Que nous a enseigné le procès d’Avignon qui vient de se tenir cet automne 2024, mettant en lumière les actes abjects d’un homme et de cinquante coaccusés, à l’endroit d’une femme ? Avons-nous appris comment on devient pervers sexuel ? Avons-nous appris de quelle mécanique – sociale, psychiatrique, anthropologique, systémique – relève le viol d’une femme inconsciente dont le corps inerte pourrait être celui d’une morte ? Avons-nous appris en quel sens la sexualité masculine était toxique par nature ? Non. Nous avons appris, si nous en doutions, qu’il est des manœuvres d’abolition du consentement – soumission chimique, manipulation et perversion – qui transgressent toute éthique du désir. Nous avons appris que la perversion est une modalité de jouissance qui s’institue comme un programme dont le sujet est maître. Nous avons appris enfin qu’entrer dans ce programme, ce n’est ni déraper, ni saisir une opportunité, ni se laisser manipuler, c’est bien choisir ça, choisir l’obéissance à la pulsion sans aucune considération du désir de l’autre. Et ce choix-là est un choix d’anéantissement de la rencontre.
Choix d’obéir à la pulsion
Commençons par ce choix, celui qui rend chacun responsable de la façon dont il répond à la pulsion. La question posée par Maître Camus, un des deux avocats de Gisèle Pelicot, dans sa plaidoirie, est bien celle du dénominateur commun entre ces hommes, dénominateur qui permettrait de dire pourquoi et comment. « “Tous n’ont pas subi des violences sexuelles enfant ou adolescent. Tous ne sont pas des pervers dont les psychiatres auraient diagnostiqué des paraphilies. Tous ne sont pas des surconsommateurs de pornographie. Tous n’ont pas de casier judiciaire. Tous ne se trouvaient pas dans une forme de précarité affective et sexuelle.” Un seul dénominateur commun, finalement : “Le libre arbitre. Tous ont, d’une certaine manière, choisi[1].” »
Voilà l’enseignement éthique de ce procès. Quels que soient le régime d’existence, le style de vie, le niveau d’éducation, les goûts sexuels, le genre d’hommes – à un moment, le sujet choisit. Il choisit d’obéir ou de désobéir, il choisit de continuer ou de ne pas le faire, il choisit de se rendre complice de la pulsion, celle de l’autre et la sienne, ou de dire non à l’impératif pulsionnel. Il choisit de s’inquiéter de cette relation sexuelle avec une femme muette et presque inerte, ou de ne rien vouloir savoir de l’ordre d’abjection dans lequel il va inscrire son acte. Certains ont eu peur de D. Pelicot. Certains ont même eu le sentiment d’être eux-mêmes sous son emprise. Néanmoins, comme l’a énoncé Maître Camus, « la “manipulation” s’arrête aux portes de la chambre à coucher. Ceux-là ont fait le choix de démissionner de la pensée, qui est précisément ce qui nous distingue de l’animal, pour faire prévaloir leurs pulsions[2] ». Oui, ces hommes ont choisi la dérive de l’expérience toxique. Ils en ont joui, et s’ils ont obéi, c’est d’abord à leur pulsion. J’ajouterai que les animaux ne font pas cela. Les animaux n’endorment pas leur femelle pour qu’elle soit l’objet sexuel d’un de leurs congénères. Non, comme le dit Lacan en 1971, « au lieu d’avoir l’extrême courtoisie animale, il arrive aux hommes de violer une femme[3] ». Et lorsque cela arrive, on peut y voir un renoncement à toute limite pulsionnelle et un goût sordide de jouir en passant à l’acte, c’est-à-dire en quittant le champ du discours, en y allant sans se soucier de la dimension de la parole. On peut donc y voir un choix qui relève du libre arbitre. Obéir à la pulsion, c’est rayer l’autre de la carte.
