Jadis nous l’appelions « Grozda ». Renouons ici, pour peu qu’il y consente, avec cette amicale familiarité.

Grozda, alias Denis Grozdanovitch, aura été mon plus vieil ami d’adolescence, de la terminale à l’université. Né dans une famille communiste orthodoxe, en rupture idéologique avec elle, je fréquentais assidûment « Grozda », as du tennis sur terre battue autant que féru de Montaigne.

Je rencontrerai Bernard-Henri Lévy quelques années plus tard. Deux personnage singuliers, aux antipodes l’un de l’autre. L’un littéraire, autodidacte, solitaire, affichant un scepticisme apolitique en plein 68 ; l’autre normalien, philosophe, clanique et, pour l’heure, proche de l’extrême-gauche althussérienne. Tous deux se succéderont dans mes années d’apprentissage. Je rallierai BHL, chef de file des nouveaux philosophes, partagerai ses combats contre le totalitarisme, épouserai ses flamboyances de style et de pensée. Cinquante ans de compagnonnage s’ensuivront, dont je ne suis pas las.

Au tournant du millénaire, Grozda réapparut, inaugurant une série de traités de désinvolture, petits bijoux littéraires paradoxaux pour happy few, bibliolâtres et sectateurs de génies méconnus tenus secrets par leurs admirateurs. Depuis, notre amphitryon régale de ses aphorismes « à sauts et à gambades » toute une chapelle d’esprits désabusés, d’exilés de l’intérieur, d’aventuriers en chambre, de petits maîtres en désespoir, orphelins de Chamfort, Chesterton, de Maistre, Barbey d’Aurevilly, Léautaud, Cioran, Vialatte et quelques autres.

Toute une fratrie d’antimodernes lui fait écho, tandis qu’il ferraille contre les vents et les marées du nihilisme contemporain, fort du magister que la littérature confère aux siens pour décrypter nos vies, humaniser l’espèce humaine. Devrons-nous demain, comme il le redoute, évincés par les humanoïdes de l’IA, nous refugier dans de nouvelles catacombes ?

Grozda nous sert aujourd’hui, dans cette même veine atemporelle et résistantielle, qu’une vie bien réglée est une affaire de style et que la littérature est là pour lui donner ses lettres de noblesse.

Il est peu de dire que l’époque en prend pour son grade. C’est, l’écriture et la culture aux avant-postes, un duel à fleurets mouchetés avec La République des Lettres.

C’est, plus encore, une philippique contre nos sociétés du Spectacle et de la Communication et leur vide abyssal, que Grozda vomit en bloc. La charge est conséquente, même si tout n’est pas nouveau et si la critique, ici ou là, fleure le passéisme.

Grozda, juge de Denis, est un adepte pleinement revendiqué de la physiogonomie. Son livre – un brûlot sans concession sous ses dehors avenants – vante tout de go ce que Grozda appelle son bon sens morphologique, et qu’il pratique au grand jour dans son commerce avec ses semblables.

Loin de se fonder sur leurs dires, leurs idées, leurs convictions, ce sont pour lui autant de masques, de leurres, de signes de méconnaissance de soi. Il faut, dit-il, se fier aux apparences, au style des individus, « plus révélateur de l’âme des êtres que leurs chères idées ». Même dédain pour nos vues, nos opinions, nos croyances : leur origine qui, remontant à l’enfance, nous est cachée. En bref, nous ne sommes guère nos maîtres. De même, les vérités sont-elles des illusions.

On lui objecterait l’épistémologie, on invoquerait Bachelard, Canguilhem, François Jacob et la logique du vivant, les sciences dures, leurs protocoles et leurs lois, que Grozda nous répondrait avoir d’autres chats à fouetter, comme écrivain, que de s’empoigner avec des hommes de science sur les fondements du vrai chez Proust et Claude Bernard.

Enfonçant le clou, aggravant son cas à plaisir, notre artificier en guerre contre les doxas les mieux établies au sein des milieux littéraires, se veut du parti de Sainte-Beuve, qui tenait que l’œuvre, arts ou littérature, est le reflet de la vie de son auteur(e), le produit de son milieu, de ses appartenances. Thèse dont Proust fit justice et dit, sans appel, tout le mal qu’il en pensait.

