Là-bas, la plus haute. Elle se dresse comme une lame contre l’horizon bleu de bleu. Le vent hérisse la neige de sa cime, la diffuse dans l’air en un nuage de gaz, blanc et blanc. Devant, des montagnes. Devant celles-ci, des montagnes encore. Et des montagnes.
J’avais choisi le sommet du monde pour ma dérobade, je voulais faire de ma chute une chute vers le haut, j’étais si bas qu’il ne me fallait pas seulement remonter du fond de mon trou, mais monter au seul endroit de la planète où l’on ne peut pas monter plus haut. À moi les crocs de pierre, les milliards et milliards de fleurs de givre amoncelées. Savez-vous que sous un microscope, des larmes, une fois séchées, présentent exactement le même dessin que des flocons et des cristaux de glace, des fleurs et des arbres de sel ?
À 8500 mètres d’altitude, il n’y a presque plus d’oxygène. Mais en bas, je ne respirais pas plus. Le gel de la grande pyramide blanche ne pouvait me glacer plus que les mots et l’attitude que l’idiot avait eus pour moi. Que pouvait contre moi une mortelle paroi, moi qui avais vécu avec un homme sans cœur ? Rien, car rien n’est plus polaire, rien n’est plus désespérant.
Le mont Everest est une poubelle et un cimetière. À chaque étape, les groupes d’alpinistes laissent derrière eux leurs déchets, pour se délester au fur et à mesure que la pente se raidit, que l’air se raréfie. Le camp VI, le dernier avant la cime, est parsemé de centaines de bouteilles d’oxygène vides – un champ de bataille criblé de munitions. La montagne est jonchée de plus de deux cents cadavres d’alpinistes morts de froid, d’épuisement, de chute, laissés sur place pour économiser à ceux qui les trouvent le souffle et l’énergie qu’il faut pour continuer à monter. À 8500 mètres d’altitude, on ne prend pas un corps sur son dos. Et surtout, on ne redescend pas. Les yeux rivés sur la crête et son gaz de neige, on monte, c’est tout. Quand vous êtes sur l’Ever Rest, ce ne sont pas les morts qui vous arrêtent.
Certains de ces corps, parfaitement conservés par le froid, sont devenus célèbres et des balises dans le parcours : ah, voilà combi rose, nous ne sommes pas loin du col Sud.
J’avais emprunté avec mon guide la voie d’accès nord-est, qui a la réputation d’être une des ascensions les plus difficiles. Mais que pouvait contre moi la douleur et la fatigue, moi qui avais vécu la lâcheté d’un homme qui prétendait m’aimer ?
Rien. Pas une roche géante frisée par les vents, pas des milliards de fleurs de givre compactées en avalanche – non. Le sentiment du bonheur, je ne me rappelais plus du tout ce que c’était. J’avais beau chercher : non, j’avais oublié.
Mon guide et moi sommes arrivés dans la « Death Zone » après une rude ascension de quatre jours depuis le camp de base. Cette zone se situe au-delà de 7900 mètres d’altitude. C’est là, avec seulement un tiers de la dose d’oxygène nécessaire à un humain, que certains grimpeurs deviennent fous, se mettent nus dans le vent glacé, hallucinent ou se jettent dans le vide sans qu’on puisse les arrêter. À cette altitude, les fonctions vitales commencent à s’éteindre les unes après les autres, stop/stop, les poumons et le cerveau d’abord. Le moindre geste vous tue un peu plus, votre temps de vie est minuté. C’est là, proche du faîte, que j’ai rencontré Green Boots.
Le temps était très dégagé et j’ai aperçu ses fameuses bottes vertes en levant la tête, geste qu’on ne fait pas à 8000 mètres. À cette hauteur, on avance yeux baissés en regardant ses pieds, un pas, puis un autre, et un autre. Chaque enjambée vous défonce comme un uppercut, un coup de rame dans le ventre. Lever la tête est comme lever une enclume. Mais nous étions proche du sommet, je voulais le voir se dresser au-dessus de moi, lui sourire avant de le dompter. Si l’Everest est un cimetière et une décharge, c’est aussi la plus belle chose, la plus puissante que vous ayez jamais vue. Si belle que des centaines de grimpeurs du monde entier y risquent leur vie tous les ans. Comprenez bien, on est au-dessus des nuages, à la hauteur où volent les avions de ligne.