Absence d’angoisse du pervers
Ensuite, il y a l’organisateur de la jouissance perverse, Dominique Pelicot, un homme qui choisit le corps de sa femme, qui est aussi la mère de ses enfants, lui imposant une soumission chimique afin de la faire violer par d’autres. Pourquoi et comment est-ce possible ? Le pervers, qui met en acte les conditions à même de lui procurer une jouissance, n’en passe pas par le pacte de parole. Il ne se demande pas ce que l’autre voudrait. Il n’est pas angoissé de faire ce qu’il programme de faire. Il jouit de son acte pervers comme d’un devoir envers sa propre jouissance. C’est aussi le propre du sadique. C’est pourquoi le sujet de structure perverse ne commet pas un acte pervers une fois, comme s’il s’agissait d’un dérapage. Il s’organise, il répète le dispositif, il fait de sa jouissance un programme sans angoisse. Sa jouissance, il sait où la trouver et comment. Voilà ce qui fait aussi sa monstruosité. Le pervers ne disparaît pas dans l’épreuve de la jouissance, mais y est en plein, en tant que sujet. Sa jouissance pourrie, il la veut et elle le définit lui en tant que sujet. Il est ça, il le sait, il n’en a pas honte et n’en est pas angoissé. « Le pervers reste sujet tout le temps de l’exercice de ce qu’il pose comme question à la jouissance[4] », dit Lacan en 1967. Le pervers ne pose aucune question à l’autre, il fait obéir et il pose ainsi une question à la jouissance devenue son dieu obscur.
L’abus commis par D. Pelicot est au-delà même du forçage car il suppose aussi que sa femme ne puisse pas même savoir ce qui est fait de son corps, qu’elle en éprouve une angoisse après coup, via les séquelles laissées par ces actes de violation, sans plus pouvoir même relier ces séquelles à un événement traumatique. La perversion est comme démultipliée par ce « sans qu’elle le sache ». Si la perversion en tant que mode de jouissance consiste à séparer l’autre de son propre corps, ici cette séparation est réalisée à la lettre. Le corps de sa femme est devenu l’objet de jouissance d’inconnus sans qu’elle le sache. Elle a été séparée de son corps par la jouissance de l’Autre.
La perversion, Lacan l’a montré, a une dimension démonstrative. Le dispositif, mis en œuvre par ce criminel, est de l’ordre d’une démonstration. Il lui faut ces hommes inconnus qui violent sa femme sans qu’elle le sache, pour se démontrer à lui-même qu’il est le maître. Il lui faut jouer avec ces autres hommes, c’est-à-dire aussi avec leur jouissance, eux qui sont ici sujets, non pas de la parole, mais « sujets à la jouissance[5] ». Il lui faut la caméra pour garder le témoignage du crime, le revoir et en jouir encore.
Consentement aboli
Les cinquante coaccusés ont suivi cette logique de la perversion qui commande la jouissance sans consentement de l’autre. Cette mainmise sur le corps est aussi jouissance de court-circuiter la parole, et donc le consentement. La logique perverse qui a conduit D. Pelicot à ce scénario abject suscite l’effroi et le dégoût. C’est pourtant un scénario qu’il a pu partager, dans lequel il a pu faire entrer d’autres hommes, qui sont à la fois ses proies mais aussi ses complices. Ils ont en effet à un moment renoncé à savoir ce qu’il en était de ce corps qui était mis à leur disposition. Ils ont bien voulu jouir de la situation. C’est en ce point qu’ils ont choisi. Ils ont bien voulu ça, comme ça. Ils ont bien voulu être eux-mêmes réduits à l’état de sujets à la jouissance, laissant disparaître en eux-mêmes les sujets de la parole.
Voici à mon sens quelques conclusions cliniques et éthiques que l’on peut tirer de ce procès. L’éthique repose sur le rapport de chacun au désir. Le choix d’obéir à la pulsion sans se soucier du consentement de l’autre, et donc de son désir, est bien un choix de jouir du mal, un choix de commettre le mal, en ne voulant rien savoir du pacte de parole, qui seul rend possible une rencontre. C’est alors sur notre civilisation lorsqu’elle rend possible ces dispositifs pervers que nous devons nous interroger. C’est sur notre éthique, qui doit rester une éthique de la responsabilité de chaque sujet relativement à ses actes, qu’il faut continuer de ne pas céder.
[1] « Mazan : plaidoiries contre “la culture du viol” », Henri Seckel, Le Monde du 22 novembre 2024.
[2] « Mazan : plaidoiries contre “la culture du viol” », article cité.
[3] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, p. 33.
[4] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 2023, p. 364.
[5] Ibid., p. 397.