Comment faire face à son identité lorsque l’on est constamment ramené à son hérédité ? Peut-on faire revivre ceux qu’on aime ? Où se situe la limite entre rêve et réalité ? Ce sont les questions que convoquent Christophe Honoré lorsqu’il fait de son actrice fétiche, Chiara Mastroianni, l’interprète assumée de son père, le latin lover Marcello Mastroianni. Avec cette ballade de cinéma transfrontalière et intergénérationnelle, le réalisateur nous livre un récit aussi vertigineux que poétique où vivants et morts cohabitent dans un même corps.
« Mes deux mains cachaient ma figure »
Ce sont les paroles de la chanson, La Ballade du Mois de Juin, enregistrée par Chiara Mastroianni et son ex-mari Benjamin Biolay lors de la sortie de leur album commun Home (2004) et reprise, dès le début du film, par les deux artistes. Chiara qui n’est encore que Chiara, fredonne voix tremblante : « À l’arrière, j’avais ma guitare mon laisser-passer et trois tonnes de bazar ; Quand j’ai heurté de plein fouet, les pleins phares, le fossé ». Ces quelques mots chuchotés sont l’expression nette et facile de ce qui se dessine à l’intérieur de notre personnage : un laisser-passer, un bazar qu’elle traine comme un poids qui la dirige vers le fossé. En fait Chiara n’est pas en balade, elle est en fuite. La pesanteur d’un héritage familial comme déclencheur de son évasion interne. « Et toi, tu es où dans tout ça ? », demande la mère. « Moi ça ne me dérange pas de disparaitre », répond la fille. Mais Chiara, après la charge de l’hérédité, ne souffrirait-t-elle pas, aussi, d’une crise de la cinquantaine ? Contrairement à la Chiara-vraie (et c’est là que se heurtent réalité et fiction), la Chiara-personnage n’a pas d’enfant et passe des castings peu concluants. C’est le parcours d’une femme qui fait le bilan de sa propre existence. La prise de conscience amère que le temps a filé et qu’il a emporté avec lui la certitude de savoir qui l’on est. Marcello Mio c’est, au fond, la mise en images du vertige de soi dans la chute. Faire naitre le fantôme de son père, c’est peut-être l’idée la plus convaincante que Chiara ait eue pour se donner un sens.
Fantômes ou Fantasmes ?
Il y a dans le cinéma de Christophe Honoré, l’omniprésence du deuil. D’abord dans Les Chansons d’Amour (2007), puis dans Les Biens Aimés (2011), et enfin dans Le Lycéen (2022), on a affaire avec des personnages qui sont en perte. Marcello Mio, c’est le deuil, oui, mais c’est aussi son fantasme. Faire croire, et notamment avec le personnage de Luchini, que tout est renouveau, réminiscence et résurrection, et y croire tellement que l’on a presque l’impression d’avoir Marcello devant nous. C’est le cinéma qui a gagné son pari initial : l’accès direct à une réalité déformée. Spectateurs, nous pouvons nous s’interroger sur notre démarche : au même titre que Luchini, ne serait-ce pas l’envie irrépressible de voir ce fantôme parti trop tôt qui nous amène à reconnaitre Marcello dans le corps de Chiara ? Parce que là où Christophe Honoré a réussi à rendre son sujet universel c’est justement par le choix d’une figure connue de tous. On a beaucoup évoqué l’entre-soi, la dynastie « Deneuve-Mastroianni », les célèbres bourgeois de Saint-Germain-des-Prés, et accusé le réalisateur de faire un film sur eux et pour eux : mais quoi de plus populaire que la figure de l’acteur italien ? Quoi de plus populaire qu’un homme qui a entretenu l’ambiguïté de son genre ? Quoi de plus populaire qu’un acteur ayant joué à la fois un séducteur évasif pour Fellini et un homme enceint pour Jacques Demy ? Il n’est alors pas question « d’entre soi » mais d’universalité du sujet retenu à l’intérieur d’un corps : le fantôme comme un fantasme jouant de l’ambiguïté entre image, projection et réalité.
Le rêve comme principe de l’existence
Marcello Mio, c’est en fait le moyen d’établir les contours de la rêverie, de dresser le portrait du rêve. Le film débute sur une séquence où Chiara est mise en scène, en fausse blonde, dans la peau du personnage d’Anita Ekeberg dans Huit et Demi. Même si à l’écran transparaissent des gros plans sur le visage de Chiara, une proximité certaine avec la fontaine de Trevi et une harmonie du cadre animé par la lenteur de la caméra, le rêve ne marche pas. Il ne marche pas car il manque de sincérité ; ce n’est pas le désir de se plonger dans un laisser-aller dilatoire mais dans une vulgaire mécanique de commercialisation. En prenant ce contrepoint dès le commencement du film, en montrant que, même au cinéma, le rêve ne fonctionne pas quand il n’est pas sincère, Christophe Honoré nous prépare à une œuvre poétique bercée par la musique brumeuse d’Etienne Daho : « je ne veux pas me réveiller, rien à faire. »