le destin d’une génération – la mienne… – qui rêvait de changer l’homme en ce qu’il a de plus profond, mariant l’illusion lyrique au cocktail Molotov.
Tonne le canon Fraternité. Pris en charge par ses tuteurs maoïstes qui le sortent de la rue et lui ouvrent les portes du savoir, Kells fait ses universités politiques et culturelles sur le terrain. Tonne le cratère de la guerre du peuple contre ses exploiteurs : enrôlé dans la nouvelle armée des ombres dont la GP, jouant au Grand Soir, se réclame sur le modèle des francs-tireurs et partisans de la Résistance, Kells se bat, nunchaku et barre de fer en main, contre les fachos d’Occident dans des manifs d’anthologie, monte une expédition punitive chez un patron violeur.
Mais l’aventure du gauchisme révolutionnaire va tourner court.
C’est d’abord, fin février 1972 l’assassinat à la porte des usines Renault de Billancourt, de Pierre Overney, 24 ans, qui défiait un vigile. A son enterrement au Père-Lachaise, une partie de l’énorme foule qui s’est rassemblée bien au-delà de la mouvance gauchiste, crie vengeance. Quelques jours plus tard, la mystérieuse branche armée de la G.P. enlève un cadre de chez Renault…qu’elle libère sans aucune contrepartie quelques jours plus tard. On a craint le pire.
Puis en avril, ce sera le meurtre d’une jeune de quinze ans, fille d’un mineur de charbon, à proximité de la propriété de la maîtresse du notaire de Bruay en Artois. La vox populi se déchaîne. Justice populaire ! La Cause du Peuple crie au crime de classe, l’intelligentsia parisienne se divise. On découvrira plus tard le meurtrier, un adolescent, lui aussi fils de mineur.
Troisième épisode, qui va ébranler un peu plus la G.P. : l’attentat sanglant en septembre 1972 d’un commando palestinien contre des athlètes israéliens, aux Jeux olympiques de Munich. La G.P. est propalestinienne, antisioniste. Son chef, Benny Lévy, alias Pierre Victor, ainsi que les têtes d’affiche de l’extrême-gauche révolutionnaire, sont juifs.
Le clou sur le cercueil sera planté par l’affaire Lip, à Besançon. Spontanément, les ouvriers horlogers, menacés de fermeture, s’emparent du stock de montres, font fonctionner l’entreprise, sous la houlette d’un des leurs, Charles Piaget, un catholique de gauche. La révolution ? Quelle révolution ?
C’est l’adieu aux armes. Benny Lévy s’empare de Lip, dissout sans état d’âme la Gauche Prolétarienne, arguant que la greffe révolutionnaire des intellectuels allés au peuple n’a pas pris. Entre la révolution et la télévision en couleur, les prolétaires français ont choisi. Benny Lévy deviendra le secrétaire de Sartre, qu’il familiarisera avec la pensée juive.
1975 sonne la fin des Trente Glorieuses. Au Cambodge, le règne des Khmers rouges tourne au cauchemar. A Paris, avec La barbarie à visage humain, Bernard-Henri Lévy, disciple d’Althusser, lance la nouvelle philosophie, qui rompt avec le marxisme et le désir de révolution.
Sorj Chalandon entre au tout nouveau Libération. « On promettait des armes au peuple, on lui propose des mots. »
Le vent de l’Histoire a balayé le rêve.
Reste, chez ceux qui vécurent l’aventure sur le tas, le sentiment inextinguible de la fraternité humaine.
