Les échecs sont à la mode, paraît-il. Les ventes d’échiquiers, pour Noël, et les téléchargements d’applications pour tablettes et téléphones mobiles ont bondi. Tout cela par la magie d’une série, par ailleurs excellente, diffusée sur la plateforme Netflix, Le Jeu de la dame (The Queen’s Gambit), adaptée d’un roman non moins excellent de l’écrivain américain Walter Tevis. Denis Grozdanovitch ne surfe par sur la vague du Jeu de la dame. Le jeu d’échecs, il connaît. Il s’y est englouti, s’en est éloigné, puis y est revenu de façon plus raisonnée. Dans La Vie rêvée du joueur d’échecs, il nous parle, bien entendu, des échecs, mais ce jeu sert de base à une observation plus ample, attentive, de nos comportements et de notre façon d’être au monde.

L’ouvrage est tout à la fois une réflexion sur la place du jeu dans nos sociétés, un parcours philosophique rehaussé de citations, et une balade aux bifurcations merveilleuses qui entraînent le lecteur sur les soixante-quatre cases de l’échiquier. A se demander si Grozdanovitch n’a pas tenté de résoudre le problème du cavalier passant par toutes les cases sans jamais passer deux fois par la même, en empruntant des chemins d’érudition, de confession, et d’observation. Cette balade échiquéenne est formidable d’intelligence, de surprise, et d’humour. Par exemple, dans les premières pages du livre, nous faisons connaissance avec les « yougos », des Serbes redoutables pousseurs de bois qui, dans un cercle de bonne tenue, venaient là pour plumer le pigeon comme dans Fric-Frac Michel Simon allait tondre des caves au bonneteau avec un baron. Et nous rencontrons aussi les « kibitzers », ces commentateurs de partie qui ne s’engagent jamais dans le jeu et se contentent de remarques désobligeantes. Ce mot-là, kibitzer, est un mot yiddish, et les échecs ont beaucoup à voir avec la culture juive. Dès le début du XIXème siècle, les grands maîtres étaient russes et juifs. A tel point qu’en URSS on appelait les échecs « la boxe juive ». Dans le chapitre intitulé « Intelligence artificielle ? », avant d’aborder le combat de l’homme contre la machine, Grozdanovitch nous offre un intermède savoureux : il revient sur la fable des petits poissons dans laquelle Pierre Ryckmans – Simon Leys – met aux prises deux Chinois, Zhuang Zi et le logicien Hui Zi. Tiré de la correspondance qu’ont entretenue Grozdanovitch et Ryckmans, un long passage nous est donné, qui écarte l’idée de conte chinois et resserre la réflexion sur l’antagonisme entre le logicien et l’honnête homme. Nous laissons le lecteur découvrir ce chapitre, passionnant. Grozdanovitch développe, autour de l’apologue du logicien et de l’honnête homme, comme en cercles concentriques, toute une réflexion sur « l’intellect acrobatique et la perspicacité », la stratégie et la tactique – qu’il ne faut pas confondre –, l’intelligence et l’entendement – qu’il ne faut pas plus confondre – et la prééminence contemporaine de l’algorithme. Voilà qui nous renvoie à nous-mêmes, et qui renvoie aussi à la notion de gouvernance : les politiques qui nous gouvernent, et les experts reconnus ou auto-proclamés, sont-ils stratèges ou tacticiens ? Les courbes dont on nous abreuve de jour en jour disent-elles vraiment ce qu’il va advenir ? C’est compter sans nos humaines possibilités d’intuition et de sursaut. L’ordinateur, selon Grozdanovitch, ne peut battre qu’une certaine catégorie de Grands Maîtres… 

Les échecs sont une façon d’être au monde, et une façon de fuir le monde. Mais, où fuir ? « Les lieux géographiques où fuir ont presque disparu. Il nous reste encore, bien qu’elle s’amenuise également, la fuite mentale et à cet égard le jeu d’échecs constitue sans doute un excellent exutoire. » Le livre se conclut sur l’évocation des romans de Zweig et de Nabokov – Le Joueur d’échecs et La Défense Loujine. Enfermement, paranoïa… voilà les dangers, pour qui confond le jeu et le divertissement. L’expression « échec et mat », on le sait, signifie « le roi est mort ». Mais en français, cette notion d’« échec » résonne autrement. Les joueurs d’échecs, les vrais, les durs, les purs, ne supportent pas l’échec, et vont jusqu’au bout. Qu’on se souvienne du film La Diagonale du fou, avec Michel Piccoli : les échecs, c’est la guerre, froide mais ouverte. 

Denis Grozdanovitch nous offre un essai au ton très personnel, qui traite de questions générales, éternelles et essentielles, mais également très contemporaines. L’auteur, à bas bruit, nous parle aussi de politique et d’attitude à tenir, de décisions à prendre ou à différer. Un ouvrage qui, en ces temps étranges, se lit sur plusieurs niveaux, avec délectation. 


Denis Grozdanovitch, La Vie rêvée du joueur d’échecs, éd. Grasset, janvier 2021, 208 p.