« M’enticher de ce niño, qui ne me comprend pas, n’est pas à l’aise avec moi, et ne pourra jamais l’être est fou et irréaliste. Il n’est qu’une image qui s’est fourrée dans ma tête. »
Walt Curtis, Mala noche

Dans Queer de Luca Guadagnino, William Lee – alter ego de William Burroughs, auteur du roman autobiographique éponyme interprété ici par Daniel Craig – contemple les images d’un torero à travers les lunettes d’un stéréoscope. On pense à Leiris, bien sûr, « introduire ne serait-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire », mais aussi au sous-titre d’un autre chef-d’œuvre : « Qui déconne avec le taureau se prend la corne ». Ce livre, c’est un roman-journal, lui aussi autobiographique, publié en 1977 par Walt Curtis. Mala Noche. La nuit des amours déçus, de l’homosexualité douloureuse et des obsessions solitaires. À Portland, un jeune pédé tombe amoureux de Johnny, immigré clandestin d’à peine vingt ans. S’en suit un sérieux coup de corne : tyrannie du désir et dolorisme amoureux. Laissant Walt, le narrateur, définitivement endeuillé : « Quand je tombe amoureux, c’est toujours à côté. » Curtis était un poète et peintre qui gravitait autour de la Beat Generation ; on attend toujours la traduction de la plupart de ses textes. A-t-il lu Burroughs ? À n’en pas douter. Mala Noche a été adapté au cinéma par Gus Van Sant en 1985, et c’est une merveille.

Tim Streeter et Doug Cooeyate dans le film de Gus Van Sant «Mala Noche». Dans cette photo en noir et blanc on voit les deux hommes l'un contre l'autre, l'un est assis et l'autre semble écroulé sur les genoux du premier, il a les yeux fermés.
Tim Streeter (dans le role de Walt Curtis) et Doug Cooeyate (dans le rôle de Johnny) dans le film de Gus Van Sant «Mala Noche» (1985).

Ici, c’est la même chose sauf qu’Eugene, sur qui Lee jette son dévolu, interprété par le fascinant Drew Starkey – beauté flottante et sourires brumeux –, est américain et que l’amoureux n’en est pas à sa première amertume. « The saddest man in the world » d’après l’un des morceaux du film. Les deux hommes se cherchent dans un Mexique particulièrement poisseux ; Eugene se refuse avant d’abdiquer, fier d’être l’élu. Les amants se lancent alors dans la quête d’une drogue télépathique. Fantasme de la fusion… Détresse du manque… Y a-t-il plus belle métaphore de l’amour ? Génie de Burroughs et de ses images. Queer a paru en 1953 et les deux livres, à vingt ans d’intervalle, entretiennent un dialogue. Guadagnino poursuit ainsi ce fil, tel un palimpseste, de Burroughs à Mala Noche en passant peut-être par Happy Together de Wong Kar-wai. Il fait sienne cette image ; la recherche, toujours, des garçons compliqués. Si culture queer il y a, elle pourrait ainsi se trouver dans cette trilogie des amoureux abîmés.

Photo en couleurs de Leslie Cheung et Tony Leung Chiu-wai dans le film de Wong Kar-wai «Happy together». On voit deux hommes se prendre dans les bras dans une cuisine sans meubles, aux murs couverts de carrelage blanc. Ils s'enlacent dans une atmosphère bleutée.
Leslie Cheung et Tony Leung Chiu-wai dans le film de Wong Kar-wai «Happy together» (1997).

Parfois, Queer est une réussite comme cette première scène de sexe bouleversante : tout est là, de l’attente des amants gênés assis sur le lit, déjà terrassés par la puissance du désir, jusqu’à cette ceinture compliquée, une scène de trip éculée, ensuite, mais qui réussit tout de même à nous émouvoir grâce à l’étonnante simplicité de son dispositif : le mélange, donc la multiplication des peaux qui dit la névrose et le fantasme d’amour – « n’y aurait-il jamais de rapport sexuel ? » –, et puis ce dernier plan, regrets éternels et nostalgie d’un amour perdu. Parfois, ça tombe à côté, comme la référence à la mort accentuelle, terrible faute de goût, de Joan Vollmer[1].

Draw Starkey (dans le rôle d’Eugene Allerton) et Daniel Craig (dans le rôle de William Lee, alter ego de William S. Burroughs), dans le film «Queer» réalisé par Luca Guadagnino. On voit deux hommes dans un pièce, collés l'un à lautre. Draw Starkey est debout et pose sa main sur le cou de Daniel Craig qui semble pleurer contre le torse de Draw Starkey tandis qu'il a attrapé sa veste. Derrière eux on voit une étagère avec des flacons.
Draw Starkey (dans le rôle d’Eugene Allerton) et Daniel Craig (dans le rôle de William Lee, alter ego de William S. Burroughs), dans le film «Queer» réalisé par Luca Guadagnino, sorti en en salles en février 2025.

En exposant le torero dans l’arène, Guadagnino prouve surtout que son film, c’est-à-dire l’adaptation de Burroughs, existe déjà. Personne n’a mieux filmé que Gus Van Sant – en un premier film et avec un budget dérisoire de 22 000 $, tourné en noir et blanc et en 16mm – les marginaux amoureux. Les hommes blessés, ces grands désincarnés du désir. À Lee : « Es-tu queer ? » – « Non, je suis désincarné. » On reste bouleversé, malgré tout, par les jambes de l’amant qui se lient à celles du vieillard mourant. Ainsi, Queer est aussi raté qu’il est beau ; par images, par rares fulgurances. Le film invite surtout à relire les deux textes et à découvrir le film de Van Sant. Car c’est à ça que servent les œuvres moyennes : à mettre en évidence la beauté des chefs-d’œuvre.


[1] William S. Burroughs, auteur de Queer, tua accidentellement sa femme en 1951, Joan Vollmer, d’une balle dans la tête.

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