J’ai levé la tête et vu les bottes vertes, le pantalon bleu, le blouson rouge de Green Boots. Il est allongé là, sur le flanc, un bras en avant, une jambe repliée, figé alors qu’il rampait vers une petite alcôve de pierre qu’il avait tenté de gagner pour se protéger du blizzard. À ses côtés, deux bouteilles d’oxygène orange ; au-dessus, quelques cordes tendues installées pour grimper. Son visage est enfoui dans la neige. Son nom tibétain est ཚེ་དབང་དཔལ་འ་ྱོར.. Il est mort à 28 ans, le jour où il devait atteindre la cime avec deux autres alpinistes, le 10 mai 1996. Ce jour-là, huit personnes sont mortes sur l’Everest dans une terrible tempête de neige, sur différents chemins d’accès. Une cordée d’alpinistes qui redescendaient dare-dare du pic quand la montagne est devenue noire sont passés devant lui et l’ont entendu gémir. Bien qu’il fût toujours vivant, personne ne s’est arrêté pour lui porter secours. « Il était trop tard », a dit ensuite l’un des rescapés, « on ne pouvait plus rien pour lui ; si l’on s’arrêtait, on mourait nous aussi. » On peut sauver un homme de n’importe quelle situation, sauf sur le mont Everest.
Mais peut-être qu’une bouffée d’oxygène ou simplement quelques paroles l’auraient aidé à trouver la force de se relever. Et moi, n’avais-je pas été abandonnée comme lui, à peine vivante ? Un survivant de la tempête, un Taïwanais qui fut laissé pour mort sur le col Sud par ses sherpas, dit que pour ne pas sombrer il fit des mouvements de jambes et de bras toute la nuit, au prix d’efforts incommensurables, des mouvements de danse, raconte-t-il. Il se criait à lui-même dans la nuit et le blizzard : « Danse le disco, Makalu, danse ! » Un autre, un Australien, enterré sous la neige, arriva par miracle à s’en extirper et, ne tenant plus qu’à un fil, retrouva le campement au lever du jour. Le monde lui était devenu inintelligible. Il s’avança en titubant vers les tentes, croyant que c’étaient des rochers bleus. Même les sherpas les plus endurcis fuirent devant sa mine épouvantable quand il leur demanda du thé et que seuls des grognements sortirent de sa gorge.
L’idiot aussi avait fui devant le fantôme qu’il m’avait laissée devenir, embarrassé du monstre qu’il lui-même avait engendré. Je me sentais comme ces grimpeurs pris au piège de la nuit, d’un vent bolide à plus de 90 kilomètres/heure et moins 60 °C qui, de points de givre, coud vos paupières ensemble, vous rendant aveugles, sourds, perdus entre les mâchoires de la montagne. Tous les survivants de cette tempête, éclose en typhon dans le golfe du Bengale et montée en puissance sur les hauteurs de l’Himalaya, racontent que ce fut le moment le plus terrifiant de leur existence. La plupart y laissèrent leurs pieds et leurs mains.
