Une salle banale dans une rue tranquille d’un arrondissement parisien abrite ce matin, 2 septembre, le stage de deux jours pour la récupération de quatre points sur le permis de conduire.
Le mien n’en comptant plus que deux (sur douze), au risque de les perdre pour une peccadille et de ne plus pouvoir conduire, cette obligation de stage va se muer en la découverte in vivo de l’ampleur de l’intrusion d’un État dans nos vies quotidiennes, ici en matière routière, mais agissant partout avec une égale obsession : imposer une rationalité maximale dans tous les compartiments de la vie sociale, sans égard pour les facteurs humains, en finir avec le non-normé, le brut, la part libre des individus en société, ces grands enfants brouillons (ici considérés sur route) qu’il convient de protéger d’eux-mêmes par un arsenal de prescriptions et de sanctions sans fin.
Nous sommes une vingtaine d’usagers de la route en quête de points, de tous âges et origines, dont quatre femmes, sous la houlette bienveillante de deux formateurs, Noémi et Pascal.
Nous avons tous commis des infractions caractérisées, mais loin de les passer en revue une par une et de s’en acquitter en bons élèves repentants par une révision ad hoc du code de la route et les exercices classiques d’auto-école sur écran, nous avons droit de la part de nos deux formateurs à une série de considérations sur les dangers de la conduite, l’accidentologie, les problèmes d’angle optique au volant, les latences du psychisme automobile, le tout dans un esprit de mise en garde généralisé contre la part humaine dans les causes d’accident (conducteur au téléphone, excès de vitesse, conduite sous « substances », etc.)
La salle, sollicitée de réagir et se prêter aux expériences, souscrit de bonne grâce aux préréquisits implicites qui sous-tendent cette idéologie routière basée sur la répression de plus en plus fine de tout comportement déviant au volant, le plus minime soit-il, de toute distraction d’attention : fumer une cigarette, manger une barre chocolatée, poser sa main sur celle de sa voisine, regarder le paysage, écouter une chanson entraînante, la reprendre à tue-tête, que sais-je encore, réfléchir à quelque chose d’important. On peut imaginer pour demain des capteurs d’inattention, de limitation, embarqués à bord de chaque véhicule, à l’image du fameux « mouchard » depuis longtemps sur tous les camions, qui avertiraient, bloqueraient, inhiberaient, de tels comportements inappropriés, et même les sanctionneraient informatiquement sur un méga-ordinateur. Big Brother is watching you ! Telle est la logique jusqu’auboutiste du système en place : toujours plus d’intrusion, toujours plus d’interdictions, et, ce qui va avec, toujours plus, bien entendu, de sanctions.
Le but ultime des pouvoirs publics – et ce stage y participe à sa façon – est le fameux « Zéro mort » sur nos routes. Qui serait contre ? Personne, évidemment.
Sauf que le système se mord la queue : les interdictions, les limitations, les réglementations, les sanctions ont tellement envahi le monde de la route que plus de 400.000 conducteurs, littéralement jetés dans l’illégalité pour une poignée d’infractions toutes plus inévitables les unes que les autres, alors que le plus souvent bénignes, roulent sans permis et donc sans assurance. Ce n’est pas un hasard si la révolte des Gilets jaunes, ces gueux de la route, s’est générée sur cette persécution automobile généralisée. Mais peu importe, elle continue de plus belle.
On sait de longue date que trop d’impôt tue l’impôt, trop de règles, trop de lois, tuent la loi. La courbe en cloche du rapport règles-efficacité dans le temps est implacable. Mais rien n’y fait, chaque jour nouveau apporte son lot supplémentaire de servitude obligée à l’encontre du peuple automobile.
Que faire, pour contrarier cette marche à l’abîme routier ?
D’abord réhabiliter l’idée de danger. La vie est, par nature, dangereuse, aléatoire, et c’est ainsi. Même faire l’amour comporte sa part maudite, sa part de danger. Vouloir à tout prix éradiquer tout danger, expurger tout danger de la sphère humaine est mortifère.
Le danger est inhérent à tout, il est un avertisseur, il alerte, il réveille, il est, à l’occasion, un moteur de vigilance si on sait l’apprivoiser. Allez demander aux adeptes de la varape en montagne pourquoi ils s’y adonnent au péril de leur vie : l’attrait du danger et sa maîtrise. Bref, admettre une part minime de risque sur la route, ne pas réprimer sans appel cette part avertisseuse, cette adrénaline ponctuelle, cette échappatoire à minima d’un monde policé à outrance, qui multiplie les déviances du fait même de son intransigeance, de son volontarisme hors sol.
Alors quoi ? Demain les fous du volant nouveaux rois du bitume ? Demain, le permis de tuer sur route ? Allons donc ! Non, des citoyens automobiles adultes, redevenus responsables d’eux-mêmes et, par là-même, d’autrui.
Et puis, oui, relire Montesquieu, L’esprit des lois. On ne peut tout imposer par la loi, il y faut le renfort et le consentement des mœurs. Le législateur, le producteur de règlements ne doivent pas statuer sur « les choses indifférentes », celles qui ne relèvent pas du Droit. Solon disait des lois aux Athéniens : « Je leur ai donné les meilleures de celles qu’ils pouvaient souffrir. » « Arrêtez d’emmerder les Français » renchérissait Pompidou, qui, bien sûr, n’en fit rien…
Il faut, en matière automobile comme dans le reste des affaires humaines, parier d’abord sur les mœurs, qui suffisent tant bien que mal dans les sociétés démocratiques à maintenir vertueux les hommes entre eux. Angélisme ? Peut-être. Mais le même Orwell qui inventa Big Brother créditait les gens ordinaires, les gens du peuple d’une décence commune, d’un sens moral inné. Si, en dépit des leçons de l’Histoire, l’on ne fait pas ce pari de l’auto-conduite fraternelle des hommes quelconques et de la bonté des mœurs en démocratie, alors bonsoir nos libertés. Le meilleur des mondes serait pour demain. Un monde lisse, sans failles ni accidents, un monde parfait. Sauf que ce ne serait plus un monde, mais un cimetière de vivants.
Les États despotiques, dont le principe est la crainte, se conservent par la peur, requièrent des mœurs serviles, une obéissance aveugle.
En République, les lois ne servent qu’à obliger les citoyens à convertir en vertus publiques leurs vices privés. Ainsi faire, pour ce qui nous occupe ici, d’une conduite individuelle, supposée par nos édiles forcément barbare et pulsionnelle, une conduite douce, civilisée et libre. Mais rien de plus.
« Rien de trop » est-il inscrit au fronton du temple de Delphes.
Le meilleur était pour la fin.
En conclusion du stage, il nous fut annoncé que les participants à venir se verraient dotés, si j’ai bien compris, d’une puce (ou d’une application), permettant de géolocaliser les retardataires de mauvaise foi, qui se verraient refuser la restitution de leurs points !
Bas les masques. Tout était dit par cet attentat aux libertés, le flicage de soi par soi sous la houlette du Tout-État.
Le pire fut que l’assistance ne broncha pas.