Quelqu’un qui a des dents bizarres peut me parler de n’importe quoi pendant très longtemps, je ne l’interromprai pas. Car une dentition monstrueuse, même d’artifice, me fait un effet sans concurrence. Je me suis fait faire une prothèse en résine qui me serre bien les dents et me scie un peu les gencives. Elle est dans une boîte orange. Quand j’ai ma prothèse, j’ai dans la bouche un château. Toutes les paroles y dorment. De toute façon, si je les prononce c’est incompréhensible. Personne n’est sourd à ce que je dis, seulement qui peut me suivre ? Surtout l’excitation que me procure ma prothèse me pousse à parler très vite en butant sur les mots et avec des soupirs de joie. Il n’y a rien à expliquer. Je suis née avec un trou dans le cœur, une fente qu’il aurait fallu boucher avec un petit bout de plastique à un certain âge. Mais l’opération n’a pas eu lieu. Je suis avec mon défaut. Peut-être que la prothèse dentaire me rend meilleure.

Viable, tout du moins. Ce ne sont pas de fausses dents. Ce sont des dents supplémentaires. Des dents translucides qui épousent mes propres dents. Quand j’ai ma prothèse, sûrement que je comble le vide et que je crois que je vais survivre, que le cœur est fort. Elle écarte Dieu. En pleine nuit, le frein aux dents, je me suis tapé deux cuillères à soupe de confiture de cassis. Ma prothèse a pris une couleur charnelle. Qui m’a dégoutée jusqu’à l’extase. Maudite extase. Lèvres retroussées, au-dessus d’un linge blanc, la bouche sans besogner a goutté des larmes pourpres. Et ma prothèse a fini par retrouver à l’aube sa translucidité. Je vais lui donner un nom un jour, par amour. Je ne l’aime pas dans sa boîte, je l’aime en moi seulement. Elle me défigure, j’ai avec elle une gueule de chaton. La bouche pénétrée par ma prothèse ne manœuvre pas bien. Mes paroles deviennent inaccessibles, alors elles sont miennes.

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