Pour nous, pas un nuage, hormis les beaux cumulus étirés en mer sous nos pieds, bien plus bas que nous. Un temps vraiment magnifique, un bleu diamant, outre-bleu, plus-qu’azur. Et la cime qui fume des jets de neige en volutes. J’ai demandé à mon guide si nous pouvions camper là, plutôt que de continuer à monter vers le camp VI. J’étais fatiguée, je respirais mal. Je commençais à la trouver sale, cette montagne jonchée de détritus et de corps. Nous nous sommes installés pour la nuit à côté de Green Boots. Une crevasse le sépare de la voie d’ascension, mais ses vêtements de couleur le rendent très présent. Il n’a pas maigri, le froid l’a conservé tel quel, en bonne santé ; la neige le caresse. La nuit tombée, dans ma tente, engoncée dans mon sac de couchage empli de pochettes autochauffantes, mon masque à oxygène sur le nez, j’ai réalisé : c’est demain. Demain, le sommet. Les statistiques sont claires : sur six grimpeurs qui parviennent à l’atteindre, un y laisse sa peau. Mais la félicité que l’on ressent là-haut ne ressemble à aucune autre, dit-on. On the top of the world. L’horizon est si grand qu’après cela ils n’en ont plus rien à faire. Les sherpas le savent : c’est la descente qui est la plus dangereuse, le chemin du retour. Avais-je vraiment envie de voir quelque chose de si beau que cela me rendrait tout le reste indifférent ?
Je ne trouvais pas le sommeil. J’ai entendu des pas dans la neige. Green Boots est venu me voir. Il est entré dans la tente et s’est assis sur mes pieds. Je voyais enfin son visage. Un beau visage cuivré aux pommettes hautes et aux yeux étirés, et portant une petite moustache. « Alors c’est demain », a-t-il dit. « Tu es impatiente j’imagine… Avoir fait tout ce chemin… » J’étais trop étonnée pour répondre. Il a poursuivi : « Tu fais partie de ceux qui ne viennent pas ici chercher quelque chose mais fuir quelque chose. J’espère que lorsque tu y seras, tu pourras jeter ton fardeau du haut de la montagne. Mais nous sommes déjà suffisamment haut pour jeter quelque chose très loin. » La parole m’est revenue pour la seule question que je voulais lui poser : « Et toi, tu ne regrettes pas d’être mort juste avant d’atteindre le haut ? » Green Boots a haussé les épaules. « Le sommet n’est pas important ; vivant, je le savais déjà. Quand la neige a commencé à rentrer dans ma bouche, je m’en fichais. » Puis il a souri et dit : « Tu veux que je te prête mes bottes ? » J’ai tendu la main vers ses chaussures à crampons et il a ri, un son pas humain, comme un hibou qui aboie, une pierre qui crie. J’ai fermé les yeux et collé mes moufles contre mes oreilles.
Mon guide népalais a ouvert ma tente ; il faisait encore nuit. C’était maintenant, il fallait se préparer, on serait au sommet dans quatre heures. Je suis sortie et j’ai regardé Green Boots allongé dans la neige. J’ai dit au sherpa : « On redescend. » Il m’a regardé comme si j’étais folle, mais il ne faut pas contrarier les alpinistes qui ont la cervelle dérangée par l’altitude. On a plié bagage et commencé la descente.
J’étais légère. Plus je descendais, plus le poids me quittait – non, le froid, c’est le froid qui me quittait, et toutes les paroles, les gestes cruels sortis de la bouche de l’homme sans cœur, qui m’avaient si longtemps glacée. Je n’avais pas atteint le sommet et je m’en fichais. Je m’en fichais autant que Green Boots. Le sommet n’est pas important. De ma tête s’envolaient des enclumes, des clous, des mouches. J’ai crié une fois ou deux, pour entendre ma voix résonner entre les monts : « Himalaya, Hima-yallah ! » et « Ninja spirit ! ». Le guide a mis un doigt sur sa bouche : le son peut déclencher des avalanches, surtout les cris de joie. Nous sommes passés à côté d’un autre corps, « celui qui flotte », allongé à l’horizontal sous sa corde, suspendu au-dessus du vide, comme dans un hamac. Le vent le berçait. Je lui ai envoyé un baiser du bout des doigts, le guide n’a rien dit. En contrebas, sous nos pieds, des petits drapeaux tibétains de prière colorés, tendus autour de rochers jaunes, verts, bleus, roses.
Je regardais en bas : des montagnes, et des montagnes encore. Puis d’autres montagnes. J’avais hâte de regagner le sol.
Ce texte a été publié originellement dans Oror N°1.