Criant haro sur les théoriciens, les doctrinaires, accablant l’intellectualité en littérature, parlant du désavantage de la supériorité intellectuelle mais épargnant tactiquement ces « préposés aux choses vagues » comme Valéry appelait les intellectuels, Grozda excommunie Descartes pour ses froides rationalités, encense à l’inverse Husserl, l’inventeur de la phénoménologie, qui la définit lui-même comme « un effort pour appréhender, à travers des événements et des faits empiriques, des “essences”, c’est-à-dire des significations idéales, saisies directement par intuition. »

Tout est dit. L’intuition l’emporte sur la pensée scientifique, essentiellement déductive.

Dans un autre volet de la même veine spiritualiste, Grozda loue le Bergson pré-proustien de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, pour avoir inventé les deux Mois, le moi superficiel tourné vers la société, aliéné au monde, et le moi profond, ce paradis perdu, le seul qui existe et qu’il importe de retrouver en soi.

Non moins que Proust, son dieu sans rival qui fit de la remémoration d’une petite madeleine un symbole d’immortalité, Grozda loue Henry James, malgré sa préciosité alambiquée, salue « son style allusif d’affable être lunaire, dont la bonté de cœur rachète l’innocence d’esprit. »

Faisant, à l’opposé des grands orgues du romantisme, l’éloge du presque rien, du sens commun, de l’utilité de l’inutile, arguant de « la roborative réalité des choses tangibles », vantant l’humilité hautaine et les épiphanies profanes des écrivains chers à son cœur, Grozda va pousser très loin le dépouillement intime propice à l’évocation sensible du cœur humain, dans son éloge d’un écrivain allemand du XIXème siècle, dont j’ignorais jusqu’au nom, Adalbert Stifter.

« Ses personnages sont presque constamment occupés à remettre de l’ordre dans leurs affaires, réorganiser leurs tiroirs, empiler leur linge, faire la cuisine, nettoyer leurs ustensiles, jardiner, tailler leurs crayons ou s’offrir des promenades extatiques en pleine nature. Leur but existentiel n’excède pas leur microcosme personnel dans le cercle restreint de la vie de famille des conversations entre amis, des fêtes villageoises (…) Stifter oppose le caractère discrètement épique de la vie paisible du sourd contentement lié aux petits bonheurs du quotidien. (…) Ses personnages évoluent au sein de petites bulles de bonheur inespérément préservées des turbulences et des éventuelles atrocités du reste du monde. »

Stifter est l’idéologue en chef de la culture Biedermeier, cette fuite nostalgique et petite-bourgeoise dans l’idylle de la vie sans complications, propre à l’Allemagne d’avant la révolution industrielle, l’urbanisation et l’ère des masses. Voici, fidèlement rapportée par Grozda, sa philosophie : « Telle est la nature au-dehors, telle est-elle aussi à l’intérieur, celle du genre humain. Une vie entière pleine de probité, de simplicité, de soumission du moi, de jugement modéré, d’activité limitée à son milieu, d’admiration de la beauté, puis une mort calme et sereine, je tiens cela pour grand ; les forts mouvements de l’âme, les effroyables emportements qui en naissent, le désir de vengeance, l’esprit enflammé qui aspire à l’action et renverse, change, détruit, et dans l’agitation jette aussi souvent sa propre vie, je ne tiens pas cela pour plus grand, mais au contraire pour moindre, car aussi bien ce ne sont que les produits de forces isolées et unilatérales, comme les tempêtes, les montagnes crachant le feu, les tremblements de terre.. »

Tout cela est bien beau. Voltaire, un siècle plus tôt, avait recommandé à Candide de cultiver son jardin plutôt que de courir le monde. Mais le bienheureux Stifter fut le premier à démentir le mythe d’une vie irénique – une vie intra-utérine, dirait un freudien mal intentionné – protégée du dehors : il se donna lui-même la mort.

En confidence, je serais plutôt du côté de l’agitation du monde et de ses agitateurs lyriques, que le malheureux Stifter craignait tant.

Grozda se fait courageusement l’avocat d’une autre cause perdue, Montherlant. Mais je m’arrête là pour repenser au passé.

Tout ce qui précède était-il déjà inscrit, déjà joué, tandis que, jeunes, ardents, cheminant de conserve sur les routes de France en stop entre deux tournois de tennis l’été, nous cherchions chacun notre voie dans ce monde débordé ?

Je crois que oui.

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